EN CHASSE !

Nos chambres sont contiguës et donnent sur le même balcon. La ville s’étale, en éventail et en contrebas, car elle est à double position, et puis on a la mer, le port, une vision inattendue de Manhattan. Un Manhattan tout blanc, rutilant de lumière.

Ce qui est poilant, c’est qu’on s’y retrouve simultanément sur ce balcon, Marie-Marie et moi. Séparés par un brin de barrière chromée. En bas, la piscine se met à exister après l’orage. Une faune disparate l’investit, en maillot de bain, mais pourtant diversifiée. Mon regard se pose sur le cul de formule 1 d’une blonde fracassante qui polarise l’attention générale. Son maillot est réduit, pour sa partie pile, aux dimensions d’une ficelle-cadeau et, chaque fois qu’elle se penche, on a l’impression de jouer à cache-cache avec son trouduc, je préfère te le dire franchement plutôt que de tourner autour du pot !

— Intéressant ? grommelle la pie-borgne, de ce ton d’épouse acerbe qui fait tant pour la noble cause du divorce.

Je m’arrache à ma contemplation teintée de rêverie. Elle a des yeux furibards, la petite houri.

— Tu sais, Marie-Marie, murmuré-je, si un jour je t’épousais, il ne faudrait pas me faire farter avec des réflexions de ce genre.

Elle opine.

— Non, bien sûr, admet-elle avec un air de chaton qui vient de finir sa tasse de lait et qui en voudrait encore.

Elle ajoute :

— C’est bien, dans le fond, que je puisse me préparer. Tu te rends compte, Tonio, la chance que tu as de pouvoir former ta future épouse ?

Je lui souris. Dans le soleil, elle est vraiment formide, cette gamine. Son côté cuisse de mouche a disparu. Elle est bath de partout, bien bousculée, appétissante.

— Bon, il serait temps que je me foute à la tâche, que vas-tu faire en m’attendant ?

— Aller avec toi ?

— Non, je préfère usiner seul. Achète-toi un maillot de bain dans une boutique de l’hôtel et va te baigner.

— En compagnie de tous ces locdus ? T’es pas malade ? Dis, t’as maté un peu ce ramassis de rouleurs ? J’ai pas envie qu’ils viennent me baratiner, c’est un truc que je supporte pas. Les bonshommes, c’est des vrais clébards. Voilà pourquoi, quand je te vois tirer la langue devant le pétrus de cette blondasse, ça me navre. Je voudrais tant que tu ne sois pas comme les autres, Tonio.

L’univers est tout vert, blanc, bleu. Des couleurs crues, ardentes. C’est comme s’il n’y avait pas eu d’orage. Tout est déjà sec et brûlant.

— Alors, que décides-tu ?

— Je vais défaire ma valoche et puis aller musarder dans cette belle caserne. On se retrouve où ?

— Au bar, à midi. Et si tu te reposais un chouïa, tu n’as guère dormi dans l’avion ?

— Je verrai… Tu sais pas ? Je pense au bonhomme de tout à l’heure. C’est tout de même fort de rencontrer de but en blanc un visage déjà vu si loin de Paname…

— Plus tu avanceras en âge, plus tu t’apercevras que la vie est courte et le monde minuscule, ma poule.

Je rentre précipitamment dans ma carrée avant qu’elle ne furibonde sur ce « ma poule » qui chaque fois la vitriole.

* * *

Le préposé, un jeune homme noir, sapé comme un milord, m’écoute sans cesser d’écrire dans un immense registre.

C’est un garçon très bavard, mais je me demande dans quelles circonstances, très aimable, mais je ne sais pas avec qui, et particulièrement serviable avec des personnes que j’ignore. Bon, mais tu peux pas toujours espérer rencontrer des individus à tes pieds, hein ? Et puis, marcher sur des descentes de lit, ça fatigue, à force. A preuve, t’as des gus qui s’en remettent en escaladant l’Himalaya.

