Le boulevard Gouvion-Saint-Cyr est peu peuplé à cet instant de la journée. Quelques greffiers ébouriffés explorent les poubelles, la queue raide comme un rince-bouteilles. Des gens pressés d’aller se filer à l’horizontale arpentent le bitume d’un pas allongé. Des bagnoles se coursent sous les lampadaires.
On aperçoit des lueurs téléviseuses derrière beaucoup de fenêtres ouvertes, et les bruits qui ramassent sur le quartier sont tous issus de la maison Gruyère. Il fait tiède, presque chaud, ce genre de touffeur qui engendre l’insomnie dans les appartements parisiens. Les non estivants se zonent à poil, ce qu’incite à la copulation ; mais, leurs coups tirés, ils baignent dans d’inépongeables moiteurs en rêvant de courant d’air sous d’ombreuses tonnelles.
Comme je pénètre sous le porche du 633, une ombre plus épaisse que l’ombre ambiante remue faiblement tandis qu’une voix de rogomme (arabique) lance comme un lasso maladroit :
— ’qu’ v’s’allez, l’ami ?
Je me stoppe pour vérifier. L’ombre s’avance un peu, se désombrant donc, du fait de la clarté en provenance du boulevard, et je reconnais la dame concierge dont Béru éclusait tantôt le gros rouge en lui conseillant des postures de coïts verticaux.
Elle m’a l’air fadée, mémère, av’c son tarin rougeoyant et ses yeux comme des raisins crevés.
— Je vais chez les Mudas, dis-je.
— Y a personne.
— Qu’en savez-vous ?
— Elle est partie en fin d’journée, une valise à la main. Mettez-vous voir en lumière, que je vous voye !
Je souscris à sa requête. La cerbère m’examine et s’écrie :
— Vous êtes déjà v’nu c’t’aprême avec le gros flic dégueulasse !
— En effet.
— Flic vous-même, bien entendu ?
— Vous pensez !
— Pourquoi qu’la Rousse s’intéresse aux Mudas ?
— Parce que M. Mudas est mort.
— Pas possib’ !
— Eh si !
— Accident ?
— Presque.
Elle rumine :
— Alors, ce cachottier de gros sac savait ? Et y m’a rien dit… Pourquoi, d’après vous, qu’y m’a rien dit ?
— Parce que l’obésité n’exclut pas la discrétion, ma gentille dame.
Elle pousse un soupir dont elle devrait se servir pour balayer la cour.
— Vous ne me baiseriez pas, par hasard ? demande-t-elle, comme toi ton chemin à un gardien de la paix.
Un peu légèrement déconcertante, la question. Et surtout délicate. Certes il n’est pas possible de répondre à cette ogresse mitigée sorcière-dodo par l’affrmative, mais un refus trop sec risquerait de lui porter ombrage.
— Je suis en mission, éludé-je.
Elle ronchonne.
— Mission, mission… Mission mon cul ! Vous ne bouffez pas quand vous êtes en mission ? Vous ne pissez pas ? Si, non ? Alors à cause que vous prendriez pas le temps de limer ? J’ai les miches qui me grattent, nom de bleu ! Mon vieux singe dort comme un carnet à souches, en ronflant tellement que ça m’en fait saigner les oreilles. Et puis cette chaleur. Surtout que mes locataires du second viennent de s’envoyer en l’air comme des braves ! Ce foin ! Faut être de bois pour y résister. Elle surtout, la manière qu’elle explique bien ce qu’il lui fait au fur d’à mesure ! Une vraie commentateuse de radio. Moi, j’ai les sens qui flanchent d’entendre ça. Et mon vieux singe qu’en écrase comme si on lui jouerait du violon, ce peigne ! Non, j’vais vous dire, mon brave garçon : la vie est injuste. Parce qu’on vieillit, qu’on se déforme et même décatit, la bite se fait d’plus en plus difficile à dénicher. Quand j’étais jeune et bien roulée, l’embarras du choix, j’avais ! J’sélectivais. A présent, faut que j’m’embuscade. C’est un vrai safari pour trouver une pine à m’carrer. Je les chope à la surprise. Et quelles : de l’éboueur noir, du manœuvre crouille, à la rigueur du yougoslave. Et c’est pas fatal qu’y me la mettent, ces estrangers. Y sont bonnards pour manger l’pain des Français, mais pour baiser leurs concierges, c’t’une autre paire ! Ils font les difficiles. Je m’aide de l’oscurité, remarquez, mais v’s’en avez qui veut voir à qui qu’y z’ont affaire ! Des douteurs, des inquiets. Et quand y z’aperçoivent qu’j’sus plus d’la première jeunesse, y rebutent. Consentent à une p’tite pipe espresse, à la rigueur. Mais une pipe, bon, si ça vous fait un palais, ça n’vous guérit pas