NOS CHERS DISPARUS

— M. Sterny, s’il vous plaît.

La personne à laquelle je m’adresse, après avoir eu beaucoup de mal à retrouver le palace préconisé par notre jeune chauffeur de taxi du matin, est une grosse vieille dame noire, vêtue de couleurs éclatantes. Elle lave des linges au violet somptueux dans une bassine mousseuse. Elle fume une petite pipe à canon scié, qui sent l’automne de nos bocages, lorsqu’on y brûle les ronciers. Mais l’odeur du tabac couvre mal la sienne propre (si j’ose de la sorte exprimer) et, tout en m’adressant à elle, je rajuste la distance qui doit nous séparer afin que mon sens olfactif et nos relations s’harmonisent. Un pas en arrière rétablit la situation.

La chère dame redresse cinquante kilogrammes de nichons désormais improductifs, me sourit, sans me donner la moindre envie de m’enquérir de la marque de son dentifrice, et pousse un rot d’une telle violence que si ta fille faisait ça, tu la foutrais en pension chez les religieuses ou l’obligerais à lire les bouquins de Paul Guth[7].

— Qu’est-ce tu dis ? elle me fait.

Sa langue, d’un très joli rose, sort de sa cavité buccale quand elle cause, laissant chaque fois à ses commissures une espèce de limon blanc.

— Je veux voir M. Sterny, Maman, je répète, me croyant à tourner un rimèque de La Case Trésor de l’Oncle Tom de Savoie.

— Et qui c’est, ça, Sterny ? dit la vieille femme dont la denture ressemble, quand elle se tait, à deux limaces accouplées.

— Un gros monsieur, avec des lunettes dorées et des cheveux blonds. Il porte quand il pleut un imperméable vert.

L’hôtesse essuie ses mains trempées après ses cotillons.

— Oh, oui, je sais. Mais je savais pas son nom. C’est le monsieur qui vient voir M. Benjamin ?

— Sûrement.

— Alors je savais pas son nom. Il est très gentil. Il me laisse chaque fois un petit billet sur ma caisse pour le dérangement, qu’il dit, mais il me dérange pas.

Ce détail achève de me confirmer qu’il s’agit bien de l’homme raconté par Boujus.

— Est-il ici, Maman ?

— Je sais pas. Moi je sais rien. Je lave. Attends…

Elle va regarder une table bancale chargée d’ustensiles divers et de quelques paperasses graisseuses.

— Oh oui, il est sûrement encore là, puisqu’il a pas mis un petit billet en partant et qu’il est venu ce matin.

— Elle est où, la chambre de M. Benjamin, Maman ?

— Derrière la cuisine. La deuxième porte, le 8 !

— Et que fait M. Benjamin, Maman ?

— Lui ? Rien.

— Il y a combien de jours qu’il est descendu dans votre hôtel ?

— Six ans.

— Et il n’a pas d’occupations ?

— Je sais pas. Il va, il vient, il rentre, il sort, tu vois ?

— C’est un Blanc ou un Noir ?

— Un Noir.

— Il vit seul, ici ?

— Oui, juste il rentre avec une boutique-son-cul, le soir. Mais il lui fout des gnons, alors la counasse fout le camp en courant, à poil souvent, on se marre.

Fort de cette description du sieur Benjamin et de ses mœurs, je mets le cap sur ses appartements après avoir enjoint à Marie-Marie de m’attendre dehors.

Pinuche est resté à son hôtel, à espérer des nouvelles des ravisseurs en éclusant du Ricard sec, selon l’usage établi par son taulier (dont le foie fut la plus belle conquête de Ricard !).


Je ne sais pas si tu es de mon avis, mais il n’est pas de vraie surprise, dès lors que celle-ci veut se faire précéder de préséances. Ainsi, la porte 8 ne comportant pas de serrure, je décide d’entrer sans frapper ni crier gare. A quoi bon créer un éventuel climat de qui-vive ?

Je me présente donc chez le dénommé Benjamin comme dans des chiottes non occupées.

La pièce est une sorte de cellule malodorante, chichement meublée d’une presque paillasse, de deux chaises et d’un portemanteau supportant des cintres à habits en fil de fer. Ces cintres s’enorgueillissent de baths costars crèmes, blancs à rayures noires, et bleus à rayures rouges, tu vois ?

