Et alors c’est marrant, tu vas voir, les jeunes filles ; qu’à peine on se retrouve dans l’escadrin, la Musaraigne et moi, elle se jette sur mon poitrail en pleurant, secouée du chagrin de sa prof, Marie-Marie, éperdue de cette misère de la terre dont elle se met à découvrir. Et tout ce qui va s’ensuivre pour elle, au fil du temps. Ces larmes trempeuses qui mijotent dans ses glandes lacrymales pour le cortège d’ensuite… Oh ! la la ! l’existence, cette corvée ! Vaut mieux rigoler. Ne pas louper l’instant de répit.
Je ne cherche pas à la consoler par des mots. Le mieux que je puisse pour elle, ce sont ces petits baisers dans les cheveux, près de l’oreille. Et ma main plaquée dans son dos.
Une vieillarde qui descend pisser médor s’arrête pour nous regarder, interdite. Les passants le sont toujours par la détresse des autres, comme si ça ne leur arrivait jamais à eux, de pleurer. Quand c’est soi qui chiale, c’est un drame, quand c’est le prochain, c’est un spectacle.
Alors la dame retient son carlin par la laisse et nous visionne indécemment. Pour la mettre en effarouchage, je lui louche contre en tirant la langue. Indignée, la v’là qui se hâte de descensionner.
Marie-Marie sort un mouchoir de son cartiche pour s’essorer les prunelles. Tu sais qu’elle est à croquer, ainsi, en dérive au milieu de ses sanglots.
— Pourquoi s’est-il tué, fait-elle, il avait l’air si gentil…
C’est vrai qu’elle l’a connu, Aldebert.
— Pourquoi avais-tu parlé de moi à Mudas ? je chuchote.
— Parce que je n’parle que de toi, répond-elle.
Boudiou, cette secouée que j’éprouve, partout, du chignon aux tendons d’Achille en passant par la moelle épinière ! Une réplique pareille, ça vaut les déclarations d’amour les mieux torchées, avoue.
Et j’irrésiste de tant de ferveur candide, de tant de pureté farouche. De tant d’amour si fort ancré dans un cœur neuf. Elle est là, dans cet escalier morose qui sent la cire et le plâtre fané. Triomphante dans ses seize ans, comme une fleur des champs dans son champ. Alors je lui chope le menton dans ma grosse main impure, et je l’embrasse sur les lèvres. Pour la première fois. Oh, c’est pas la galoche goulue, la vache bisouille prépareuse. Nos bouches restent closes. Elles ne se goûtent pas. Simplement elles se joignent. C’est ça, la vraie véritable union. Cette douce jonction, comme un cœur aborde un autre cœur, doucement, pas qu’ils s’entre-ébrèchent. Seigneur, quelle merveille ! Quelle musique dans nos âmes, merde, j’ose le dire. Musique. Le Ciel existe : je l’ai rencontré. Ses lèvres ont le goût de ses larmes. On demeure un instant, oui, juste un petit instant d’éternité de rien du tout qui ne cessera jamais.
On se sépare, mais ce n’est plus une séparation.
Malgré tout, la honte me vient d’abuser de la situation, alors que c’est la situation qui a abusé de moi. Ou qui m’a abusé. Les conventions, dare-dare, reprennent leurs droits. Et quoi, je pourrais être son père, naninana… Seulement voilà : je ne suis pas son père ! Et c’est là que tout bascule. Non ! Je ne suis pas son père, mais seulement un homme qui l’a vue grandir. Qui s’est amusé et attendri de ses boutades impertinentes de gamine délurée. Un homme qui ne peut se cramponner davantage au souvenir des souvenirs qui la gardaient enfant. Je ne suis pas son père et elle n’est plus une enfant.
Elle, elle m’aime depuis toujours, d’un amour de femelle. Moi, je me contentais de bien l’aimer. C’était un petit écureuil frénétique qui faisait grincer la roue folle de son enfance.
— J’ai l’impression de jouer Gigi, murmuré je.
— Laisse, fait-elle vivement, dis rien, c’est pas la peine !
Et puis on demeure au bord des marches, sans se décider à les descendre.
— Je suis fière, soupire Marie-Marie.
— De quoi ? De qui ?
— De nous. De la vie…
De l’autre côté de la porte, une femme effondrée pleure un drame hors du commun.