les zémois, soyons logiques. Tu restes avec ton cul qui te gratte, grosse Jeanne comme devant ! Et même y t’gratte encore pire après. Notez qu’une fois que le gueux est déguisé en portemanteaux, y s’laisse mieux convaincre d’fourrer. Emporté par son ardeur, si tu t’trousses à l’opportun, y arrive qu’y consente de t’embroquer, pour peu que tu l’assaisonnes de belles saloperies bien tournées, bien fiévreusement dites. Mais c’est pas tous qui causent le français ! Combien de fois j’ai débité des horreurs à des manars sans qu’y z’entravent la beauté du texte. Vraiment, v’voudriez pas m’filer un p’tit coup de tringle en camarade ? Juste pour dire ? J’ai un truc que tous les gars raffolent quand y s’hasardent ent’ mes fesses : la moniche crispeuse, si vous comprenez bien le topo ? Une vraie poignée de main : ça aide et paraît que comme sensation ça apporte. Chez nous, c’est d’naissance, on a la chatte étrangleuse ; maman était pareille, d’après ce que m’a raconté mon beau-père qui m’a déniaisée, le cher homme. Alors, vrai, vous n’voulez pas ? V’v’lez qu’je vous dise ? Les hommes, vous êtes tous des cons ! Vous cantonnez dans la facilité. Une perruche qui sait pas mieux s’servir d’son cul qu’de sa cervelle et vous v’là frétilleurs, tirant la p’tite crampe banale : toc toc, qui est là ? Les apparences, quoi, suffit qu’ça soye jeune et pomponné ! Bande de nœuds ! Vous me verriez avec mon Sénégalais du matin ! En levrette ! Chez eux, y disent en gazelle. J’le promène dans le réduit aux balais. Je lui happe le braque et, en route. Il aime. Un pied formidable, il se chope, Bamboula. Après il court pour rattraper sa benne au coin de la rue. Lui, il s’en fout de mon vieil âge. Et y a pas b’soin de me mett’ le derrière en embuscade dans les ténèbres pour lui sauter au paf. C’est un garçon corrèque. Noir, ça oui, et y s’en cache pas, mais corrèque. Alors faut pas v’nir m’causer de racisse ! Si vous savez : t’as des Noirs qui valent certains Français. Surtout Bamboula, un chibre pareil ! Bon, ben puisque vous n’voulez pas m’enfiler, espèce de blanc-bec, débarrassez-moi le circuit ; ça va êt’la fin des cinémas, me reste une chance. Je laisse ma porte cochère entrouverte, ce qui fait que des bonshommes en profitent pour rentrer pisser. Et alors, moi : hop ! J’saute sur leur manche. Ça ne prend pas toujours. Beaucoup ont la frousse et s’ensauvent. Mais des certains se laissent manipuler sitôt qu’y savent que c’est gratuisse. Leur premier réflesque, les mecs, quand tu leur files la pattoune au braque, c’est de demander « Combien ? » J’annonce vite la couleur : « C’est juste par vice, mon chéri. » Alors là, ils consentent. Mais Seigneur, c’que l’existence est dure pour gagner sa queue quand le cul vous gratte !
Ainsi s’exprima la concierge du 633, en ce soir d’été plein de touffeur.
Je l’abandonne pour m’engager dans l’escalier. Sa pipelardise reprenant le dessus, elle proteste :
— Ousque v’s’allez, puisque je vous dis que la Mudas n’est pas chez elle !
— M’en assurer, réponds-je, désinvolte.
Peut-être protesterait-elle, mais un bruit de pas solitaire, sur le trottoir, la remet en position de guet.
Deux légers coups de sonnette pour souscrire à la bienséance.
Comme prévisible, on ne répond pas.
A moi, sésame !
Cette porte d’honnêtes gens est facile à délourder. J’entre et fronce les sourcils. Je te jure que je les fronce : la glace du vestibule s’en porte garante. Car je peux m’y voir, et c’est pour cela que mes sourcils se sont joints : la lumière usine à giorno dans l’appartement. La jeune veuve était-elle donc pressée au point d’oublier d’éteindre les calbombes en partant ? C’est pourtant un réflexe naturel que d’actionner les commutateurs d’un logis que tu quittes, non ?
J’avance jusqu’au salon.
Là aussi les loupiotes arrosent.
Une odeur caractéristique me fouette les naseaux. Si mon sens olfactif ne m’abuse pas, l’on a tiré des coups de pétard dans cet appartement il n’y a pas très longtemps.
Je me détranche ; Jésus, ce chantier ! Tout a été mis à sac. Tout est sens dessus dessous : les meubles, les tapis, les moquettes, les coussins, les tableaux, le reste.
