— J’te dis qu’c’est lui, s’écrie Béru.
— Lui qui ?
— Et même, j’te dis qu’c’est t’eux !
— Eux qui ?
Au lieu de me répondre, il se dresse devant notre guéridon de marbre tel un naufragé sur son radeau quand il croit apercevoir une fumée, et hurle, à en dominer la circulation du boulevard Saint-Martin :
— Molasson !
Son timbre, plus vigoureux que mille cornes de brume saluant l’arrivée de Tabarly à Newport, immobilise deux hommes qui viennent de déboucher du métro. L’un est jeune, carré, sans cou, l’autre maigre et démuni. Le premier traîne le second au bout d’une brève chaîne car il lui a passé les menottes. Béru gesticule si péremptoirement que l’étrange couple s’approche de nous sous les regards intéressés des autres clients de la terrasse toujours friands de ce genre de choses, et je te passe ceux des badauds qui badent en force sur le boulevard.
Ces gens privilégiés ont alors la bonne fortune d’assister à une scène un peu inouïe sur les bords : Bérurier embrassant un inculpé et serrant la louche à son appréhendeur avec effusion.
On dirait qu’il n’a pas pris conscience de leurs positions respectives qui, quoique similaires à première vue, sont fondamentalement différentes puisque l’un des deux a la clé des menottes.
— V’s’allez prend’quéqu’chose, les gars !
— Sans façon, répond le jeune-carré-sans-cou en relevant son poignet gauche pour souligner l’intempestance du moment.
— Ah, non, Evariste, tu vas pas faire chier l’marin ! proteste le Gros. Assistez-vous, mes seigneurs, on va écluser un gorgeon. Nous, on en est au perroquet, l’Antonio et mécolle : ça fait vacances.
Le Gros tapote l’épaule d’un jeune étudiant en foutrerie qui potasse son cours à la table voisine.
— T’peux t’lever un’s’conde, mec ? lui demande-t-il.
L’étudiant, un mal baisant boutonneux qui ne se touche même pas avec des pincettes, se dresse, surpris.
— Merci, c’tait juste pour ta chaise, lui dit le Gros en retirant le siège des fesses estudiantines.
Il flanque la chaise devant notre table. En récupère une seconde, un peu plus loin, en évitant un petit garçon sous grenadine-limonade malgré les protestations de sa grand-maman.
Le policier de rencontre et sa proie prennent place, sans autre. Moi, durant ces menues manœuvrettes, j’ai eu le temps de retapisser l’arrêté : il s’agit de M. Félix, ce professeur de lettres que nous connûmes à bord du Mer d’Alors au cours d’une mémorable croisière[1]. Le digne homme (devenu un homme indigne si j’en crois le bracelet d’acier qui lui sert de gourmette) s’est goinfré de délabrement physique. Il est hâve, mal poilu, blanchâtre, en hardes d’anarchiste d’avant 14. Son regard fiévreux n’exprime rien de tendre et il ne lui manque que d’avoir faim pour faire pitié.
Il s’assied tout en regardant ailleurs. Molasson, officier de police patenté, est gêné. Comme il m’a reconnu, il n’a pas osé refuser le verre proposé par Béru, mais, très évidemment, ce zélé fonctionnaire n’a pas pour habitude d’écluser en compagnie des gens qu’il appréhende.
— Vous connaissez l’individu, monsieur le commissaire ? il demande d’une voix d’oraison (du plus fort qui est toujours la meilleure).
— Comme je te vois, répond Béru en mes lieu et place ; on a fait le tour du monde ensemble, postivement. C’t’un type, m’sieur Félisque. La plus belle bite de France !
— Je sais, rétorque Molasson.
Son ton rogue laisse espérer des suites captivantes. Un simple hochement de mon menton les lui déclenche.
— Je l’ai surpris dans les couloirs du métro, faisant de l’exhibitionnisme. Il avait le sexe à l’air et écartait les pans de son imperméable quand une dame passait devant lui. C’est l’imperméable qui avait attiré mon attention : par ces chaleurs il était incongru.