Enfin, quand il a fini de calligraphier son paragraphe à l’encre bleue des mers du Sud, le beau jeune homme, il relève la tête, remet droite sa cravate rose et noire qui l’était déjà, et m’adresse un « Monsieur ? » tellement sévère que je défie nonante pour cent des gens de se rappeler ce qu’ils s’apprêtaient à lui demander.

— Je devais retrouver des amis à Abidjan, fais-je, et je voudrais savoir s’ils sont descendus chez vous. Il s’agit de M. et Mme Chultenmayer et de Mme Mudas ?

Le beau Noir — Dieu qu’il est beau, et Dieu qu’il est noir ! — me considère avec cet œil que tu prends lorsqu’un mecton sonne à ta lourde, sollicitant un entretien de la plus haute importance, prétend-il, alors qu’il tient un aspirateur sous le bras.

Il hésite. Pourquoi ? Ça, c’est son problo. Chacun réagit comme il peut, et régit sa vie de même. J’essaie de le désamorcer par un sourire franc et massif, plus un petit air de m’excuser de ne pas être de pigmentation plus sombre ; mais ces efforts pourtant louables ne l’amadouent pas (je devrais dire amadou).

Je le laisse à son examen de conscience. Ma patience et mon self-control (l’une étant enfant de l’autre) sont récompensés. Le v’là qui cramponne un deuxième grand livre à carouble de toile noire.

— Quand ? il laconise.

— Hier, m’aligné-je.

Son doigt aux ongles couleur de topaze (aurait écrit Ponson du Térail qui s’en branlait encore pis que moi) prend le bas d’une colonne, la remonte. Et moi, je me dis qu’en arrivant, j’aurais pu, séance tenante, demander ce tuyau en nous faisant inscrire, mais, trempé comme j’étais, j’avais que le souci d’un bain chaud et de fringues sèches.

— Monsieur, fait-il.

— Comment ça, monsieur ?

— Nous avons effectivement enregistré un M. Chultenmayer hier soir.

— Sans madame ?

— Sans madame.

— Et pas de Mudas ?

— Non.

Il referme le booksif en le faisant claquer, ce qui me rappelle un pote enfant de chœur que j’avais autrefois, et qui, en fin de messe, paraissait tirer un coup de canon dans l’église tellement qu’il le claquait sec, le saint livre. Faut dire que notre curé était constipé des tympans.

Alors là…

Pas de mesdames ! Que sont-elles devenues, ces chéries ? Le père Chultenmayer les aurait-il larguées à la mer en franchissant le tropique du Cancer ? Dis, ça cotonne de plus en plus, ce bigntz.

Je tire un bifton C.F.A. de mes profondeurs, très jolie banknote, que ça représente des gens du pays qu’ont l’air tout plein content d’habiter ce coin du monde. Je la pousse dans la direction du gars qui la prend comme il s’agirait d’une épluchure de pomme et la jette sous sa banque, idem un clope dans un cendrier.

— Quelle chambre, M. Chultenmayer ? me permets-je.

Mon aimable informateur a de la mémoire, car il ne se donne pas la peine de rouvrir son grimoire.

— 148 !

Je vais pour lui dire merci, machinalement, puis décide que ça risquerait de le vexer et m’éloigne sans autre.

* * *

Ah, la ravissante soubrette ! Seigneur ce qu’elle est belle dans sa blouse à fines rayures bleues et blanches. Tu sais pas ? A cro-quer ! Un visage de déesse noire, la peau café au lait clair avec des joues roses. Des lèvres d’un marron tirant sur le bordeaux. Un regard tendre et rieur. Et alors, son châssis, oh ! la la ! Oh ! pardon ! Elle est justement occupée à « faire la chambre » du professeur Chultenmayer lorsque je me pointe. La chanson langoureuse de son aspirateur ne me lui entend pas venir[5]. C’est seulement ma main fiévreuse sur son bras frais qui la sursaute. Elle file un coup de talon sur le commutateur de l’électrolux lequel, obéissant, ferme sa gueule. M’est avis qu’ici, les aspirateurs doivent vivre moins vieux que les centenaires.

