Il est des gens qui méritent leur gueule, et des rues leur nom.
Peut-être, si tu es friand de Pantruche, oui, peut-être alors, connais-tu l’impasse d’Eden dans le quartier de Vaugirard ?
— Si oui, saute ce paragraphe, mon biquet, il n’est pas pour toi. Sinon, délecte-toi à ma description, je t’attends là.
L’impasse d’Eden, c’est un éden. Je pourrais m’arrêter là et te laisser un grand blanc économique afin de t’inciter à méditer, mais pour inciter mon patron à m’éditer, je te vas brosser un peu l’endroit.
Imagine-toi un grand jardin tout en longueur, coincé entre de hauts immeubles, mais protégé de ceux-ci par de vénérables arbres que j’ai pas fait attention à l’essence desquels, dirait Bérurier, mais que toujours est-il qu’ils sont hauts, frondaiseux, avec de beaux troncs vénérables, noueux, branchus bas. Figure-toi des pelouses mal peignées, avec des bordures de buis qui sentent bon le cimetière en automme. Point trop de fleurs, ou alors des touffes d’iris hirsutes. Et seulement quelques vieilles constructions basses de style Ile-de-France, moussues, décrépites mais nobles. La plupart de ces mélancoliques et si romantiques demeures (on en chialerait, hein ?) sont occupées par des artistes aisés, des sculpteurs surtout. Et c’est l’activité de ces gens qui parachève le côté fantasmagorique de l’impasse d’Eden. Leurs travaux débordent de leurs ateliers, en effet, et autour des maisons, tout un univers de rêve accomplit des gestes immobiles : Vénus aux bras gracieusement arrondis, faunes gambadeurs, amours joufflus, biches égarées, cornes d’abondance débordantes de fleurs et de fruits, chapeau pointu, turlututu, et merde, faut que j’arrête ce remplissage qui va finir par ressembler au catalogue de Manufrance.
Enfin quoi, c’est très chouette, très nostalgique. Ça porte à l’âme, et même au zob, l’autre étant le corollaire de l’une quoi qu’en pensent les poètes malbandeurs qui sont obligés de chercher des rimes dans des dictionnaires.
La maison la plus neuve est aussi la plus vaste. Les fenêtres à grands carreaux Louis Quatorzième ont été remplacées par des baies en verre trop dépoli pour être au net. Dommage, cette construction qui anachronise dans le paysage est démoralisante, car elle te fait piger que tout ça est en instance de disparition, et que d’ici bientôt y aura du bador immeuble en poutrelles d’acier et verre fumé à la place de ce jardin extraordinaire tombé de la chanson de Trenet.
Je franchis un mignon perron dont les trois marches branlent comme les dents d’un scorbutique ou un dortoir de « grands ».
La porte aussi est moderne. En verre. Pouah ! J’sais pas si tu es comme moi, mais le verre me fait horreur et honte. C’est un matériau de cons. Je hais Murano qui nous a fait tant de mal. Et j’aimerais aller m’y balader de long en large au volant d’un char AMX 30. Ça porterait bonheur à tout le monde !
Dominant ma répulsion, je pousse l’un des vantaux grenus et saugrenus. Car, faut te dire, y a écrit dessus : Entrez sans frapper.
Mon rêve !
Car y a rien de plus idiot que de frapper ou de sonner à une porte et d’attendre que quelqu’un vienne t’ouvrir. C’est une survivance des ponts-levis du Moyen Age, ça.
Je pénètre dans un petit hall tout peint en blanc, avec des carreaux en damier noirs et gris.
Le mobilier est constitué par une minuscule table de cuisine, une chaise et un vieillard. Le vieillard porte des bleus de travail fripés, une casquette, des charentaises. La chaise porte le vieillard, quant à la table, elle porte une bouteille de Ricard et une carafe d’eau. Le bonhomme tient son verre en main et paraît ravi par les opalescences miellées qui s’en dégagent. Ma venue ne l’importune pas et il la considère comme nulle et, justement, non avenue.
— Alors, grand-père, ce Ricard ? abordé-je en primesautant.
Les hommes jeunes adoptent toujours un parler rondouillard pour s’adresser à un vieux mec, tu noteras. C’est protecteur, la jeunesse, vis-à-vis des vieux qu’elle n’assassine pas.
L’interpellé boit une forte gorgée avant de répondre :
— Le Ricard ? C’est la plus belle conquête de l’eau[2] !
Ces mondanités étant échangées, j’entre dans le vif du sujet.
— J’aimerais rencontrer le professeur Chultenmayer.
— Que lui voulez-vous ?