Bérurier hoche sa rude tronche de penseur sans pensées :
— M’sieur Félisque, v’s’en êtes là ! Un homme comme vous, av’c un zob pareil, d’une telle ampleur que pour la première fois de ma vie j’sus battu ? Un phénomène de c’t’capacité, qu’à bord du Mer d’Alors les passagères s’bousculaient à vot’cabine pour s’faire fourrer en queue leu leu et qui mieux-mieuses ! Mais qu’est-ce y’v’s’arrive ? Vous ne pouvez plus goder, ou quoi-ce ?
Félix trouve sur la surface du Gros un territoire où faire atterrir son regard désenchanté et déclame :
— Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu’importe, au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau.
— Ce qui, traduit en français, veut dire ? s’inquiète le Mastar qui est beaucoup de choses sauf baudelairien.
— Lorsqu’on n’a plus rien, mon ami, on cherche autre chose.
Je pose une main compatissante sur l’épaule décharnée du personnage.
— Allons, expliquez-nous vos problèmes, mon bon Félix. Et vous, Molasson, soyez gentil : délivrez monsieur de l’infamant bracelet qui le déguise en malfaiteur.
L’officier de police sans cou (fait rire) hésite un minimum et ôte le cabriolet du professeur. Lors, M. Félix fait comme tous les gens se trouvant dans sa situation : il se masse le poignet.
— Ce ne fut pas dénué d’intérêt, déclare-t-il, l’opprobre peut être un stimulant. Se trouver en état d’ignominie vous particularise en vous conférant une espèce de noblesse inversée.
— Au lieu de débloquer, Félisque, dis-nous plutôt la raison du pourquoi t’esposes ta bite aux zuzagés du métro, l’interrompt Bérurier, optant soudain pour le tutoiement propice aux épanchements.
— L’explication en est simple, messieurs : je n’avais plus de quoi lire. Or, pour moi, être sevré de lecture, c’est comme pour un poisson d’être privé d’eau, la lecture constituant mon élément naturel.
— Et qu’est-ce qui t’empêche de lire, boug’de vieux nœud ?
— L’absence de livres, tout bonnement. C’est un argument sans réplique, n’est-ce pas ?
Nous nous entre-regardons avant que nos prunelles se mettent en faisceau contre le personnage. A-t-il perdu la raison ? Ses apparences physiques laisseraient supposer en effet qu’il relève davantage de l’asile que de la prison.
Il sent notre incompréhension et y remédie :
— Vous m’objecterez que des livres, il en existe toujours, fait le professeur en nous désignant la librairie voisine, à l’étal de laquelle deux Arabes louchent sur des revues salopes enveloppées de cellophane. Apparences, messieurs ! Apparences ! Duperie ! Faux et usage de faux ! Depuis un quart de siècle, il n’y a plus de livres car il n’y a plus d’auteurs. Les auteurs, les vrais, je sais leurs œuvres par cœur depuis Homère jusqu’à Louis-Ferdinand Céline. Je sais Platon, je sais Clément Marot, Louise Labbé, Rabelais, Montaigne, Corneille, les autres, tout le beau monde. Je sais même Malraux, et pourtant ; hein ? Bon. Mais à présent c’est fini : plus personne. Le désert ! Des gens mal informés redoutent la fin du monde, alors qu’elle a déjà eu lieu !
« La littérature d’aujourd’hui ? Connais pas. Il n’y a plus d’aujourd’hui. Donc plus de littérature. De temps à autre, quelque diable me poussant, j’entre chez ces marchands de papier qu’on appelle encore libraires, je me demande fortement pourquoi. Je prends ce qu’ils nomment un ouvrage fraîchement imprimé. Je l’ouvre. J’y glisse un regard de voyeur. Malédiction ! De la purée de mots ! De la déconfiture d’idées ! De la moisissure de pensées. Et quelle syntaxe ! Quel charabia ! Quelle usurpation ! Quel abus d’impression ! Prestement, je referme. Pas vu pas pris. Je laisse le néant au néant. Le vide me donne le tournis, mes bons amis. Je rentre chez moi, la tête et la queue basses, douloureux, privé. Oh, mon Dieu, pourquoi n’ont-ils plus rien à dire et ne savent-ils plus le dire ? Pourquoi ont-ils perdu leur langue ? Pourquoi s’obstinent-ils à déshonorer Gutenberg ? Les Lettres sont désormais fossilisées. On lit des livres un peu comme on déchiffre des gravures rupestres. La Pléiade, et c’est tout ! Mais c’est vieux, ça. Car l’art prend de la bouteille. Rembrandt, bravo, mais au musée ! Vous vivriez en compagnie d’un Rembrandt, vous autres ? Alors, Buffon, Voltaire, Rousseau, à force, merde ! Je voudrais une expression d’à présent, moi. J’ai besoin d’une littérature pour cesser de me morfondre. Oui, messieurs, je montre ma queue dans les couloirs du Métropolitain, c’est vrai. Je ne suis pas particulièrement sadique, enfin pas davantage que n’importe qui ; mais si j’agis de la sorte c’est pour faire quelque chose, comprenez-vous ? Pour créer de l’émotion ! Ce faisant, je provoque une sensation publique. Donc, je fais œuvre sociale. La nature m’a doté d’un sexe d’envergure, grand merci à elle ; en l’exhibant je l’exprime ; j’imprime des sensations multiples : indignation, admiration, hypocrisie, convoitise, rêverie, etc. Bref, j’accomplis bon gré mal gré un acte littéraire, vous me suivez bien ? Je marque l’esprit, le remue, l’impressionne. Mon geste est une écriture. Ça saute aux yeux, j’espère ?