Dans une caisse posée verticalement et munie de rayonnages, tu découvres d’époustouflantes chemises dont la plus sobre est décorée de la tour Eiffel sur toute sa superficie.

Personne ne bondit en me voyant entrer, vu que M. Benjamin est rigoureusement absent, et M. Sterny, quant à lui, extrêmement mort d’une ceinture en peau de chameau trop fortement nouée à son cou. Ses lunettes ont chu pendant qu’on le strangulait et il a des coquards, cré vingt gu, comme des poings de boxeur. A part cela, ses lèvres sont plus violacées que les linges fourbis par Maman Bouffarde.

Après m’être incliné, comme il se doit, devant la dépouille mortelle du personnage, je fouille ses fringues. Mais on l’a détroussé avant ma venue, et je ne découvre sur lui qu’un cure-dents ayant déjà curé ainsi qu’une pièce de monnaie dont la faiblesse n’excite pas la cupidité.

L’état de la chambre me conduit à croire que le ménage n’y a été fait que le jour où l’on a inauguré ce palais. Donc, si je veux gagner du temps, il convient de loger le cadavre sous la paillasse, puis, en partant, de déposer un bifton sur le comptoir de la vieille édentée afin de lui donner à croire que Sterny a mis les adjas. Pas besoin de se flanquer la volaille à dos dans l’immédiat, avec déjà tout ce rodéo, non ? Ce qui ne manquera pas de se produire lorsque, ayant découvert le meurtre, la dame parlera de notre visite à messieurs les perdreaux.

* * *

— Vous devriez vous forcer, m’sieur Pinaud, conseille Marie-Marie.

Le Débris branlotte sa moustache calamiteuse au-dessus de son émincé de veau.

— Je n’ai pas le cœur à manger.

— Tâchez d’avoir au moins l’estomac, encourage ma petite camarade.

Elle coule sa main sur mon bras.

— On se croirait à un retour d’enterrement, assure-t-elle. Je voyais pas ainsi la conduite d’une enquête…

Je lui souris et dis, en me tapotant le bulbe :

— Il y a des moments où le boulot s’opère ici.

— La moulinette farceuse ?

— Oui.

Puis j’ajoute, frappé par l’évidence de ma pensée :

— Il est important que tu sois là, ma poule.

— C’est vrai, ça te fait plaisir ?

— Naturellement, et il y a aussi le fait que tu as eu le privilège de connaître une partie des protagonistes de cette bizarroïde affaire.

La v’là qui renfrogne vilain, la poivrette. Son regard, tu dirais deux fléchettes.

— Ah bon, c’est surtout ça qui t’intéresse !

— T’as fini les rouscaillances sempiternelles ? Mince, t’as un caractère qui remplace le vinaigre !

Elle laisse retomber ses ressentiments, les enveloppe d’un gracieux, d’un radieux, d’un innocent sourire. Ne veut pas passer pour une épousâtre en puissance, la Musaraigne. S’agit pour elle de ménager les perspectives d’avenir.

Un moment, on reste chacun dans ses gambergements. Pinuche évoque sa chère chaisière kidnappée, Marie-Marie suppute ses chances de m’épouser un jour, moi, l’irréductible célibataire, et Messire Bibi, toujours professionnel en diable, je démonte par la pensée la mécanique de cette histoire.

Un couple (les Mudas) qui donnait l’impression d’être heureux. Lui avait un bon job dans l’industrie tomobilesque ; elle un poste sécurisant de prof d’allemand. Ils étaient aisés, mais point très riches puisque madame donnait des leçons particulières. Tout ça, vu de l’extérieur, avait l’air impec, blanc bleu. Pourtant, Aldebert possédait une vie marginale, révélée par ce courrier épisodique qu’il recevait de Suisse, et ces gens qui l’attendaient De plus, probablement à l’insu de son épouse, il avait des contacts avec le professeur, son beau-père. Il rendait des visites à ce dernier et même, selon le dénommé Boujus, a eu une grosse altercation avec Chultenmayer. Autre point commun aux deux hommes : ce Sterny qu’ils fréquentaient l’un et l’autre… Et voilà qu’un jour, drame : Aldebert Mudas se suicide. De manière théâtrale : en pleins Champs-Élysées et après m’avoir convié à assister à son trépas.

