Alors là, j’sais pas si tu te rends compte, mais c’est le genre d’aventure qui t’ébroue le moral. Un gus te téléphone pour te demander de le regarder depuis ta fenêtre et il se praline la calbombe en pleins Champs-Zé ! Comme un donnerait une aubade à sa belle, lui, il t’offre le spectacle de sa mort, ce dingue ménestrel. Y a ben de tout, en ce bas monde, non ?
Je finis par m’arracher de la croisée, referme celle-ci pour retrouver l’air artificiel mais fraîchouillard de mon bureau. Les hommes, on est des cons, à espérer l’été et vite à s’en protéger sitôt qu’il est là, pourtant juste de passage. On rewrite le temps, comme dans la presse on rewrite les papiers, que tout s’uniformise, se calibre bien, que rien dépasse. Un jour, on comblera les mers et aplatira l’Himalaya, tellement essoufflant à escalader ! Je prévois, prédis solennellement. Quand j’annonce, ils croient que je déconne, ces nœuds. Mais tu verras, le côté Nostradamus au Santonio, comment qu’il était coulé dans l’airain à faire les alexandrins hugoliens.
Puisque l’idée m’en vient c’est que ça se produira, C.Q.F.D. ! T’as entendu Mathias, t’t’à l’heure ? Tout est possible. Ce qui est impossible, c’est l’impossible, précisément.
— Vous êtes malade, monsieur le commissaire ? s’inquiète Claudette.
Je réponds que non. Mais pourtant je gerberais volontiers. Ce qui est terrible, c’est cet homme qui est venu se placer devant mes yeux, comme Charlot devant sa caméra, et qui m’a insulté de la pire manière : en se détruisant à mes nez et barbe. Merde, j’ai pas été habitué à ça !
Quand tu te butes, tu ne fais pas ça comme on jette un mégot, d’une pichenette ! Y a un cérémonial dans le suicide, fatalement. Enfin, il me semble. Tu prends congé de toi sans te soucier des autres, du moins quand tu es sincère ; je te cause pas de ceux qui simagréent pour se glisser en douce à la une de France-Soir. Tu piges ?
L’ascenseur me dévale dans notre grand hall marmoréen que les appliques font ressembler à un nouveau Versailles revu et corrigé par la Samaritaine de luxe.
L’attroupement est énorme déjà. Des agents travaillent de la hanche et de la voix pour écarter ces beaux charognards. Me faut jouer du coude et du fion pour parvenir au first rang. Béru et Mathias sont agenouillés sur le trottoir, part et d’autre du suicidé. Mathias le palpe, Béru le fouille. Ils ont dû exciper de leur qualité flicarde car les deux agents présents les laissent agir.
— Alors ? lancé-je.
Il est couché sur le dos, et ses yeux ouverts semblent me regarder, m’implorer quelque chose par-delà la mort. Une gueule intéressante, blême avec des taches de rousseur et des yeux pâles. Ses favoris, comme on disait puis jadis, lui dégringolent jusqu’à la courbure des maxillaires et frisottent. Un joli garçon d’une trentaine d’années. Pas un âge pour se buter, t’admets ?
— Mort, me répond Mathias. C’est insensé, non ?
On entend le dreling sinistre d’une ambulance. Des poulagas brancardiers se pointent en coudaucourant, déroulent leur civière, chargent le gars Mudas et l’embarquent.
— Y a des témoins ? demande un brigadier.
Je fais un signe à Béru.
Le Gros s’écrase. Une dame se précipite. Comme quoi elle a tout vu.
Une seconde chorusse sous prétexte qu’elle a encore mieux vu !
— Si on boirait quéqu’chose ? suppose ou propositionne Béru.
Boire ?
Ah oui : boire…
Un truc des hommes, ça, la picole. Se remonter le mental, ou bien se le descendre. Mettre un peu de brume veloutée dans sa gamberge, que la vie soye moins dégueu pendant un moment, façon de reprendre haleine.
Oui, bon, on va écluser.
Le Gros sert trois whiskies tellement tassés que tu ne trouverais pas la place pour un glaçon. Avant de boire, il jette un portefeuille souple sur le canapé, près de moi. Du box, avec des coins en or.
— T’as pris ça sur le gars ?
— Bédame…
Je ne me presse pas de le manipuler. On a du temps. Et puis cet objet si personnel qui appartenait au suicidé me cause un indéfinissable malaise. Voire de l’écœurement comme s’il s’agissait d’un morceau de matière qui fut vivante. Note que le box, c’est de l’animal mort quand tu réfléchis et quand il n’est pas synthétique.