Un long silence.
Gêné.
Puis Bérurier se racle la gorge et déclare :
— Écoute, Félisque, d’accord, ça saute aux yeux, mais tu d’vrais tout d’même consulter un nœud-rologe.
Molasson nous a quittés. A ma demande, il a consenti à oublier le délit du professeur. Et maintenant on s’en va dans la poussière chaude du boulevard qui sent fort l’essence brûlée et l’entre-cuisse mal tenu. M. Félix avance d’un pas trottineur en marmonnant des rancœurs. Il est de ces hommes auxquels la vie a mal réussi. Il la dépasse un brin, tout comme il nous dépasse, insensiblement, sur ce trottoir grouillant de bipèdes mal finis. On le suit en silence, confusément navrés par sa détresse. Les gens, t’aimerais, parfois, leur tendre la main. Ce qui t’empêche, c’est la certitude qu’ils ne la verraient pas. Une main tendue, c’est pas commode à repérer parmi tous ces bras d’honneur dressés à ton entour. Ou alors, quand tu l’avises, t’as la trouille d’un piège. Y a tellement plein de sournoiseries tout partout…
Il oblique dans la rue Quincampoix, fameuse par son bossu-pupitre. Encore trente pas et il stoppe devant une grande baraque sinistre, gonflée, lépreuse, étayée, qui paraît atteinte de variole.
— J’habite ici, nous dit-il. Salut bien !
Il fait un mouvement semi-circulaire, genre gladiateur brindant à César. Et puis s’engouffre dans un anus noir et fétide.
On reste une pincée de moments devant sa crèche miséreuse. On est tout indécis, tout mal content de l’humanité.
Bérurier soupire :
— M’est avis qu’y part en sucette, le mec. Si c’est pas malheureux, av’c un’queue pareille, qu’aurait pu y ouvrir tant de portes s’il aurait su s’en servir…
On se remet en branle.
En marche.
Des putes nous interpellent fort aimablement devant des hôtels en naufrage. Elles rivalisent, question accoutrement sexy. Y en a une surtout, bien potelée, blonde, à laquelle le Gravos ne résiste pas. Elle doit peser dans les deux cents livres (non dévaluées). Elle porte de grandes bottes vernies noires qui lui montent à mi-cuisseaux, une jupette de tenniswoman et une sorte de hamac à grilles tortillé en soutien-gorge.
— Moi, ça, j’peux pas, déclare l’Enflure.
— Moi non plus, ratifié-je, me méprenant.
— J’peux pas résister, dit-il.
Il aborde la radasse et le puissant dialogue ci-après s’engage :
— Tu prends combien t’este, ma jolie ?
— Cent points, mon mignon.
— T’es louf, c’est l’tarif zeizième !
— Pour toi j’descendrai à quatre-vingts parce que t’as des yeux cochons, mais moins c’est impossib’.
— J’ai qu’cinquante pions, ma chérie.
— Bon, j’t’embarque tout d’même, mais répète-le pas, j’ai pas envie de couler la baraque !
— Gracias, t’es compréhensibe. Dis voir, t’t’à fait t’ent’nous, t’es pas poivraga au moinss ?
La déesse en jupette se courrouce mochement.