On a fouillé minutieusement le logis des Mudas, centimètre carré par centimètre carré. Le lustre a été décroché. Le canapé moderne éventré. Enfin tu vois… A quoi bon pousser une description qui ne t’apporterait rien de plus ?
La vraie vérolise. Le sac, te dis-je ! Le ressac ! Le saccage intégral. Les bras m’en tomberaient s’ils ne me pendaient déjà le long du corps comme les deux rames d’une barque d’amoureux.
Des gens sont venus, qui ont fait ce beau boulot. Ils cherchaient quelque chose que ce singulier Aldebert Mudas était censé avoir planqué chez lui… ou ailleurs ! Ensuite, ils ont embarqué son épouse ; puisque la pipelette l’a vue s’en aller, valise en main. Au fait, était-elle seule ou escortée, la jolie jeune veuve ? A voir ! Faut que je demande à Mme Traque-bites.
La chambre à coucher, contiguë au salon, est encore plus amochée que celui-ci. Deux matelas crevés (les Mudas aimaient leurs z’aises), crois-moi, ça fait un peu désordre. On a de la laine jusqu’aux genoux. J’ai l’impression d’interpréter la grande scène de « J’ai même rencontré des Tziganes heureux », quand les protagonistes protagonisent (et agonisent) dans la plume d’oie. Drôle de fouille. En règle, sauvage ! L’exploration intégrale. Même les portraits de famille ont été décadrés, ce qui donne à penser que l’objet recherché est un document de papier.
Et toujours cette odeur de fumaga, de poudre. Merde, pourquoi s’est-on revolvérisé dans ce logis ? Qui a flingué qui ? On n’a pas tué Mme Mudas puisqu’elle est partie de l’immeuble. Et si elle avait disposé d’un pétard, elle n’aurait pas attendu qu’on lui chancetique sa maison pour s’en servir, si ? Alors quoi ? Coups de feu d’intimidation ?
La cuisine n’a pas échappé au vandalisme du ou des visiteurs. La femme de ménage qui va essayer de rebecter le topo pourra réclamer une rallonge, moi je te le dis.
Et fameuse !
L’épaule appuyée au chambranle de la porte, je considère le désastre d’un œil appréciateur. Il existe une fascination de la calamité. Les grandes abominations de la vie, tu ne peux pas t’empêcher de les examiner avec intérêt, comme tu contemples un panorama depuis une table d’orientation ou le défilé du 14 Juillet. Rien de plus spectaculaire que le malheur, l’anéantissement. Ça s’appelle le complexe de Néron. Enfin, moi, je le qualifie ainsi. Regarde comme les ruines attirent le touriste. D’accord : il y va, le kodakman pour essayer, dit-il, d’imaginer le Persépolis, le Parthénon ou le Pompéi de leur vivant. N’empêche que les lieux qui n’ont pas été partiellement détruits attirent moins que les autres. L’homme a besoin de décombres pour se sentir bien. La preuve : il en fait au moins une ou deux fois par génération.
Cette cuisine en lambeaux, dépecée, inutilisable, finit la tragédie de cet Aldebert Mudas inconnu qui m’a prié de le voir mourir alors que je ne le connaissais pas et que lui ne me savait que par ouï-dire. Elle raconte la tragédie. L’horreur de son destin d’homme happé par je ne sais quelle machination terrible.
Et sa pauvre dame, dans tout ça ?
Je me rends dans la salle de bains. Kif-kif le reste. Ils ont même poussé le sadisme jusqu’à défoncer le revêtement de la baignoire pour mater le vide entre le récipient et le muret carrelé de pâte de verre d’Italie.
Devant cette perquise totale, je me dis que les envahisseurs n’ont pu mettre la main sur ce qu’ils sont venus chercher. A moins qu’ils n’aient découvert le document à la dernière seconde, dans l’ultime cachette possible ?
Je m’apprête à battre en tu sais quoi ? Oui : retraite, merci, bravo ! lorsque j’avise une drôle de chose parmi le verre brisé et les produits de beauté répandus sur le sol. Il s’agit d’une espèce de serpent large et plat, d’un rouge tirant sur le bordeaux vieux. Il radine du coin chiotte de la salle de bains, lequel est isolé du reste par une cloison de verre fumé.
Je m’avance vers cette partie du local, évitant les flacons cassés, les flaques de parfum, les pots d’onguents éclatés d’où sortent des entrailles de couleur ocre.
Le spectacle qui m’est offert, comme on écrit puis dans tous les ouvrages à suce-pinces, ne manque pas de m’impressionner. Et je te le vas décrire en quelques lignes bien senties. Si t’es émotif, que t’aies des bricoles au guignol, la pompe un peu dérapante, tout ça, voire de simples palpitations, ne lis pas. Je ne voudrais pas avoir ton infarctus sur la conscience.