— Lorsqu’il a dégainé sa rapière, murmure le Mastar après une lampée de major des Indes, j’ai cru qu’il allait se défendre contre quéqu’un, alors j’ai maté autour de lui. Mais y avait personne qui belliqueusait, non, personne s’occupait de cézique.
Je me tourne vers le Rouquinoche. On dirait qu’il a pâli sous ses lentilles, Mathias.
— Moi, au contraire, je ne l’ai pas perdu de vue, déclare-t-il. Il a agi de propos délibéré. Je veux dire qu’une fois commencé, son geste n’a pas eu la moindre défaillance. En y songeant bien, la seule hésitation a été avant de porter la main à la poche. Et encore, ce n’était pas de l’hésitation, mais un peu comme lorsqu’on fait un effort en étant très las. C’est la première fois que je vois un homme se suicider.
On biberonne. La Claudette clapote du clavier universel. Ça la prend de temps en temps. Je la soupçonne d’écrire à sa vieille maman, notre jolie gobeuse. A la machine c’est mieux lisible. Je l’appelle « gobeuse » car elle est une reine de la pipe, la chérie. Elle pompe à longueur de journée tout ce qui passe à portée de ses labiales. Une vraie marotte. Elle est maquée avec un petit julot exténué dont les cernes sous les yeux sont soulignés trois fois au crayon noir. Quand ils rentrent de vacances, cézigue, il est obligé de se gaver de vitamines pour récupérer : été et fumée ! La Claudette, elle ne lui laisse dégager son mandrin de sa bouche que lorsqu’il a besoin de licebroquer.
Bon, mais ça, ça nous éloigne du suicidé.
— Quel besoin a-t-il eu qu’tu le mates en train de s’épouss’ter les méninges ? rêvasse le Gros.
Il vient de mettre le mystère en évidence, Bibendum. En effet, là est la question, comme aurait dit Shakespeare s’il avait parlé français au lieu de son charabia à la con !
Comment se fait-il qu’un homme, si avide de sa mort qu’il n’hésite pas à se tuer en pleins Champs-Élysées, ait tenu à ce qu’un policier (plus ou moins privé) assiste à son trépas ? Pour quelle raison ? Dans quel but ? Pour prouver quoi ? Servir quelle cause posthume ?
Je me décide enfin à ouvrir le portefeuille. Son contenu est on ne peut plus classique : une carte d’identité au nom d’Aldebert Mudas, né à Angers le 5 juillet 1934, chef des ventes d’un grand garage boulevard Gouvion-Saint-Cyr et demeurant sur ce même boulevard, au 633. Une carte de l’American Express atteste qu’il possède une certaine surface. Son permis de conduire lui a été délivré à Paris, en 1955. Il avait sur lui la somme de deux mille deux cent quatre-vingts francs. Le portefeuille recèle en outre la photographie en couleurs d’une très jolie jeune femme blonde habillée d’un short blanc et d’un chemisier noué à la taille. Elle me sourit comme sur une réclame de dentifrice.
— Appelle Claudette, Gros.
Dans la pièce voisine, la machine cesse de créer une ambiance affairée. La pompeuse d’élite paraît en pendulant du prose.
— Dites voir, mon chou, à quelle heure ce Mudas a-t-il appelé, la première fois ?
— A peu près 14 heures 30.
Je file un coup de périscope à ma tocante, elle indique 17 plombes et des. Ainsi, l’homme aura retardé son geste fatal de près de trois heures pour m’attendre !
— Il a appelé combien de fois au total ?
Elle compte mentalement.
— Quatre fois. Je lui avais dit que vous deviez venir à l’agence, mais sans préciser l’heure puisque je l’ignorais.
— Quelles furent ses paroles exactes ?
— Au premier appel, il a réclamé après vous. J’ai répondu que vous n’étiez pas encore là et je lui ai demandé son nom. Il me l’a donné sans hésitation. Puis il a précisé que ce qu’il avait à vous dire était grave et urgent. Je lui ai demandé s’il avait un numéro où vous pouviez le rappeler, il m’a répondu que non, qu’il se déplaçait dans Paris et ne pouvait donc être joint, mais que lui rappellerait, ce qu’il a fait moins d’une heure plus tard. Au deuxième appel, il s’est simplement nommé. Et quand il a su que vous n’étiez pas encore de retour, a raccroché. Et la chose s’est renouvelée une demi-heure après. Là, il a eu une sorte de gémissement. Puis il a soupiré : « Oh, mon Dieu. Enfin tant pis, j’attendrai ! » A sa quatrième tentative il vous a eu…
— Un fou ? je demande à Mathias.