— Hé, dis, l’artiste, ça va pas la tête ? Merci du compliment, tu t’croyes sous François Premier quand est-ce qu’y r’venait de Napoli ? Y en aurait un de poivré sur nous deux, je parierais que c’est toi. Et déjà, rien qu’ta question, je me demande… C’est toujours la poule qui chante qui vient de faire l’œuf !
— Fâche-toi pas, la Belle, viens plutôt m’éponger les passions. Tu m’attends au rade de l’hôtel, Sana ?
Sans prendre garde à ma réponse, il file le train de sa conquête à cinquante francs.
Tout ça n’est pas d’une importance capitale, j’en conviens. Ce sont des choses de la vie, quoi ! Si je t’en parle ici, c’est pour t’expliquer la manière que petite-cause-grand-effet. Tu vas voir par la suite. Parce qu’enfin, si on réfléchit bien, le Gros aurait pas grimpé la mahousse putasse en jujupette, me mettant à la tête d’un petit capital temps mort, je n’aurais jamais eu la saugrenante idée de grimper chez M. Félix pour lui remonter la pendule, à ce pauvre cher homme en désespérance, contraint de montrer sa formide biroute aux usagères du métro pour pouvoir s’extérioriser. Il a réinventé la chanson de geste, Félix. Son désespoir intellectuel l’a contraint aux pires extrémités. Encore qu’à mon avis, une extrémité ne soit jamais pire. Mon souci des misères humaines, la prise qu’elles ont sur ma compassion, ont tendance à me déguiser en Saint-Vincent de Paul si je n’y prends garde. Je me dis qu’il a été insuffisant de lui rendre sa liberté, au gentil prof. De vraies bonnes paroles, la chaleur d’un contact, l’intérêt d’un regard, les perspectives de relations épisodiques peuvent aider un garçon dans les détresses. Alors bon, pendant que Master Béru va tirer une petite crampe boulevardière, moi je vais aller toucher deux mots à mon protégé.
C’est à quatre pas.
Je plonge sous un porche mal pavé, où le sol danse aux sons d’une chorale de chats. Des espaces obscurs et libidineux se proposent, redoutables.
J’avise un être indécis dans une lumière de sarcophage, de sexe jadis féminin, probable. Ça se drape dans de la guenille noire parce que c’est veuve à part entière et depuis toujours.
— M. Félix, s’il vous plaît ?
— Au premier.
La voix semble sortir de sous une pierre avec plein de petits cancrelats paniqués. Cet immeuble en instance d’anéantissure fouette l’agonie. C’est une odeur âcre et qui étourdit.
Les marches de l’escalier sont masturbantes, creusées en leur milieu par trop d’allées-venues, venues et reparties.
J’en compte dix-sept pour tromper la durée du voyage et me voici devant une porte belle comme une merde dans l’éclairage souffreteux de la cage d’escadrin. Une feuille de papier punaisée sur le panneau annonce en caractères tracés au crayon feutre rouge : Félix, misanthrope. Et, dessous : prière de ne pas faire chier sans motif impérieux. Je cherche une manière de sonnette. La porte en est dépourvue. J’arrondis déjà mon meilleur index afin d’y toquer, lorsqu’une voix féminine, fort mélodieuse, stoppe mon geste :
— Comprenez que ce que je viens vous proposer c’est le salut, mon cher monsieur. J’étais assise à cette terrasse de café, sur le boulevard, tout à l’heure, et j’ai entendu votre conversation avec ces gens de la police. Vos paroles et plus encore le ton sur lequel vous les avez proférées m’ont immédiatement fait comprendre que vous étiez idéalement, que dis-je : fantastiquement, l’homme que je cherchais.
— Expliquez-vous.
— Je suis l’assistante du professeur Chultenmayer.
— Inconnu à mon bataillon.
— Peu importe. Sachez que le professeur Chultenmayer vient de découvrir un désactiveur de cerveau qui a la propriété de déconnecter la mémoire d’un individu.
— Bon débarras !
— Pardon ?
— Je parle de la mémoire. Ah ! la la ! les souvenirs, quelle engeance ! Comment pouvez-vous apprécier le présent, alors que le passé vous encombre ? Tout instant se réfère à un autre instant. A compter de son second jour d’existence, l’individu cesse d’être neuf pour se mettre à routiner.
