LA PROPHÉTIE DU VIEUX CHAUFFEUR

— Quel hasard, chère madame Mudas ! je virgule à l’intéressée.

Elle fait piètre mine, la veuvette. Et son daron idem, de même que sa belle-doche. Tu les croirais derrière le convoi funèbre du mari, les trois. Morfondus, endeuillés, abattus, ils sont d’un tragique pas comique du tout.

Elle me passe un beau regard démantelé, la jolie Rose-Mary. Un regard sans espoir, défait, perdu. Genre ultime, de chien à l’agonie qui te dit adieu du coin de l’œil en se confiant à la mort envahissante, sans effroi ni chagrin. Ce qu’il y a de plus triste à contempler, c’est la résignation. Quand tu te trouves devant un être résigné, t’as envie de t’asseoir en tailleur devant lui et de t’abandonner également au destin.

— Vous en faites des tronches, tous, gouailléé-je. Charmé de vous rencontrer, monsieur le professeur. J’ai eu l’occasion d’apprécier l’étendue de votre génie et je sais à quel point il est vaste.

Lui aussi reste abattu, sans réaction.

Le pilote tripatouille ses commandes, fait signe à des gonziers qui embarquent les hélices alternativement. Ça ronfle à bâbord, puis à tribord. Le Katrine Arley se met à rouler sur le ciment du hangar, sans cahots, lentement. Il débouche dans l’embrasement retrouvé. Le ciel a des teintes indigo annonciatrices du couchant. La piste a été taillée en bordure de la forêt. Elle est en herbe. On roule à son extrémité, dans le sens contraire au flottement de la grosse biroute rouge cerclée de blanc.

Mon voisin de gauche met la sauce. L’appareil se dresse de l’arrière, et on dirait un sexe en désir. Sa queue darde dans le vide. Le pilote libère la poussée des moteurs, et on roule, de plus en plus vite. On devient presque léger, on perd le sol, s’en sépare résolument pour pointer droit sur les énormes frondaisons de fromagers barrant notre horizon. L’impression est que nous allons nous planter bel et bien dans la verdure géante. Mais le taxi relève superbement son museau racé et voilà que les arbres denses forment comme une mer de nuages verts au-dessous de nous. Je découvre l’immensité végétale, à perte de vue. Sur ma droite, une grande trouée galeuse, avec des saignées de terre rouge, et deux éléphanteaux paniqués par la rafale de nos moteurs se barrent en courant raide, les oreilles en ailes de mouettes, la trompe à l’horizontale. Comme tout cela serait beau, en d’autres circonstances…

N’espérant pas nouer conversation avec la famille Chultenmayer, je me rabats sur Linduré, le gros politicien aux lunettes d’écaille à changement de vitesse. Curieux, cette manie gaullienne qu’il a cru devoir adopter, de retirer et de remettre alternativement ses besicles. Une contenance ? Il a vu le vieux Charly faire ça, autrefois, et il s’est dit que ce devait être le fin du fin. Que ça t’intellectualisait l’homme, ce geste d’auguste de la politique.

— Alors, Excellence, je lui bonnis, où nous emmenez-vous ? Dans votre résidence d’été, ou en safari ?

Il enlève ses verres, sévère.

— Plutôt en safari, monsieur le commissaire.

Puis, il donne un peu de jeu à sa ceinture afin de pouvoir voltefacer sur son siège et lance à Chultenmayer :

— Cher professeur, ayant souscrit à vos désirs, j’exige que vous souscriviez aux miens. Votre refus obstiné m’insupporte, aussi vais-je vous administrer la preuve de ma détermination.

Il tapote l’épaule du pilote, placéé devant lui, je te le rappelle :

— Monsieur Bradley, dit-il, à quelle altitude volons-nous actuellement ?

L’interpellé rote au parfum de bourbon, consulte son altimètre de fromagement et répond :

— Un peu plus de mille mètres.

— Un peu plus de mille mètres, répète Linduré, quand on pense que des gens se tuent en tombant de leur seule hauteur, ça laisse rêveur, n’est-ce pas ?

