— Et alors, mon grand, bonne journée ?
Elle est toute primesautière, ma Félicie, ce soir. Peut-être à cause de cette gerbe de roses que je viens d’empletter avant de rentrer au Publicis.
Des fleurs, je lui en offre pas assez. J’y pense de loin en loin. A preuve, lorsque j’ai déboulé dans notre pavillon avec ma brassée de baccarats, elle a eu un regard vers le calendrier, vérifié si c’était son annif ou sa fiesta, ma chère vieille. Mais comme nous sommes un jour banal, mes végétaux lui causent un plaisir bien plus savoureux, puisque rien d’autre que ma tendresse ne les motive. Tu piges ?
Elle les dispose avec amour dans un vase de porcelaine peinte qui lui vient de sa mère et dont on a recollé une anse. J’étais présent lorsqu’elle l’a brisée, un soir, sur l’évier. Elle nettoyait ce vase et, elle dont les mouvements sont cependant si doux et si précis, elle a eu un geste malencontreux. Et son vase s’est trouvé défiguré. M’man a eu une expression de petite fille, comme des fois, en tant d’occasions. Des larmes lui sont montées et elle a murmuré :
« — Oh ! le vase de maman… »
J’avais de la colle extra-forte (qui colle tout même le fer) prétendait le tube. Je lui ai réparé le dégât. Maintenant faut savoir pour apercevoir l’accident. N’empêche que le pot de porcelaine est devenu une sorte de vieux mutilé qu’on garde chez nous par devoir filial.
Elles se mettent à pavaner, les fleurs, dans ce trophée de famille. Entre les doigts de ma vieille, elles prennent leurs aises, y a pas.
Bonne journée ?
Je repense à tout ça dans un éclair. « Ça » étant les événements de la journée ; si nombreux, si divers, si peu banals, si dramatiques.
— Oui, assez bonne journée, m’man. A propos, j’ai rencontré M. Félix, tu te souviens ?
— Oh, oui, ce professeur sur le bateau ?
— En personne.
— Comment va-t-il ?
— Pas très bien, je crains que sa raison ne s’égare.
Et je lui raconte son déboulé du métro, menottes aux poignets, le pauvre type. Et sa marotte de faire acte littéraire avec son sexe. Vouloir écrire la vie par le truchement de sa bite, c’est risqué. Tant de professionnels se contentent de l’écrire avec leurs pieds !
Ma Félicie s’apitoie. Elle demande ce qu’on pourrait faire pour lui. Ce qui m’amène à évoquer la dame qui proposait de lui faire perdre la mémoire. Tu parles d’une invite saugrenue ! Y a une chose que je t’ai pas précisée, mais merde, j’ai pas de comptes à te rendre après tout. Je ne suis pas aux pièces, si ? La chose, c’est que je me suis embusqué pour visionner la personne en question à son sortir. Et j’ai eu la stupéfiance de découvrir une fort jolie dadame, élégante, encore jeune, séduisante. Elle s’est carapatée fissa de chez notre obsédé, après qu’il lui eût enjoint de le pomper. C’est des choses qui créent l’agitation, soit que tu consentes, soit que tu refuses. Elle, je me dis qu’elle n’a pas poussé plus loin son offre d’oubli.
Un moment je l’ai suivie dans la rue, bien me la ficher dans le cigare, cette étrange démarcheuse. Elle a des tifs châtain-roux coupés très court, une silhouette bandante, une robe en coton léger, verte et blanche, et alors des jambes comme t’en rencontres assez peu, moi qui suis un maniaque des genoux et des mollets !
Avec l’affaire Mudas qu’a enchaîné sec dessus, je l’avais mise en réserve de mes pensées, la messagère du professeur Chultenmayer. Et le prof idem, par la même occase ! Sa combine de rayon à rendre amnésique ne me dit rien qui vaille. Faudra aviser. Mais « après ». Après quoi ?
Eh bien, une fois éclaircie cette histoire de suicide.
— Tu as mangé, mon grand ?
— Oui, oui, t’inquiète pas.
— Tu veux un petit décaféiné ?
— Volontiers, et on prendra une goutte de chartreuse, celle qui a cent ans d’âge.
Maman sourit.
— Mais c’est fête, alors !
— C’est fête chaque fois que je reviens auprès de toi, ma mère !
Son regard s’embrumasse. Elle balbutie :
— Tu es gentil.
Et puis c’est vrai que je suis gentil, mais qui m’a rendu gentil sinon elle ?
— Tu sais que Toinet t’a fait un dessin ?
Elle me montre, sur le buffet, un gribouillis de couleurs. Paraît, aux dires de ma vieille, que ça représente une maison, avec le soleil par-dessus et un arbre de chaque côté. D’après ce qu’elle a lu dans Parents, y a pas meilleure expression de la part d’un petit enfant que de dessiner une maison, avec le soleil et des arbres. Ça signifie qu’il est heureux et qu’il a besoin d’exprimer sa joie de vivre. Sans compter, si tu réfléchis, qu’est-ce qu’il existe de mieux, en dehors de l’amour, qu’une maison et le soleil ?
M’man ferme les yeux pour déguster sa chartreuse.
— C’est fort, s’excuse-t-elle.
On entend la radio de Marie-Thérèse, notre nouvelle bonne, une petite Bretonne fraîchement débarquée de Quimper qu’on a eue par la boulangère dont elle est la nièce. Marie-Thérèse est une boulotte qui boulotte davantage qu’une vache. Elle travaille comme une acharnée, suivant la promesse de sa tante, mais son défaut c’est qu’elle brise beaucoup. M’man vient d’acheter un service incassable à Euromarché, il coûte trois fois rien et on peut donc le casser sans regrets.