— Eh bien, précisément, monsieur Félix, nous pouvons vous guérir de votre mémoire. Imaginez votre existence dès lors qu’elle sera constamment neuve. Vous la découvrirez sans relâche. Et il y a mieux, si je prends au pied de la lettre vos paroles de tout à l’heure.
— Mieux ?
— Vous vivez pour lire, disiez-vous ?
— Exact.
— Or, vous avez lu tout ce qu’il y avait à lire et maintenant vous mourez de consomption intellectuelle, n’est-ce pas ?
— On ne peut mieux dire.
— Débarrassé de tous souvenirs, cher monsieur, cette masse littéraire sera à nouveau vierge pour vous. Vous aurez à la redécouvrir. En somme, vous remettrez à zéro le compteur de votre savoir. Il vous faudra tout réapprendre, donc réexister. Ce que nous vous proposons, en somme, c’est de faire philippine avec votre vie.
Un silence. Je me dis devant cette porte cacateuse (par sa couleur et par son odeur) que, décidément, c’est la journée des dingues. Mais mon cerveau, non traité encore par le professeur Chultenmayer, n’a pas le temps de déraper sur la peau de banane des considérations plus ou moins métaphysiques. Car Félix s’exclame :
— Serait-ce possible ?
— C’est possible.
— Le traitement est long ?
— Une dizaine de secondes.
— Opération ?
— Que non point, simple projection d’un rayon sur votre nuque.
— Il a déjà été expérimenté ?
— Avec un total succès.
— Le but de cette découverte ?
— Calmer certains sujets excessifs.
— Et pourquoi moi ?
— Parce que Chultenmayer a besoin d’un sujet consentant. Jusqu’ici, l’expérimentation s’est opérée à l’insu des intéressés.
— Pas très catholiques, vos procédés !
— La science et le catholicisme n’ont jamais fait très bon ménage, monsieur Félix, ils vont peut-être dans la même direction mais par des chemins si différents…
Et la personne au timbre agréable rit de si joyeux cœur qu’on est tenté de l’imiter. D’ailleurs Félix est conquis. Il a un gloglotement caverneux qu’un sourd pourrait très bien accepter comme une marque d’hilarité. Son sérieux repris, il demande :
— Et pourquoi votre bonhomme Satan a-t-il besoin d’un sujet consentant ?
— Pour doser parfaitement sa technique. Je m’explique. Dans l’état actuel de sa découverte, il administre une décharge de son rayon, qu’il appelle « Rayon Ubli » et le patient se trouve, sans crier gare, privé de mémoire. Chultenmayer souhaiterait avoir un contrôle total de son… disons, pouvoir. Procéder à une neutralisation progressive de la mémoire d’autrui, et travailler dans le sens contraire, c’est-à-dire ramener le sujet à son état initial. Pour cela, la coopération de l’intéressé est indispensable.
— Et le professeur Machin ne trouve pas de cobaye ?
La dame invisible (par moi) émet une légère sardoniquerie.
— Qui d’autre qu’un homme exceptionnel, se trouvant dans un état d’esprit très particulier, consentirait à l’ablation de ses souvenirs ? Alors que pour l’ensemble des individus, ceux-ci constituent leur capital le plus précieux ? C’est pourquoi, en assistant fortuitement à la petite scène de tout à l’heure, je n’ai pu me retenir de penser que vous étiez le sujet idéal : vous êtes une sorte de désespéré, intelligent, cultivé à l’extrême et sûrement curieux de participer physiquement et cérébralement à une expérience révolutionnaire. Si ce n’est pas le cas, pardonnez ma visite.
Il y a un silence, et ça me fait comme lorsqu’on a perdu le contact avec un poste de radio, quand ça déraille dans les éthers, tout ça, leurs blablateries et que le néant vient te reposer les feuilles ; tu vois ?
— Vous n’exercez plus ? demande la dame.
— Retraite, ma chère. Retraite ! Un mot qui ne devrait exister que pour les généraux. Tout a basculé ce premier matin où j’ai pu rester dans mon lit à l’heure où je me rasais les autres jours. Démobilisé, je me suis senti pire qu’inutile : superflu. C’est terrible comme sentiment. Ne me restait que mon sexe plantureux. Vous voulez le voir ?
— Ce n’est pas indispensable, monsieur Félix, proteste la dame, qu’on devine au supplice, mais qui s’efforce de tenir le coup.