Note que pour une âme forte dans un corps sain, ça file tout de même une secousse.
Un homme est là.
Mort, tu l’auras déjà deviné, car enfin tu n’es pas si con que je veux bien le dire. Mais le tragique, c’est sa posture. Figure-toi qu’il a un pied enfoncé dans la lunette des chiches jusqu’au genou. Il porte un bas de soie ensilé sur la tronche, camouflage des plus simplistes, mais qui assure toujours son effet. Une balle lui a ravagé l’arrière de la tête et ça fait une drôle de confiture dans cette région. Deux autres pralines mouchettent son veston clair. Il est tombé de profil et se tient acagnardé contre le mur, tout de guingois.
Tu ne peux t’imaginer à quel point c’est terrible, ce type masqué d’un bas, à la cabèche défoncée, ruisselant de sang, presque debout, un pied enfoncé dans la cuvette des tartisses. C’est saugrenu, c’est terrific.
Je m’attarde à mater. Peu à peu, je pige. Je pige si parfaitement bien que je cherche quelque chose sur le sol et le trouve d’emblée : une écaillure du carrelage. Ce qui s’est passé ? Moi, Santonio, le prince des policiers, le détective avancé, le limier né, le Sherlock des temps nouveaux (j’en passe et des moins bonnes) je le reconstitue en trois cabrioles de mon esprit suractivé.
Ce soir, un type s’est pointé chez Mme Mudas. Masqué, armé, dans l’intention de récupérer un mystérieux document détenu par son défunt mari, et provenant peut-être bien de Suisse. Sous la menace de son arme, il a tenté de la faire parler. Comme elle ne savait rien, elle n’a rien pu dire (C.Q.F.D.). Ce que comprenant, l’homme a entrepris la fouille dont les traces sont si bouleversantes. En final, il est venu fouinasser dans la salle de bains. Dernier recours, cet acharné a voulu examiner la chasse d’eau. Tu me suis ? C’est à partir de tout de suite que ça devient palpitant. Il est monté sur l’abattant de la cuvette pour se hisser jusqu’au réservoir, lequel, étant ancien, est juché assez haut. L’homme tenait toujours son feu d’une main, la gauche probablement pour braquer la petite prof tandis que de la droite, il allait ôter le couvercle de fonte de la chasse. Seulement il s’est produit un incident d’une extrême banalité mais qui allait avoir pour l’agresseur des conséquences tout ce qu’il y a de plus funestes, oh ! la la ! L’abattant de la lunette est en matière plastique peu résistante. Il a éclaté sous le poids de l’individu dont le pied s’est enfoncé dans les chiches. Déséquilibré, le mecton a lâché son feu (d’où l’écaillure d’un carreau de faïence). Il n’a eu qu’une idée : ne pas tomber en arrière et a mis toute son énergie à rectifier son déséquilibre. C’est alors que Mme Mudas, sans doute morte de frousse et à bout de nerfs, s’est précipitée sur le revolver gisant à ses pieds et a défouraillé sur le type.
Se rendant compte qu’elle l’avait tué, elle a pris peur. N’a pas songé qu’elle pouvait alléguer la légitime défense. Elle a préparé une valise à la hâte et s’est enfuie de chez elle.
Pour aller où ?
M’est avis qu’elle se constituera prisonnière avant la fin de la nuit ; sitôt qu’un peu de calme reviendra dans sa pauvre tête.
Elle se trouvait quasiment en état second lorsqu’elle a tiré, lorsqu’elle a fait sa valoche, lorsqu’elle est partie…
On peut mesurer son désarroi. Lui accorder toutes les circonstances atténuantes possibles. Ce qu’elle a vécu ce jour d’hui, peu de dames l’ont vécu.
Pauvre choute, va.
Elle était là, dans son appartement bien propret, donnant des cours de boche à Marie-Marie. Elle attendait son époux. Peut-être avaient-ils des projets en cours, soit de vacances, soit de bébé, va-t’en savoir. Un couple, c’est pas statique et y a pas que la baise ou les notes de gaz. Ça tente de se projeter dans les futurs.
A présent…
Merde ! J’en ai les larmes aux z’œils de cette monstrueuse imbécillité du sort. Je suis meurtri par ces destins qui ont tourné court.
Je voudrais usiner pour eux. Essayer quelque chose en leur faveur. Mais quoi ? Mais comment ?
Et d’ailleurs, le mien aussi est en péril constant. Je me sens d’une précarité folle. Je voudrais qu’il existât une île, par là-bas, du côté des Seychelles ou ailleurs, un petit endroit béni, protégé, où l’on pourrait réfugier ceux qu’on aime. Les abriter pour toujours de l’existence. Les mettre sous couveuse, comme un prématuré, afin que la chierie du sort ne les puisse atteindre.
Un rêve, quoi !
Le rêve.