Son vice, pour l’instant, à Marie-Thérèse, c’est la radio. Elle a un transistor qu’elle balade de pièce et en pièce et qu’elle oublie de fermer avant de s’endormir.
— Tu devrais te coucher, Antoine, tu parais fatigué.
Les émotions, sans doute. Elles te griffent l’âme, t’écornent le cœur et tout ça est encaissé par le physique, s’y répercute durement.
L’ennui, c’est que je n’ai pas sommeil.
— Tiens, la petite Marie-Marie a téléphoné, ce soir….
— Que voulait-elle ?
— Rien, comme ça, prendre de mes nouvelles. On a bavardé au moins un quart d’heure. Il paraît que ses études marchent bien. En tout cas elle s’exprime dans un français très châtié. Elle n’a plus son côté gavroche.
— Tout le monde vieillit, dis-je pour cacher un embarras dont ma chère vieille ne se doute point.
Là-dessus, j’embrasse ma Félicie avec tout mon cœur et je grimpe dans ma chambre. L’escalier m’indique à quel point je suis alourdi par ce terrible remue-ménage de l’après-midi.
Et quelle fin de circuit, mon neveu ! La tête à Miss Juliana au ruisseau, comme celle de la première Marie-Antoinette venue ! Nature, c’est mézigue qui étais visé. Quelqu’un me filait… Depuis quand ? Depuis où ? J’avais rancard avec la Juliana au Fouquet’s. Ma tire était au parkinge George V, la sienne étant mal garée, on a opté pour sa guinde. Et c’est le ciel qui a dicté notre choix (le mien, pas le sien). Sinon c’était ma chignole qu’on aurait piégée et la tête au camarade Santonio allait se promener comme une grande le long du trottoir.
Tu parles si je la déguste, ma chambrette retrouvée.
Combien de fois déjà en ai-je poussé la porte en me disant que, sans un concours magique de circonstances, je n’aurais jamais dû la revoir.
Tu te rends compte, si je n’avais pas eu horreur tout soudain de la petite Hollanduche ? On serait retournés ensemble à sa voiture, et ensemble on aurait arrosé le pavé de Pantruche de notre beau raisin !
Et pourquoi ai-je eu horreur de cette ravissante pépée ? A cause d’un chaste baiser donné et pris à une petite fille trop vite grandie.
Ce qui revient à dire que sans Marie-Marie…
Ça bourdonne.
Pas longtemps. Et c’est elle, Miss Tresses qui décroche, vitement, comme si elle attendait mon appel.
— Tonio ?
— Il paraît que tu as appelé ici tout à l’heure ?
— Je voulais te demander pardon pour mon mouvement d’humeur. Si je me mets à faire du suif pour des plaisanteries, ça promet, non ? C’est ce que tu dois penser, hein, avoue ?
— Mais non, ma poule, la jalousie, ça fait partie de l’amour.
— Alors tu ne m’en veux pas ?
— Au contraire.
— Bien vrai ?
— Parole.
Elle ne trouve plus la force de parler, la Musaraigne. Elle est out un moment, vaincue par ce bonheur inouï qui lui choit sur l’âme.
Mais, nature d’élite comme tu la sais, elle règle ses étriers et repart au triple galop :
— Dis, Tonio, j’sus tracassée.
— A cause ?
— Mon prof, Mme Mudas…
— Je comprends ça, la pauvre femme.
— Je te parle pas de son chagrin, mais y a aut’chose.
— Quoi ?
— En fin de soirée, j’ai voulu lu filer un coup d’turlu, lu d’mander si elle avait b’soin d’moi ; ça me tracassait de l’avoir quittée brusquement, comme elle a voulu qu’on fasse. Ça a mis longtemps pour répondre, enfin, on a décroché. Une voix d’homme m’a répondu. Juste pour faire « allô ». J’ai réclamé Mme Mudas. Alors on a raccroché. J’ai cru m’être gourée d’numéro. Du coup j’ai resonné que resonneras-tu, mais ça fait le « pas libre », il y a un instant encore. Tu ne trouves pas ça anormal, toi ?
— Oh, pas particulièrement. Quelqu’un est auprès d’elle, un ami sans doute, et pour qu’on lui fiche la paix il aura neutralisé le téléphone.
Elle est mal convaincue, ma pie-borgne.
— Hmm, tu crois ?
— C’est probable. Elle ne veut parler à personne, tu l’as entendue quand elle nous a priés de la laisser.
— N’empêche, si je m’écouterais…
— Si je m’écoutais, la reprends-je.
— Oh, oui, excuse ; le beau langage pour honorer mon seigneur, pouffe la garnemente. Tu sais que tout à l’heure j’ai fait un numéro de vocabulaire choisi à ta maman ? Pas une faute d’accord, des épithètes triées sur le Larousse, de l’imparfait du subjonctif en bronze !
— Elle m’en a parlé, en effet, ça l’a beaucoup impressionnée.
Marie-Marie est aux anges.
— Tu comprends, faut que je l’habitue à c’que j’sus plus une gamine !
Puis, revenant à son professeur de deutsch :
— Si t’irais faire un tour chez Mudas, Tonio ?
— Il est plus de dix heures et demie, ma poule.
Elle rugit :
— M’appelle pas « ta poule », bon Dieu, j’t’l’ai demandé plus de cent mille fois : j’abomine !
Je chuchote :
— Marie-Marie… Tu espères vraiment qu’un jour je m’amuserai à traîner devant un maire une pétardière de ton acabit ? Hein, dis… ma poule ?
Elle se racle la gorge.
— Oui, dit-elle résolument, je l’espère vraiment.
Puis elle coupe la communication.