— En somme, c’est grâce à toi qu’il s’est suicidé sous mes yeux, marmonné-je.

— Tu crois ? m’attrape-t-elle en marche.

— C’est parce que tu lui as parlé de moi en termes que je devine flatteurs. Mudas a eu un terrible pépin dans sa vie. Le genre de machin tellement inextricable qu’il a décidé de ne pas lui survivre. Seulement, il a souhaité une enquête. N’a pas voulu la déclencher délibérément, pour une raison qui m’échappe. Non, il s’en est remis à moi, donc, en somme, au hasard. Il s’est dit que ce flic d’exception dépeint par l’enthousiaste élève de sa femme réagirait positivement. Qu’il voudrait à tout prix comprendre et que, par conséquent, il chercherait. Un suicide furtif serait mis au compte d’une dépression banale. Mais cette fin à grand spectacle, au contraire, recelait un mystère. Mystère qu’un poulet digne de sa vocation se ferait un devoir de percer… Un suicide-testament, en somme, comprends-tu ? Son coup de pétard dans la tronche ne constituait pas seulement un acte libératoire. Il était également le coup de feu d’un starter donnant le départ d’une enquête.

Marie-Marie a le regard frémissant d’une biche à laquelle un chasseur magnanime accorderait la vie sauve après l’avoir tenue au bout de son flingue.

— Oui ! Ouiiii ! dit-elle. C’est ça, c’est exactement ça. Ensuite ?

Passée par le crible de ma sagacité (merci, je ne fais que mon devoir), l’aventure revêt un nouvel aspect.

Pinaud mange enfin son émincé. Après un grand chagrin — voire pendant — on finit par remanger. C’est la nature qui poursuit sa route. Tu peux pas la laisser filer sans toi, alors, après un temps d’incohérence, tu te remets à galoper à son côté. La vitesse te sauve, parce que la vitesse est une forme de l’équilibre.

Il mange, trouve bon, rajoute une giclette de poivre pour que cela soit encore meilleur, plus intensément conforme à son goût.

— Allez, Tonio, raconte encore ! répète ma grande gisquette.

— Voilà le premier volet de l’affaire. Second volet : Mme Mudas. Elle est chez elle. Te fait un cours : Kartofel, nach Dank, Wie geht es Ihnen, etc. Et badaboum ! La tuile lui arrive sur la chevelure : son bonhomme vient de se suicider. Elle se drape courageusement dans son chagrin. Sa solitude. Mais… Mais, à la nuit, quelqu’un se pointe à son domicile. Quelqu’un venu pour dénicher un document ou un joyau, que sais-je, détenu par feu Mudas. L’intrus la menace. La violente, peut-être, tout en fouillant menu son appartement. Profitant d’un faux mouvement de son tortionnaire, la gentille Rose-Mary saute sur le pistolet du gars et le tue. Elle est pétrifiée. Que faire ? Se livrer à la police ? Le type a dû prononcer quelques phrases qui ont éclairé la jeune veuve sur les agissements secrets de son mari, peut-être aussi sur ceux de son père. Elle redoute de provoquer une nouvelle catastrophe. Affolée, prise de court, elle téléphone à son dabe en pleine noye. Il est l’ultime refuge. A lui de décider. Alors Chultenmayer décide en effet : et c’est la vive décarrade en Côte-d’Ivoire. Il part en compagnie de sa fille et de Margarette son épouse.

— C’est clair et passionnant, assure Marie-Marie, éblouie.

— Troisième volet, j’imperturbe : la Côte-d’Ivoire. Ce n’est pas par hasard, parce qu’un avion s’apprêtait à s’y envoler, que Chultenmayer a choisi ce pays. Il est en contact avec des gens d’ici. A preuve, ce Sterny, avec lequel il entretient des relations, s’y trouve depuis plusieurs jours. Sans doute est-ce lui qu’il décide de venir rejoindre… Quel motif bizarre les attire à Abidjan ? Toujours est-il qu’à peine débarqués, ils se séparent. Les filles d’un côté, Chultenmayer de l’autre…

« Ça, tu vois, c’est tarabustant parce que c’est illogique. S’agit-il d’une question de prudence ? Ou bien les a-t-on séparés ? »

— Tu veux dire qu’on aurait pu s’emparer des deux femmes pour avoir barre sur Chultenmayer ? demande Marie-Marie.