Mais il fait la moue.
— Je ne crois pas.
— A cause ?
— Comme ça… Une impression. On ne peut pas se défendre contre les impressions, monsieur le commissaire.
Bérurier cramponne la boutanche de scotch.
— Allez : un’ p’tite rincelette avant qu’on ira, décide l’aimable personnage.
— Qu’on aille où ? je demande.
Il hausse les épaules :
— Ben, chez lui, c’te connerie. T’oserais prétend’ qu’ ça t’ démange pas ?
Le quartier Gouvion-Saint-Cyr m’a toujours fait songer à l’Amérique des années 30. Ça doit venir des garages qui s’y trouvent rassemblés. L’endroit est plein d’entrepôts métalliques, il sent l’essence, l’huile, le pneumatique. De moins en moins, pourtant, à cause des messieurs promoteurs qui gomment ce folklore à renfort de bétonnières.
— J’monte t’avec toi ? demande mollement Sa Majesté, au pied du 633.
Sa question me surprend, vu qu’ordinairement, il a tendance à ne pas me demander mon avis, le Gros. Il s’impose, comme le font les gens volumineux. Chez lui, tous les complexes d’un homme tiennent dans un seul : il n’a pas de complexes !
— Ça ne te dit rien ?
— J’ai peur.
— Toi ?
— Peur qu’aye de la famille pas encore prévenue de la mort du gars, je me gêne d’eux.
Tant de pudeur achève de m’impressionner. D’ordinaire, pour annoncer les malheurs, son style ce serait : « Vous êtes bien madame veuve Untel ? »
Il me sourit torve, comme un qui t’a refilé un chèque en bois la semaine d’avant et qui espère que son chèque ne t’est pas encore revenu.
— J’ai pas le cœur à carboniser le moral d’mes contemporaines, il dit, Béru.
— Très bien, j’irai seul.
Si j’en crois le carton collé contre la loge de la concierge — et pourquoi douterais-je de lui ? — Mudas habite (ou plutôt habitait) au premier. A mesure que je gravis les marches, une navrance me saisit au creux des tripes, là que siège le cœur, en réalité. A quelques mètres de moi, quelqu’un vit du quotidien. Je vais bredouiller quelques mots à ce quelqu’un et son existence, instantanément, s’en trouvera modifiée. Pour ce quelqu’un, le monde cessera de ressembler à ce qu’il est présentement. Tout ce qu’on a à subir, les hommes, et qu’on subit, et qu’on surmonte, tu trouves pas que ça finit par faire beaucoup ? Et qu’après on continue, le plus fort de caoua, vaille que vaille, de se courir après sans jamais se rattraper, merde ! Faut de la santé. Et la santé tient le choc ! C’est quand tout va très bien qu’elle flanche, pour que ça aille mal.
L’immeuble est de standinge moyen. Cadre plus ou moins supérieur. Une moquette galeuse sur les marches de bois jusqu’au second. Ensuite ça se médiocrise à mesure qu’on ascensionne. Mais moi, je stoppe dans le heurf-heurf du clapier. Le premier, c’est l’élite. Deux lourdes seulement. Une à gauche, l’autre, tu l’as déjà subodoré car tu es très intelligent dans ton genre : à droite. Les paillassons sont à initiales des locataires, ce qui fait toujours de l’effet sur les facteurs et les placiers en aspirateurs. A.M. ! Aldebert Mudas. Allez, Sana, du cran, mon chéri. C’est un sale moment à faire passer. Plonge.
Dring !
Au bout de très vite, je perçois une voix de femme qui crie à la cantonade :
— Cela ne vous ennuierait pas d’aller ouvrir, petite ?
On vient.
On ouvre.
Et je me trouve face à face avec Marie-Marie.