— Simplement bavarder avec lui.
— Vous savez, fait le Ricardman, il reçoit peu.
— Il a bien raison, ça lui permet de sélectionner ses visiteurs.
Je sors une carte admirablement gravée d’un étui Hermès conçu pour et taillé dans de la peau de caïman élevé uniquement au lait Guigoz à cette intention.
— Si vous voulez bien lui faire tenir ceci.
L’ancêtre à la gapette sort ses lunettes de sa poche, en chausse un nez couvert de longs poils gris, lit, hoche la tête.
— J’ai connu un policier, autrefois, me dit-il en me la rendant.
— Jamais deux sans trois, prophétisé-je à bon marché.
Et comme je dis ces mots banals, et même banaux puisque je fais un four, du fond de l’horizon, arrive avec furie un cyclone qui mériterait d’être jamaïcain tant sa violence est extrême.
Oui : Bérurier, tu l’as dit. Ou pour le moins pensé.
Bérurier, dans un costar jean délavé, javellisé, dépenaillé, comme il sied en cette époque où, plus tu ressembles à un clodo, plus tu es dans le ton.
Un Bérurier en trombe, en trompe, sans chemise, et tu admirerais la forêt de poils taurins qui lui foisonnent par l’échancrure de la veste qu’il ne peut boutonner que par le dernier bouton (situé sous le ventre). La braguette éclair carbonisée déjà, tu penses, fallait pas rater ça. Les pinceaux sans chaussettes, engoncés dans des choses de toile qui voulurent être « baskets » et ne sont plus qu’emplâtres de toile et de caoutchouc.
— Ah ! bon, t’es déjà laguche ! il se refrène en me découvrant.
Je le désigne à l’homme au Ricard entre les dents :
— Et voici votre troisième flic, messire, n’avais-je pas raison ?
— Donc tu connais la nouvelle ? questionne Béru.
— Cet impôt sur le capital qui…
— Boug’ d’c’ ! La gonzesse, la mère Mudas… Chez elle ? On a…
Je le cisaille :
— Je sais tout, calme-toi. Tu es frétillant comme le serait un jeune gardien de la paix venant d’appréhender l’ennemi public Numéro Hun !
— C’est que j’ai appris que cette gonzesse est la fille…
— Moi aussi. Alors ne clame pas, comme du haut d’une tribune, des choses déjà archiconnues.
Comme l’homme à la gapette et au Ricard en cours de réchauffement paraît quelque soit peu interloqué, je lui déclare :
— Tout cela pour vous dire que nous devons être reçus d’extrême urgence par le professeur Chultenmayer.
Il en paraît brusquement convaincu :
— Sûrement, admet-il, je vais voir.
Et il s’évacue par la porte du fond, tout comme dans une pièce de Sacha Guitry qui lui, au contraire, s’en servait pour entrer.
— C’est un drôle de pastaga, non ? dit Bérurier.
Le mot lui met l’anis à la bouche, aussi vide-t-il le godet du réceptionniste.
— Comment as-tu su ?
— Par ma pécore de nièce qui m’a cassé les roustons comme quoi ça n’répondait rien chez sa professeuse et qu’avait dû arriver quéque chose. J’sus t’été. Et j’ai découvert…
— Un mort dans la salle de bains.
— Oui, plus, en regardant les papiers qui jaugeaient le sol…
— Que la dame Mudas s’appelait Chultenmayer de son nom de jeune fille ?
Il renfrogne.
— Avec toi, y a jamais rien moyen, ronchonne Sa Majesté.
Il prend le parti le plus sage, celui de se servir un nouveau Ricard[3] bien tassé.
Du temps passe en s’écoulant doucement, comme je l’ai lu récemment dans un roman de si toute beauté que c’est impardonnable d’en avoir oublié le titre.
— Tu te rends compte, repart Alexandre-Benoît, ragaillardi par son Pernod (j’avais mal lu l’étiquette, c’était du Pernod 45), les circonstances, quand ça s’y met ? Nous, Félix, hier tantôt. Et toi qui retournes chez lui pour lu r’monter la pendule et qu’entends les proposes de l’assistante… Et pis ce type qui, pendant ce temps, tubophonait au burlingue pour pouvoir s’tuer devant toi. Et il était somme toute, si on réfléchit bien, attends qu’j’dise pas de connerie c’est pas mon genre, voui : y l’était le gendre au savant, ayant épousé sa fille, hein, si mes déductions sont bons ? Et toi que tu vas chez ce pauvre gonzier et que tu trouves ma nièce. Et puis…
— Tu sais que je connais l’histoire ? coupé-je.