— C’est une hypothèse.

— Tout ce qu’il y a de valable, convient ma mignonnette.

— A notre tour, nous sommes repérés dès notre arrivée, comme Pinaud le fut. Mais pour lui, il y a effet rétroactif ; je veux dire que sa venue avec son épouse, tout d’abord n’a pas inquiété. C’est seulement après que j’eusse mis, moi, le pied en Côte-d’Ivoire, que les « associés » de Chultenmayer ont cru devoir donner une signification professionnelle à sa présence ici. Toujours est-il que notre venue cause plus d’émoi que celle d’un renard dans un poulailler. En effet on n’hésite pas à décider ma mort. Et qui est le tueur ? Un membre de la police ! L’attentat échoue. Au lieu de récidiver, les vilains messieurs essayent un autre moyen, alors ils kidnappent l’innocente Mme Pinaud.

— On doit être surveillés comme du lait sur le feu, non ? murmure la Musaraigne en regardant machinalement autour d’elle.

— Tu parles ! Ce qui me turlupine aussi, c’est ce revirement dans la manière d’agir de nos ennemis. Au lieu de fomenter contre moi un nouvel attentat, ils usent de la pression psychologique. Il doit y avoir une bonne raison à cela, hein ?

Pinuche, perdu dans ses chagrins et son émincé de veau, ne m’écoute pas. Il écluse, à petites gorgées archiépiscopales un gevrey-chambertin qui s’est laissé africaniser sans trop de dommage.

Marie-Marie a renoncé à son buffle en daube sauce Cumberland. Les filles de son âge, ou bien ça dévore et ça devient boudin, ou bien ça régime et ça devient mannequin de haute couture.

Elle a mis ses coudes sur la table, son joli menton entre ses mains en conque, et son regard espiègle dans les gravités nébuleuses de la songerie.

Mézigue se lève pour qu’il va demander si Chultenmayer est de retour, à quoi qu’on me répond non, ce qui n’apaise pas mes tourments. Je reviens à table (en anglais : to the table) en pensant à la main droite de la mère Pinaud. Je ne me la rappelle plus très bien (pas la Pinaude : sa paluche) mais je me doute qu’elle doit lui être très utile, quand bien même elle serait gauchère, la chaisière au père La Gelée. Une main droite, tu veux que je te dise ? C’est irremplaçable, et M. Menuhin ne me contredira pas.

— Je viens d’avoir une idée, m’annonce la gazelle des faubourgs, l’œil plus pétillant que toujours.

— A propos de quoi ?

— Du revirement de tes ennemis d’ici qui ne cherchent plus à te faire trucider mais simplement partir au plus vite.

— Dis-me.

— Eh bien, je crois que ce qui les retient, c’est que tu aies un peu massacré ton agresseur. Je ne prétends pas qu’ils t’estiment invincible, ce que je pense c’est que ton Jean Mathieu était un flic dissident. Il n’a pas agi pour le compte du gouvernement ivoirien, si bien que la police fait une enquête pour tâcher de savoir ce qui lui est arrivé. Nos petits amis ne veulent pas que tu sois impliqué car tu risquerais, par tes déclarations, de faire rater ce qu’ils mijotent. D’autre part, si on te liquidait à présent, nous autres qui t’entourons serions en mesure de parler du premier attentat et…

— Génial, ma fille !

Elle a une flambée de rose qui grimpe plus haut que ses pommettes.

— Quel chouette couple de détectives on fera, plus tard, non ? Comme dans les feuilletons tévés…

Elle repousse son assiette.

— Qu’est-ce qu’on fiche à table, alors qu’un turbin fou nous attend ?

Non, mais la v’là qui cherche à me faire honte, cette péronnelle ! Un comble ! Tu vas voir qu’elle va m’apprendre mon boulot d’ici pas longtemps.

N’empêche qu’on déhotte, laissant la Pinoche en tête-à-tête avec un chargement de profiteroles.

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