Alors là, bon, je veux bien : le hasard est un grand maître, toujours l’inattendu arrive, il ne faut s’étonner de rien, etc. Je pourrais t’en débiter des tinées de ce style, mais ça ne changerait rien à mon abasourdissance. Tu la comprends, j’espère ? Dis-moi que tu la comprends, ça me ferait du bien. Enfin quoi : un gars me téléphone pour que je le regarde se tuer, je viens chez lui pour prévenir, et puis c’est la jolie Musaraigne qui m’ouvre sa lourde. Note que sa stupeur unissonne avec the mine, à la pie-borgne. Et puis l’inquiétude prend le pas sur la stupeur.
— Tonio, elle balbutie, y n’serait pas arrivé quéqu’chose à tonton ?
— Pas du tout ; mais qu’est-ce que tu fiches ici ?
Cette fois, la stupeur recouvre son soulagement.
— Comment, ce que j’fiche ici, c’est pas ma pomme qu’tu viens voir ?
— Absolument pas.
— Qui donc, alors ?
— A vrai dire, je n’en sais trop rien.
Elle lève la main et pose ses jolis doigts fuselés sur mon front de penseur, pensif :
— T’es sûr qu’ça va, la tête, toi ?
Sur ces entrechoses, une porte s’ouvre dans le vestibule servant de décor à Marie-Marie et une dame en tailleur de cheftaine, porteuse d’une forte sacoche de cuir noir, à soufflets (j’ai le souci du détail comme tous les grands romanciers, car enfin, j’en sais au moins mille qui ne se seraient pas donné la peine d’ajouter « à soufflet ») paraît, l’air aussi engageant qu’un adjudant de gendarmerie dont on a chouravé le bénouze pendant qu’il calçait une fermière dans une meule de paille. Je m’esquive, histoire de la laisser disparaître et elle profite de la brèche pour s’emporter ailleurs. Une deuxième personne surgit à son tour, qui maintient dans la pliure de son coude gauche un tampon d’ouate piqueté de sang. Il s’agit de la dame dont Mudas conservait la photo sur son cœur. Cette scène m’induit à penser qu’à mon coup de sonnette, une infirmière lui pratiquait une intraveineuse (voire une prise de sang).
— Qu’est-ce que c’est ? demande cette jolie avec un sourire qui fait de la corde lisse depuis la lucarne de ton âme pour descendre jusqu’à ton slip dans lequel il se met à bivouaquer.
— Un ami à moi, madame, répond le moustique.
La dame désourit vitement.
— Écoutez, ma petite, mon appartement n’est pas un lieu de rendez-vous et, d’ailleurs, votre cours ne s’achèvera que d’ici vingt minutes.
Bon, alors le sale moment de parler est venu pour moi. Je pige que cette dame est professeur de quelque chose et qu’elle donne des cours particuliers de ce quelque chose à l’adorable nièce de Mister Béru.
— Vous êtes Mme Mudas ?
— Oui.
— C’est vous que je viens voir, madame. Et cette rencontre avec Marie-Marie Bérurier est purement fortuite.
Là-dessus, je finis d’entrer, comme on dit puis dans notre pays natal de famille.
Referme la porte.
Marie-Marie est toute grave, frémissante. On dirait qu’elle me connaît bien et sait interpréter mes inflexions, expressions et autres mimiques.
— Qui êtes-vous ? demande Mme Mudas.
La grabotte me devance :
— C’est le commissaire San-Antonio, madame. Vous savez, j’en parlais l’aut’ jour à vot’ mari.
Elle est radieuse de moi, Marie-Mon-Cœur.
Et si jolie, la vache. Ce qu’une fille peut te réserver comme étonnements au plan chrysalide et minute papillon. Tu la vois pas de quelques semaines et poum c’est tout juste si tu peux la reconnaître.
« J’en parlais l’aut’jour à vot’ mari. » Bon, un petit coinceteau du voile se soulève déjà. C’est par Miss Tresses (note qu’elle les a coupées) que Mudas a eu mes coordonnées. Et à cause d’elle sans doute que l’idée lui est venue de me choisir pour témoin de son suicide.
On traverse le vestibule, en même temps qu’une période de mutisme, ce qui n’est pas incompatible. Du moment que t’as des gonziers qui peuvent parcourir une avenue en jouant d’un instrument, y a pas de raison que tu ne puisses pas arpenter un vestibule sans parler. J’ai pas raison ?
Le salon-salle-à-manger d’un modernisme à prix fixe, style formes nouvelles, en vente dans tous les bons Lévitan-Barbès-Mobilier-de-France. Il ne manque même pas le lampadaire japonouille, façon lampion blanc à tige orientable (et extrême-orientale).