Le vieux en bleus revient, l’air affolé.
— Eh ben ça alors ! Ça alors, il grapatouille.
— Quoi ? coassé-je, pressentant un nouveau drame.
— Y n’sont point là !
— Vous l’ignoriez ?
— J’ai arrivé ici ça fait une vingtaine de minutes, j’ai ouvert avec mes clés et m’suis installé, comme tous les matins.
— Quand voyez-vous le professeur ?
— Y a pas d’heure fisque ; c’est selon. M’arrive même d’pas l’voir d’une journée entière quand y s’enferme dans son laboratoire. Je ne vois qu’elle.
— Qui, elle ?
— Sa dame.
— Et son assistante ?
— Il a pas d’assistante : c’est sa dame qui lui aide dans ses travaux.
— Une jeune femme châtain, coiffée court ?
— Vous la connaissez ?
— De vue. Et sa fille ?
Non plus, mais j’en ai entendu causer : ça ne marchait pas du tout leurs relations, les deux.
— Le gendre ? Vous connaissez son gendre ?
— Lui, oui. J’l’ai vu une fois, non, deux ! Même que ça bardait entre eux, M. Chultenmayer et ce garçon.
— Il est venu ici ?
— Oui, deux jours d’suite. Mais la s’conde fois, quand il a parti, le patron l’avait drôlement rabaissé le caquet car il était tout péteux en s’en allant.
— Il y a combien de temps de ça ?
— Oh, c’est récent : dans les environs d’une quinzaine.
— Il n’est plus revenu depuis ?
— Non.
— Il n’a pas téléphoné ?
— Ça, j’en sais rien, j’sus gardien, par estandardeur.
— Il y a longtemps que vous travaillez pour le professeur ?
— Depuis qu’il s’est installé ici, ça doit tourner sur deux ans. Mais je le connaissais d’aut’fois.
— De quand ?
— L’Occupe. Sans vouloir l’offenser, M. Chultenmayer est juif à ne plus en pouvoir, et juif allemand, pour couronner ! Mais brèfe, ça l’a pas empêché d’être un très brave homme. Teigneux, râleur, mais brave. Pendant l’Occupe, y s’trouvait plancardé dans mon immeub’ sous l’nom de Mathieu. Mathieu, avec un blair comme le sien, j’veux bien, mais enfin ça lui regardait, après tout. Il habitait notre palier, moi et ma femme qui vivait encore en ce temps, chère Rose. Un soir, on tambourine à ma lourde. J’ouvre. C’est lui, blanc comme une communiante.
« — Permettez-moi d’entrer, il me supplie, c’est une question de vie ou de mort. »
« Je le fais entrer. Il pouvait plus respirer, plus causer, rien. Et v’là un bruit de remue-ménage dans l’escadrin. J’vais pour aller voir. “Non, non, qu’il me dit, n’ouvrez pas : c’est la Gestapo !” Il me chuchote comme quoi il est juif. Juste comme il venait d’entrer dans l’immeuble, il a vu stopper une bagnole pleine de frisés. Des mecs ont réclamé après lui à la concierge qui, heureusement, l’avait pas vu rentrer. Alors il s’est élancé comme un fou, et voilà que l’idée l’est venue de frapper chez moi, rapport qu’on se disait bonjour, bonsoir, et qu’y lui arrivait de descendre la poubelle à ma pauvre Rose, le matin. C’était grave pour nous de cacher ce type, mettez-vous à notre place. Mais de le voir, affolé comme une bête blessée, et d’entendre gueuler en chleuh dans l’escalier, mettez-vous à notre place. On avait quasiment aussi peur que lui, et même plus du fait qu’on était pas juifs, moi et Rose et que de ce fait on avait pas l’entraînement.
« Vous dire les minutes qu’on a endurées, là, dans mon vestibule… De les entendre gueuler comme des forcenés, et dans quelle langue, seigneur ! Enfoncer la porte. Piétiner de l’autre côté de notre galandage. Tant que je vivrai, voyez-vous ! Tant que je vivrai ! A la fin, y z’ont partis. Mais en laissant un fractionnaire dans la loge. M. Chultenmayer est demeuré quatre jours chez nous. Notez qu’il a su se reconnaître car il avait beaucoup d’argent et de cartes d’alimentations plus ou moins fausses sur lui. Les juifs, faut comprendre, y sont obligés d’être prévoyants, avec tous ces pépins qui leur arrivent d’un siècle sur l’autre, les pauvres. D’autant qu’après tout, hein, juif, tu choisis pas.
