UNE CERTAINE FAÇON DE FAIRE LA BOMBE

A la fin, c’est ras-le-bol, les frangines. Du moins celles que je m’allonge. Elles sont généralement de deux sortes : il y a les dames mariées polissonnes qui doublent leur gagneur pour se donner des raisons de le supporter, et puis les bioutifoules nanas, style « Elles » de Lui, faites pour sortir et pour rentrer, et encore plus pour sortir que pour rentrer, délicates, pasteurisées, la chattoune bien peignée et d’une propreté quasiment asexuelle. Elles sont en couleur mais leur personnalité est fadasse : elles sont éclatantes comme des fleurs tropicales mais ne sentent rien ; elles sont follement appétissantes, mais elles n’ont aucun goût ; elles sont lascives mais, la plupart du temps, elles baisent comme des chaisières. Chaque fois, je me laisse prendre à leur miroitement, telle une alouette qui serait pigeon. Au bout d’un moment, tiens, généralement pendant qu’on fait le menu au restau, je commence à les déplorer en secret. Mon âme se met à bâiller plus grand que leur frifri. Notre soirée clochepatte, malgré la perspective de la belle embroque finale. La chiasserie, c’est cette converse creuse, ces riens à débiter, cette tapisserie morne que les minutes tissent et dont j’ai vite honte. Je m’insulte la bouche pleine, en clapant le ris de veau Clamart, je me dis : « Perdre ainsi ton temps avec une hyper-conne, juste pour un coup de bibite en fin de parcours, merde, t’as pas honte, espèce de pauvre zozo ! ». Et bien d’autres trucs mille fois plus pires, parole ! Que, tiens, ma Félicie par exemple… La laisser mijoter dans notre pavillon de meulière à écouter le tic-tac de l’horloge… Pendant que Duglandin fait son numéro de Forticheman à une donzelle blasée.

C’est triste, la vie, quand on n’y met pas du sien, qu’on se laisse emporter par les facilités. C’est ce que je me récite présentement, tandis que le sommelier me fait goûter le chablis, dans ce distingué établissement feutré plein d’acajou et de pomponnades. Je louche sur la môme Juliana, si blonde, si turpide, peinte comme une tasse japonaise. Bon, après la briffe, un coup de danse quelque part, et puis la grimpette. Chez elle, sûrement, le bath studio à Passy. Elle va mettre des heures à se fourbir la chaglounette, Juliana ; ces gonzesses, quand elles pénètrent dans leur salle de bains pour les préparatifs du soir, tu ne peux pas prévoir à quelle heure elles en sortiront. C’est pire que le coucher du Roi-Soleil. Loulou, au moins, il s’ablutionnait pas la zézette pendant des plombes. Un coup de tisonnier dans la perruque pour s’évacuer la pouillance, puis la gentille licebroque dans le pot de chambre en or massif que lui brandissait un super-duc, et poum ! : à la dorme ! Tandis que ces morues de luxe, avec toutes leurs crèmes, onguents, lotions et spray dont elles se lotionnent, oignent, malaxent la viandasse, tous ces machins fluides ou gluants, en ampoules, en pots, en pulvérisateurs, c’est damnant d’attendre qu’elles eussent fini d’en user et abuser, les gueuses-garces ! De quoi se pogner d’impatience ! S’endormir, tiens, si je te disais. M’est déjà arrivé de me filer dans les bras de Morphée en attendant les leurs. Et qu’après, elles te viennent protester contre, te traiter de butor, de mal triquant, nom de foutre ! Vachasses éhonteuses, salopes sans salinguerie, la pire espèce ! Tu les fourres pour établir une royale performance ! Te livres à une toute grande prestation, pas qu’ensuite elles aillent faire galoper des mauvais bruits sur tes capacités queutardes. Ça se détricote si vite, une réputation. Les nouvelles, de bouches à braguettes, vont à pas de géant. On te transmute en bande-mou pour un oui et surtout pour un non. Et après que t’es réputé fané du kangourou, monte en ligne, mon lapin ! monte-z’y, pour voir ! File à la ramasse de miches ! Tiens, fume ! Elles ont tellement la hantise de se désliper pour rien, les nénettes. De s’aérer le dargeot en pure perte qu’elles t’attendent inlassablement au virage. Perds jamais le contrôle de ton bolide, fiston. La moindre embardée et on t’accusera de déliquescer. Ta renommée, on l’assoira sur une fourmilière, parole !

Juliana, comme son préblaze l’indique, est hollandaise. Elle porte le glorieux nom de sa reine, l’épouse au prince du sang et du dix-pour-cent. Mais elle, elle ne pèse pas une tonne et fait pas de vélo. Mannequin. Tu sais ? la pose sophistiquée pour les hardes Untel ? Tortillage du prose, cambrement des nicheloques, air d’en avoir deux (et les ayant au train, la plupart des nuits). Bien foutue, ça, on ne peut pas y enlever, Juliana. La maison d’Orange, côté des volumes y s’y connaissent. Z’ont l’habitude des digues, de celles du cul et des autres. La maison d’Orages, plutôt, ma gosseline, tant tellement sa beauté la rend pétardière, lui confère des droits d’emmerdeuse qu’elle exploite à bloc.