Il remet ses lunettes, appuie l’un de ses quatorze mentons sur le dossier de son siège et se met à fixer la sainte famille Chultenmayer. Se veut-il serpent hypnotiseur ? Croit-il au magnétisme de ses Lissac à double foyer (la polygamie est encore en vigueur dans beaucoup de pays africains) ? Un moment s’écoule, pendant quoi on ne perçoit que le solide ronronnement des deux moteurs bien dosés et pas surmenés.

Puis :

— Monsieur le professeur, il va se passer la chose suivante. Vous allez nous dire où se trouve l’objet pendant que nous sommes en vol. Dès que vous aurez fourni le renseignement, nous le communiquerons par radio à une équipe qui attend. Cette équipe le répercutera par téléphone ou par coursier. Et nous vérifierons.

« Si votre indication est juste, tout se passera bien : Si elle est fausse, nous jetterons hors de l’appareil l’une, puis l’autre des deux dames qui vous accompagnent. Je me fais bien comprendre ? Afin que vous soyez assuré qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie, nous allons immédiatement précipiter le commissaire San-Antonio à l’extérieur. »

Il fait claquer ses doigts.

— Go ! dit-il, parce qu’il a dû visionner un film sur les paras.

Le pilote manœuvre le strumchuc d’ouverture et la lourde coulisse de mon côté. Il a réduit les gaz et notre beau coucou va à une allure d’aigle guignant un troupeau de moutons dans les alpages. L’odeur de la sylve monte jusqu’à nous.

Derrière moi, Amin Dada s’est levé. Il me contourne pour m’emparer par le colbak.

— Monsieur Chultenmayer, dis-je, d’une voix qui essaye de faire bonne figure, si vous avez décidé de donner satisfaction à Son Excellence, peut-être pourriez-vous vous hâter ?

Linduré prend ses lunettes à deux mains et les enlève théâtralement.

— La décision du professeur ne changera rien à votre sort, monsieur le commissaire. Disons que vous avez franchi le point de non-retour. Je suis obligé de me séparer de vous. Allons, pressons, Banko !

Je me ramasse sur moi-même, décidé à brader ma peau au plus haut cours. J’ai les pieds libres, et je suis fortement décidé à faire des ravages dans le zinc avant de me laisser expulser. Mais ce gros sac à physionomie d’hippopotame se doute de ma combativité. Il a tout de suite retapissé que je n’étais pas de la race des soumis. Alors, tu sais quoi ?

En ce cas, explique, car j’ai pas le temps de bien piger.

Avant de me contourner en plein, et alors qu’il est dans la travée, il me file un coup du tranchant de la main sur la glotte, et ça me fait comme si mes yeux giclaient hors de moi, et ma langue, et mes burnes, même ! Une asphyxie paralysante. Me v’là inerte comme une nappe poisseuse qu’on retire après le banquet.

Ne lui reste plus qu’à me choper par mes liens. Il me décolle de mon siège, pauvre poupée de son, comme tu l’écrirais sûrement si tu étais à ma place (auquel cas, moi je me garderais bien d’être à la tienne, oh ! la la !) et il me pousse vers le vide somptueux, tout indigoteux, bleu soutenu, avec du vert sombre qui rejoint le ciel, et des oiseaux de couleur au-dessus de ce vert, comme des fleurs dans une prairie moutonnante. Putain, ce que c’est joli !

La morsure de l’air me ranime Je retrouve mon influx. J’ai une ruade désespérée pour essayer de filer un coup de pied retourné à Amin-Dada-Banko ; lui marquer un but à la dernière seconde ! Mes pieds rencontrent une surface trop dure pour être la partie d’un corps humain et dont, d’ailleurs, la résonance est métallique. Merde, c’est le fuselage du zinc ! Je ne fais que me propulser loin de l’appareil.

A moi la nature sauvage, la forêt plus ou moins vierge, avec ses éléphants, ses perroquets et autres singes.

Je comprends à présent l’astuce du vieux chauffeur en livrée quand il m’assurait que je serais déguisé en steak tartare !

Bon, assez bavassé.

Et si je tombais, maintenant ? On n’est pas dans un dessin animé, quoi, merde !

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