« Au bout de quatre jours, la voie étant libre, on l’a déguisé en gonzesse avec les fringues à ma pauvre Rose, et y s’en est allé vers sa destinée. Quand voilà-t-il, y a deux ans, que je le trouve nez à nez, rue de Rennes. On s’est reconnus situlmanément, moi et lui.
« — M’sieur Mathieu ! » j’ai écrié.
« — Boujus ! »
« On s’est sauté au cou.
« Pas fier, m’sieur le professeur. Et d’une reconnaissance folle, ce qu’est pas le cas de tous les juifs. Je vois par exemple ceux de mon beau-frère. Des gens qui logeaient dans son immeuble et qu’il a pas dénoncés de toute la guerre. Vous croyez qu’ils l’en auraient témoigné de la gratitude ? Fume ! Mais enfin, y a juif et juif, hein ? C’est comme partout. Moi j’ai connu des nègres impeccables, des communistes idème ; y n’existe pas de règle absolue.
« Pour vous en revenir, notre rencontre, rue de Rennes. Le professeur revenait d’Angleterre où il avait séjourné plusieurs années, pour s’installer ici, impasse de l’Eden. On discute, pour causer. Je l’apprends mon veuvage, du fait de ma pauvre Rose, morte si prématurément d’un cancer mal placé ; et que j’étais à la retraite, travaillant un peu de-ci, de-là, au noir comme on dit, manière d’améliorer mes revenus. Et c’est alors qu’il m’a pris comme récepteur, M. Chultenmayer, mon élan c’est toujours de l’appeler Mathieu, à cause de l’Occupe. J’sus là, huit heures par jour. Je règle le chauffage, je répare les lavabos, les bricoles. Quand quéqu’un vient, je reçois, je fais le barrage, quoi. Un bon petit boulot pas cassant. »
Il prend son verre, le découvre vide, sourcille car il le savait à demi plein, puis le remplit et déguste sans s’apercevoir que pour les raisons énoncées plus haut, j’ai remplacé le Ricard par du Pernod. Faut dire qu’il n’a pas à entrer dans mes scrupules et qu’il a parfaitement le droit de préférer le Ricard (la plus noble conquête de l’eau) au Pernod, fût-il 45 ; vrai ou faux ? Enfin, bref, là n’est pas notre propos.
— Lorsque vous êtes entré au service du professeur, voici deux ans, il était déjà marié ?
— Naturellement.
— Parlez-nous un peu de son épouse.
— Qu’est-ce v’voulez que j’en dise ? C’est une femme pas très marrante, boulot-boulot, quoi, v’voyez l’genre ? Elle s’occupe de lui avec dévotion. Je crois qu’elle a été son élève avant de devenir sa femme.
— Il leur arrivait de partir sans crier gare, comme aujourd’hui ?
— Jamais. C’est la première fois.
— Vous avez l’impression qu’ils sont simplement sortis un moment ou bien qu’ils sont carrément partis en voyage ?
— Ça, je vois mal la différence…
— Accompagnez-nous dans leur appartement, je vais vous la montrer.
— Mais…
— Police, vous dis-je.
— D’accord, mais faut un mandat de perquisition, non ?
— Qui vous parle de perquisitionner ? Il s’agit d’un coup d’œil. Pas question de toucher à quoi que ce soit.
— Bon, alors… Mais j’sais pas si le professeur serait content. Il détestait qu’on entre chez lui. Même moi, je dépassais rarement son bureau.
En bas (tout le rez-de-chaussée plus le sous-sol), se trouvent les salles réservées aux travaux de Chultenmayer. Il est bien superflu de te décrire cet antre d’alchimiste moderne, avec son matériel mystérieux, fait d’acier chromé et de verre, ses appareils dont il n’est pas possible de percevoir l’utilité. Encore heureux lorsque le regard accroche un objet identifiable, auquel on est en mesure d’accrocher un nom : bec Bunsen, éprouvette, cornue, etc. C’est le domaine inquiétant de la recherche ; inquiétant parce qu’on se demande ce qui peut bien être découvert à l’aide d’un fourbi aussi impressionnant. Certaines machines aux formes compliquées paraissent dangereuses et l’on n’a guère envie de s’aventurer en ces lieux d’où l’on se sent proscrit par l’ignorance.
Aussi, restons-nous au seuil de ces locaux, conscient déjà d’exposer sa santé du seul fait de sa contemplation.
— Le professeur recevait beaucoup de monde ? demandé-je, en baissant le ton, comme si je me trouvais dans un sanctuaire.
— Très peu.
— A quelle fréquence ?