— Bonjour, modulé-je en avançant mes lèvres et mes yeux vers elle.

Elle me file un appel de phares avec ses dents. Boudi, cette blancheur ! Je prends au moins deux cents watts à bout portant dans les rétines.

— B’jour, elle me répond.

— Il est sorti, le monsieur qui habite cette chambre ?

— Oui, y a deux trois minutes.

J’ai un zinzillement là où tu sais, c’est-à-dire dans mon compteur bleu de flic. Toujours désagréable d’apprendre qu’on a raté un homme qu’on cherche, de quelques poussières de temps. Qui sait si le professeur Chultenmayer n’est pas passé dans mon dos tandis que je m’informais de lui ?

— Il était seul ici ?

— Ben oui, m’sieur.

Et j’ai cette question idiote, désespérée, mais qu’on se doit de toujours poser, malgré tout.

— Vous ne savez pas où il est allé ?

Comme si cette femme de chambre à merveilleuse tête de Vénus-linotte pouvait connaître l’emploi du temps de l’inventeur du rayon Ubli ! Faut être moi, je te jure !

La ravissante boutonne mal sa blouse, ce dont je lui rends grâce, car cette inadvertance me permet de découvrir ses cuisses fabuleuses. Eh quoi, bon, une paire de cuisses, on aura beau dire, beau faire, plus t’en vois, moins il t’en reste à voir, non ? Ou si je me trompe ?

— Ah non, j’sais, m’sieur. J’ai frappé la porte pour lui demander si je pouvais faire la chambre. Il m’a dit qu’oui. Et pis le téléphone a sonné, et il a répondu qu’oui. Et pis qu’il descendait le rejoindre tout de suite, et puis que, c’est ça : il le rejoignait au parkingue, qu’il pouvait sortir sa voiture[6].

— Qui ça, il, mon petit chou ?

Elle glousse.

— Mon petit chou ! Vous alors, vous avez envie de baiser français pour me dire ça ! Moi, je baise français, aussi bien qu’à Paris. Vous voulez qu’on baise français, les deux ? Avant de travailler ici, je faisais boutique-mon-cul, mais c’est plein de voyous qui me prenaient tout. Alors j’aime mieux travailler. C’est moins fatigant et je peux garder mes sous, et de temps en temps baiser français avec des beaux hommes comme vous qui baisent bien comme y faut français.

Elle me téléphone une main tombée au calbute.

C’est preste, expert, gentil, prometteur.

Je cueille sa dextre, la flatte entre mes deux paluches fraternelles. C’est pas tout de suite l’époque des champignons, dis ! J’ai d’autres chagattes à fouetter. Tu m’imagines en pleine enquête, et avec Marie-Marie dans l’hôtel, faisant le coup de l’amanite folâtre à une coquine soubrette ivoirienne ?

— Attends, confonds pas chaude-lance et précipitation, doux trésor, tu me racontais que le vieux monsieur disait à un certain « il » de sortir la voiture du parking ?

Mon tutoiement soudain lui laisse bien augurer de la suite. Elle envisage une belle glissade de nos relations.

— Oui, il lui disait ça comme ça et comme quoi qu’il allait le rejoindre.

— Mais tu as une idée de qui était ce fameux « il » ?

— Je crois que c’était un monsieur ou une dame, répond-elle sans ambiguïté.

— Bravo. Le vieux bonhomme n’a pas dit de nom ?

— Non, pas de nom. Il a juste dit « Oui ». Et puis il a ajouté : « D’accord, je vous retrouve au parkingue, commencez de sortir la voiture ». Et il est parti.

Donc, il voussoyait son correspondant. Chultenmayer tutoie-t-il son épouse ? J’aimerais avoir le père Boujus à portée de question pour le lui demander.

— Il était habillé de quelle façon, le monsieur de cette chambre ?

— Comme un monsieur-monsieur.

— C’est-à-dire ?

— Il avait un complet-complet, avec la veste, et un gilet et pis une cravate, et encore des souliers, et puis un chapeau.