Elle me prie de m’asseoir sur un siège plus moderne que le reste et à peine moins confortable qu’une borne kilométrique.
— On vient de vous faire une piqûre ? commencé-je gauchement.
Mme Mudas a un hochement de tête désinvolte.
— Rien de grave.
Marie-Marie me couve d’un regard conquérant de propriétaire faisant visiter son domaine.
— Vous êtes professeur de…
— D’allemand.
— Je suis dans sa classe, m’explique Marie-Marie, mais moi, le chleuh, j’ai du mal.
— C’est pourtant une fort belle langue, assure son professeur.
— Pour commander de fout’ le feu à Oradour ou pour chanter Wagner, j’dis pas, madame, mais j’sais que j’voudrais pas qu’on cause d’amour en allemand.
Cette affirmation paraît contrister Mme Mudas. Et alors je me dis que sa blondeur, son regard clair, ses lèvres pulpeuses ne sont sûrement pas sortis des burnes d’un Katangais.
— Marie-Marie, fais-je, l’idée ne t’est jamais venue que ton professeur était peut-être d’origine allemande ?
La môme tressaille :
— Mince, non ? C’est vrai, m’dame Mudas, que v’seriez boche de naissance ?
L’interpellée a une petite moue charmante :
— Oui, plus ou moins.
— Oh, alors, éplore la fillasse, j’vous demande pardon. V’savez, j’disais à la légère, pour m’rendre intéressante…
Mme Mudas lance un geste de semeuse désinvolte :
— Tout le monde a son petit coin de racisme qu’il cultive. Puis-je savoir l’objet de votre visite, monsieur le commissaire ?
— Je… Eh bien…
Je suis provisoirement sauvaga par la sonnerie du bigophone.
— Vous voudrez bien m’excuser…
Elle se lève, va décrocher dans la pièce voisine.
Marie-Marie me flambe de ses yeux adorables, tendres et impertinents.
— J’sus vachement contente de t’voir, t’sais.
— Moi aussi, mais j’eusse préféré que ce fût en d’autres circonstances…
— A cause ?
Un grand cri désespéré part de la pièce voisine. Et voilà, ça y est : j’suis délivré d’une abominable corvée car on vient d’informer Mme Mudas qu’elle est veuve. Ce cri-plainte, ce cri de refus, tu penses… éloquent ! C’est à ces choses que je me dis qu’on est des espèces d’instruments, les hommes. On crie, on geint, on râle dans les moments aigus : quand on naît, quand on meurt, qu’on baise, qu’on a mal, qu’on est cocu, content, qu’on aperçoit la Sainte Vierge : un cri. La corde est pincée, vibre, vibre.
— Viens, dis-je à la Goupille, elle a sûrement besoin d’aide.
Debout devant un bureau dizaïïgne, elle a tout juste la force de garder le combiné contre sa joue. On sent qu’il devient lourd comme un haltère. Elle est d’une drôle de pâleur. Jaune, tu vois ? Et puis, ses beaux yeux clairs, tu croirais qu’on vient de l’affubler de verres de contact dépolis. Ils ne veulent plus rien dire.
Elle écoute des trucs qu’un fonctionnaire made in les Pyrénées-Orientables doit lui débiter avec un accent rocailleux. Mais les écoute-t-elle encore ?
Je m’approche d’elle. La délivre du combiné. Raccroche…
Et elle reste droite, tel un cierge. Avec cette couleur de suif qu’ont les cierges.
Je l’appelle doucement :
— Madame Mudas…
— C’était cela que vous veniez m’apprendre, n’est-ce pas ?
— Eh bien, oui…
Le plus étrange, c’est que Marie-Marie, toujours curieuse de tout, pis que mille belettes, ne pose pas de question. Elle assiste muettement au malheur de son professeur. Devine-t-elle ? Oui, sans doute.
— Que vous a-t-on dit ? je demande à mon hôtesse.
— Qu’il vient de se suicider sur la voie publique.
— On vous a précisé de quelle façon ?
— Revolver…
— Vous lui en connaissiez un ?
— Non.
— Son comportement de ces derniers temps laissait-il prévoir un acte de ce genre ?
Elle ne me répond pas. La voilà qui se traîne jusqu’à un canapé et qui s’y love. Des frissons la secouent. Elle cherche instinctivement autour d’elle. Moi, galant comme tu me sais, et comment que je lui mets ma veste sur les épaules ! Merde, si on n’assistait pas entre vivants, dis, hein ?