Ma pomme, je me maugrée après de plus en plus fort si bien que j’en marmonne comme un vieux cureton son bréviaire lorsqu’il voyage en chemin de fer. Je cherche une combine pour la larguer. Un remplaçant, me faudrait, comme en députation. Un gonzier disponible qui me la reprendrait au pied levé, la Juliana. Je lui filerais volontiers la carte grise de cette brouette, merde ! Et, en supplément, je douillerais le bouffement de luxe. Bien sûr, la greluse s’est commandé ce qu’il y a de plus chérot sur la grande brème parcheminée et elle y touchera seulement pas, juste pour me faire chier. Le gaspillage, ces filles, ça fait partie de leur standinge.

— Vous n’êtes pas très folichon, que me gazouille la Batave avec un accent à base de féculents brûlants.

— T’inquiète pas, Poupette, je lui riposte. Je ne suis pas folichon, mais j’ai un braque de grand veneur !

Elle paraît plus indignée par mon parler que par les pots-de-vin du prince Bernhard.

— Mais c’est dégueulasse, ce que vous dites là !

— A table, ça indigne, mais au plumard ça ravit.

Elle joue les petites pincées, se rabougrise dans un mutisme flétrisseur, le côté : « Mais z’ouavè-je la tête pour accepter votre invitâtion !

Moi, ça me détend, sa tension. Je m’en délecte. J’y étends mes rancœurs mouillées comme sur un fil d’étendage. Alors je me pique au jeu. Tu me verrais en gros goujat, moi qui ne t’ai pas habitué à ça ! Je mange mes asperges les coudes écartés, en faisant un bruit de pompe désamorcée. Elle se crispe de plus en plus, Juliana. Ne becte pas, mais ça c’était prévu au programme, et son figne doit être tout pincé, tout fermé, comme un porte-monnaie d’Ecossais. Alors, mézigue, tu sais pas ? Faut-il que je sois lancé dans la diablerie tout de même ! Quand j’ai clapé mes asperges sauce hollandaise, je biche l’assiette de foie gras à Juju, mets mon assiette vide à la place, devant son bustier, et briffe le foie frais en l’étalant au moyen de mon couteau.

C’en est trop.

— Je n’avais pas remarqué à première vue que vous étiez aussi mal élevé, me récite-t-elle comme tu cites une phrase de Prouproust dans une croque chez la baronne.

— Comment ça, mal élevé ? Faut rien laisser perdre, môme, pendant qu’y a des p’tits Indiens qui sucent les clous de leur dodo.

Et je me mouche bruyamment dans la nappe.

Béru battu ! Je parviens même à imiter un bruit de rot qui fait sursauter la salle. La gonzesse ramasse son sac et galope vers la sortie, la tête entre les épaules.

Comme quoi, quand tu veux vraiment quelque chose, tu peux l’obtenir rapidos. Moi, je voulais l’absence de Juliana, et v’là qu’elle me la flanque à travers la figure. Ah ! bénédiction du ciel. Enfin seul avec mes pensées, mes préoccupations… Je vais pouvoir gamberger à Mudas, repenser à ce baiser cueilli sur la bouche fermée de Marie-Marie. A son prof d’allemand, cette femme blonde belle et forte qui semblait heureuse avant que ne retentisse la sonnerie de son téléphone.

— Mademoiselle est partie ? me chuchote le maître d’hôtel.

— Oui, mon cher ami : elle m’a fait ce cadeau inappréciable. Il faut dire que j’y ai mis du mien. Grâce à elle, je vais avoir une soirée de totale liberté.

— Ça n’a pas de prix, m’affirme le pingouin avec un sourire triste.

Peut-être, qui sait ? se laisserait-il aller à des confidences, tout le monde ayant une vie plus ou moins branlante à raconter ; mais un incident extérieur se produit, à savoir une très forte déflagration. Une fenêtre du restaurant vole en éclats. Des dîneurs se jettent au sol. Des cris retentissent dans la rue. Le personnel de l’établissement court aux nouvelles. Moi, nanti de ce self-control qui n’est pas la moindre de mes qualités, je reste à table, impec, élégant, souverain, comme si je ne m’étais aperçu de rien. Mieux : je déguste mon chablis à petites gorgées connaisseuses. Alors qu’un brouhaha grandit au-dehors et que les convives d’ici s’agitent comme de l’Alka-Seltzer dans un demi-verre d’eau fraîche.

Doit y avoir un certain grabuge à l’extérieur, car le grondement se ponctue de sirènes de police, puis d’ambulance.

Le maître d’hôtel reparaît. Il est pâle et titubant comme le type qui vient de gagner Strasbourg-Paris à la marche.

Il avance dans ma direction en plaçant chacun de ses pieds devant l’autre, tel un funambule qui ne disposerait que d’un fil à voie étroite.

Le chef loufiat se permet une chose rarissime dans l’hostellerie de prestige : il s’assied à côté de moi, sur la banquette.

— Oh, monsieur, monsieur, monsieur, dit-il au petit trot anglais.

— Vous m’avez l’air bien bouleversé, l’encouragé-je.

— Il y a de quoi. Si vous saviez, quelle horreur !

— Mais encore ?

— La jeune femme qui était avec vous…

— Blessée ?

— Peut-on parler de blessure lorsqu’une tête s’est séparée de son tronc ?

Il a l’amabilité de repousser ma table loin de lui et se met à dégueuler sur la magnifique moquette heureusement lie-de-vin.

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