— Quelle couleur, son complet-complet ?

— Gris bien foncé, tu sais ?

— Et son chapeau ?

— Noir. Tu sais ?

— Ça va, merci.

— Alors tu veux qu’on baise français ? Moi je te fais pareil qu’à Paris : avec de l’huile de palme dans l’ognon. Et aussi je t’enveloppe la bibique dans des feuilles de kokikako, pour que ça t’la chauffe. Xactement comme à Paris, j’te dis. Tiens, voilà mon adresse en ville. J’sus chez moi à partir de six heures le soir.

Très organisée, la môme me cloque un petit rectangle de papier dans la poche.

Je lui promets une prompte visite et m’esbigne.

* * *

Le voiturier est un grand diable en uniforme, coiffé d’une casquette galonnée. Comme les couteaux de la vaillante année helvétique, il est à plusieurs usages et met la main aux bagages, le cas déchéant. Vareuse posée, il lui arrive aussi de laver des bagnoles, et c’est pile ce qu’il est en train de faire lorsque je me pointe au parking.

— Salut, fiston, l’abordé-je familièrement. T’as déjà vu un billet d’un dollar ?

Je lui en montre un qui traînassait dans un compartiment désaffecté de mon portefeuille.

— Ouais, il me répond, tout en épongeant l’abdomen d’une Citroën noire, y a plein d’Américains dans l’hôtel.

— Tu le veux ?

— Mettez-le dans ma poche, siouplaît, j’ai les mains mouillées.

Je glisse la banknote là où il demande avec son menton.

— T’as dû voir partir un vieux bonhomme avec un costume gris et un chapeau noir, non ? Y a un instant ?

— Çui qui se faisait du vent avec son chapeau ?

— Sans doute. Quelqu’un l’attendait en voiture, tu sais ?

— Oui.

— C’était quoi, comme bagnole ?

— Une grosse Chevrolet blanche décapotable.

— Qui la conduisait ?

— Un chauffeur.

— Il était comment, ce chauffeur ?

L’épongiste s’arrête d’éponger. Il tord le zoophyte mort au-dessus de son seau, puis en essuie son front ensué.

— Et pour un dollar, faudrait vous dire quoi encore ? il me demande en rigolant.

Mais ce n’est qu’espièglerie de sa part.

— Vous êtes de la C.I.A., non ? me demande-t-il.

Comme j’ignore si cet organisme a ses faveurs ou pas, je préfère éluder, estimant qu’une non-réponse est souvent plus satisfaisante qu’un oui ou qu’un non franc et massif.

Ma moue renfrognée l’excite.

— Bon, alors je vais vous dire. Le chauffeur, c’était un nègre, comme moi. Et il était plus vieux que moi, avec des cheveux blancs comme j’ai pas. Et la bagnole, je sais pas, mais il me semble bien que c’était une voiture officielle, à cause qu’y avait un porte-fanion sur l’aile avant, mais sans le fanion. Elle était matriculée ici, en Côte-d’Ivoire. Et le chauffeur, y l’est arrivé y avait une heure. Je l’ai fait remiser là-bas, à l’ombre. Il était parti dans l’hôtel parce qu’une décapotée, au soleil, on se brûle le cul en s’assoyant. Et puis il est revenu juste avant ce vieux qui se faisait du vent avec son chapeau noir. Il a sorti la voiture et a attendu le vieux ici, vous voyez ? Et quand le type a arrivé, en se faisant du vent avec son chapeau noir, le chauffeur lui a ouvert la portière de derrière. Et bon, voilà, ils sont partis. Ça doit être vachement chouette de travailler à la C.I.A., hein ?

— Formide, dis-je : on est nourri et nos revolvers nous sont remboursés par la Sécurité sociale.

— Ouais, c’est ce que je me suis laissé dire.

Je me demande quelle conduite adopter sur l’instant.

Peut-être que le plus urgent ce serait de fouiller la chambre du père Chultenmayer du temps qu’il est en vadrouille chez les huiles ivoiriennes, non ?

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