Je crois qu’elle n’a pas entendu ma question. Mais la voici qui y répond :
— Depuis une semaine il avait totalement changé.
— C’est-à-dire ?
Elle claque des chailles, la pauvrette.
— Je vais vous chercher une couverture, murmure Marie-Marie en s’éclipsant.
— En quoi avait-il changé, madame Mudas ? insisté-je.
— Il était prostré, ne parlait plus, semblait absent. Je redoutais en effet le pire. Enfin, je n’y croyais pas à vrai dire, sinon.
Sinon quoi ? On n’empêche pas de mourir un être qui l’a décidé. On ne peut, à la rigueur, que perturber son acte.
— Vous avez une idée quant à l’objet de cette dépression ?
— Non. Tout de suite j’ai pensé qu’il avait des ennuis de travail. Je me suis arrangé pour voir, pas plus tard qu’hier, le P.-D.G. des Garages Paris-Auto où il travaille. Ce monsieur m’a déclaré être enchanté des résultats d’Aldebert. Il a seulement admis qu’il paraissait « mal dans sa peau » depuis plusieurs jours.
Tellement mal dans sa peau qu’il en est sorti !
— Alors ?
— Mon Dieu, soupire-t-elle, je dois bien me résoudre à croire qu’il avait une peine de cœur.
— Extérieure à son foyer ?
Elle lève sur moi un regard qui s’est quelque peu clarifié.
— J’adore mon mari, monsieur le commissaire.
Marie-Marie revient, portant une couverture. Elle ôte ma veste des épaules de la « Veuve » et me la tend avant de la remplacer par la couvrante, et à cet instant seulement, je me dis qu’elle est allée chercher cette couverture plus par jalousie que par compassion : pour que mon veston ne s’attarde pas plus longtemps sur les formes pulpeuses de son prof. Elle est commak, Miss Teigne !
— Vous aviez des soupçons à propos de la fidélité de votre époux ?
— Pas avant ces jours-ci. C’était un mari prévenant, il me comblait de cadeaux et m’accordait tout son temps de liberté.
— Depuis une semaine il espaçait son séjour ici ?
— Pas du tout, je dirais même au contraire. Il paraissait chercher refuge à la maison.
— Un danger le menaçait ?
— Je ne sais pas. A vrai dire… non, je ne le pense pas. Du moins pas un danger tel que vous l’entendez. Personne ne semblait le tourmenter, je m’en serais bien rendu compte, et même, il m’en aurait parlé : on se disait tout.
Mon regard doit exprimer ce que je pense car elle s’empresse d’ajouter :
— Il me disait tout, sauf ce qui le hantait ces derniers temps.
Elle a l’air d’une naufragée, ainsi roulée dans cette carouble écossaise.
Tout à l’heure elle était pleine de vie et de grâce, belle, saine, décidée. Et la voilà cassée. Y a pas d’autres épithètes : cassée. Cassée comme une poupée est cassée, comme une ambiance est cassée : au propre et au figuré. Au propre et au défiguré !
— Souhaitez-vous que nous appelions quelqu’un de votre famille, madame ?
— Je ne possède pour toute famille qu’un père qui me déteste, ma mère est morte.
— Vous n’avez pas d’enfant ?
— Non. Et je n’en aurai jamais…
Là, elle éclate en sanglots.
Je me retiens de lui dire que du temps va passer et qu’à nouveau elle prendra des chibroques par le manche avant de se les engouffrer là qu’elle préfère. La vie, qu’est-ce que tu peux contre ? Une forêt de pafs. Quand le tien qui t’est exclusif est tombé, tu finis par grimper après un autre. Normal, non ?
Personnellement, je la laisserais volontiers lisser ses plumes sur mon perchoir, cette exquise perruche.
— Soyez gentils, tous les deux, murmure-t-elle, laissez-moi.
— Écoutez, madame, il serait préférable que vous ne demeuriez pas seule…
Elle répète, quasi furieuse :
— Allez-vous-en !
La peine, ça rend méchant, souvent, j’ai remarqué.
Et solitaire, donc !
Elle a besoin d’être seule, Mme Mudas. Ultra seule. Même elle se sent de trop. Elle guigne le néant. Faut tenir. User des minutes, et puis des jours avant de devenir une rescapée d’elle-même.
Son destin ne nous appartient plus. On n’a pas le droit de mettre le pied dedans. Qu’il s’accomplisse selon la ligne de pente…