— Vous n’êtes pas lesbienne ? demande poliment Félix.
— Absolument pas.
— Alors une belle queue d’homme vous concerne, ma chère. Toutes les femmes orthodoxes de mœurs sont concernées par la queue. Je vous prie de considérer la mienne : tout comme la tête de Danton, elle en vaut la peine ! Rassurez-vous, je ne cherche pas à attenter à votre pudeur, simplement j’attends de lire dans vos yeux la surprise et, qui sait, l’admiration, que d’aucunes veulent bien accorder au délit de mon corps. Attendez que je l’extraye… J’en suis resté à la braguette traditionnelle : le boutonnage. Certes, il arrive qu’on sème ses boutons, mais cela est préférable à une fermeture éclair coincée, ou qui vous meurtrit quand on met trop de hâte à se reculotter. Il m’est arrivé de me déchirer le gland, madame, après des émissions interrompues brutalement. Et un gland déchiré, croyez-moi, cela n’est pas commode à promener dans une culotte. Bougre ! viendra-t-elle, la gueuse ? Ah ! un sexe surdimensionné n’est pas d’un maniement aisé, croyez. Après soixante-cinq ans de pratique, je lutte encore pour le sortir de mon pantalon, comme un pêcheur de truite pour arracher du ruisseau une arc-en-ciel de trois livres quand il est monté trop fin. Notez que dans mon cas c’est juste le contraire : je suis monté trop gros. Nous y voici presque : ça y est, je le tiens. Que pensez-vous de la chose, chère amie ? Convenez qu’elle est belle. Je ne veux pas vous contraindre à flagorner, grand Dieu non ; ce que j’attends de vous, c’est une réaction spontanée, franche et massive, comme disait l’autre grande chose de jadis. Alors, qu’en dites-vous ? Là, entre nous ?
— Effarant ! balbutie la personne.
— N’est-ce pas ? Et encore vous la voyez en position de modestie ; songez que lorsqu’elle caracole, son volume se triple, pour le moins. Êtes-vous curieuse d’un tel spectacle, chère dame ? En ce cas faites-moi l’honneur de prendre ma queue à deux mains et de lui prodiguer quelques mouvements de va-et-vient propres à l’amener à bonne composition.
— Mais, monsieur !
— Non, pas de mais entre nous.
— Je suis mariée, monsieur !
— Errare humanum est, ma pauvre amie.
— Comprenez-moi : j’aime mon mari !
— Dieu préserve cet amour, s’écrie bien fort, mais avec pas mal d’ironie autour, le brave Félix. Mais que viennent faire vos amours conjugales avec mon sexe-phénomène, madame ? Et en quoi le spectacle du cirque Barnum serait-il contre-indiqué à un croyant ? Si je vous prie de faire dilater ma queue par des manœuvres au demeurant fort anodines, ce n’est pas pour porter atteinte au prestige de votre époux, mais pour imprimer solidement dans votre souvenir une image qui, aux dires de beaucoup, mérite d’y survivre.
— Oh, monsieur…
— Allons, madame, le présent commande, ne le faites pas déraper avec des idées reçues, mal reçues et, de ce fait, mal employées. Aidez à mon triomphe, madame. Les gestes que je vous suggère ne lèsent en rien vos passions maritales ; bien au contraire.
— Si je… si je vous…
— Branle, n’ayez non plus peur des mots, ma bonne, ils sont aussi peu redoutables que mon sexe. Eh bien, si vous me branlez ?
— Accepterez-vous de participer à nos expériences ?
— La chose sera à considérer, chère amie. Faites d’abord et nous verrons ensuite. Nos décisions sont des papillons titubant d’incertitude, qui se posent là, puis ailleurs, au gré des souffles d’air…
La dame, convaincue, ou du moins vaincue, souscrit à la requête de Félix, cela se constate grâce aux bracelets Cartier à trois anneaux qu’elle porte.
— L’effet ne se fait pas attendre, n’est-ce pas, douce dame ? fait notre ami d’une voix pâlissante. Ah, vous avez un sens tactile admirablement développé. Poursuivez… Poursuivez sans rien changer à ce rythme. Magnifique ! Encore… Oui ! Vouiii !
Un léger temps et le courtois Félix s’écrie à en lézarder plus profondément l’immeuble :
— Et maintenant suce, salope !