— Y avait pas de fréquence, parfois quelqu’un venait, la plupart du temps il était attendu et le professeur le recevait tout de suite dans son bureau. Un type, entre z’autres, un étranger qu’était pas français, avec un fort accent de j’sais pas où. Un gros, très blond, qui portait des lunettes dorées et qui, j’sais pas pourquoi, en s’en allant, déposait toujours un petit billet sur le coin de ma table.
— Il s’appelait ?
M. Boujus soulève un tantisoit sa casquette et se met à gratter son crâne avec les trois derniers doigts de sa main…
— Bougez pas, un nom assez court… Cerne… Terne… Ah ! ça me vient : Sterny.
— Il restait longtemps ?
— Des fois, toute la journée. Ils allaient bouffer au petit restaurant de la rue de Vaugirard, le Vaillant Caporal où ils font les tripoux d’Auvergne comme des dieux.
— Et en dehors de ce Sterny ?
— Alors là… Du casuel, quoi. Rare.
Pour leur confort personnel, les Chultenmayer ne se sont pas taillé la part du lion. En effet, leur appartement se compose d’une grande chambre en désordre, d’une salle de bains, d’une kitchenette et d’une pièce mansardée qui se serait voulue salon, mais que les occupants n’ont eu ni le temps, ni surtout l’envie d’aménager comme tel. Si bien qu’on n’y trouve qu’un grand canapé surchargé de journaux, un électrophone, des piles de disques, d’autres de livres, plus un lampadaire acheté dans un Uniprix. Les murs n’ont pas été tapissés et ne sont revêtus que de leur plâtre d’origine, non mais tu juges ?
Pas de salle à manger. Visiblement, la nourriture passait pour le couple à l’arrière-plan, et quand ils bouffaient at home, le brin de cuisine lui suffisait avec sa table rabattante et ses deux tabourets.
— Ils prenaient leurs repas à l’extérieur ? je demande.
Le camarade Boujus rigole :
— De ce côté-là, eux, y n’s’cassaient guère. A midi, j’allais leur chercher deux sandwiches jambon-beurre et deux bananes qu’ils se cognaient sans arrêter de gratter, en buvant de l’eau minérale. Le soir, c’était elle qui préparait la clape. Mais des misères : un bif et du fromage, plus des fruits, ça oui, beaucoup de fruits. Ils ne se rendaient au Vaillant Caporal que juste en compagnie du gros Sterny, parce que ce type, avec un tel gabarit, il n’était pas en mesure de sauter une bouffe !
— Ils avaient une femme de ménage ?
— Non : moi, pointe à la ligne. Pour le plus gros, et en compagnie à Mame Margarette, toujours.
— C’est le prénom de Mme Chultenmayer ?
— Exacte. Mais comme vous le constatez, y n’étaient pas minutieux ; les savants, juifs surtout, le confort, le bien-tenu, ménage, tout ça, tintin. Euss, c’est travail, biznesse, sérieux. V’rendez compte qu’y n’avaient seulement pas la tévé ? C’est ça, moi, le plus surprenant : pas de tévé. Vivre sans Zitrone, au Théâtre ce Soir, ni les Chiffres z’et les Lettres, dont je comprends pas toujours, mais qu’j’aime bien suivre, surtout t’à cause de Masque Favalelli qu’est un homme intelligent, plein de bon sens, et qu’on sent la gentillesse rien qu’à sa manière de trouver des mots de huit lettres, alors franchement, qu’on peut, je pige pas. Et si j’vous disais : pas d’radio non plus. Y vivaient réclusionnés tous les deux. Si : y s’étaient abonnés au Monde. Mais le Monde, hein, du point de vue des illustrations, merci bien. Enfin, chacun ses goûts…
Tandis que ce bavard s’épanche, je contemple la vaste chambre si peu joyeuse, encombrée de revues scientifiques, de livres rébarbatifs. Il y flotte une odeur indéfinissable et désagréable. Des relents chimiques. Et peut-être de corps mal tenus. On voit du linge sale traîner un peu partout.
Je vais à une penderie. Un coup d’œil me révèle qu’ils sont partis en voyage, les Chultenmayer. Car, à terre, se définit très bien l’emplacement d’une forte valise, grâce à la poussière cernant un rectangle net. Et puis les effets accrochés sont très clairsemés. Et l’on a prélevé également des chaussures sur le râtelier de cuivre.
— Curieux qu’ils ne vous aient pas laissé de message, dis-je à Boujus.
— Ça, vous pouvez l’dire. Ça les ressemble pas.
Il est soucieux.
— A moins qu’ils me téléphoneront ?
— Possible.
— Seulement y a point d’appareil dans l’entrée, faudra que je laisse les portes ouvertes jusqu’à son bureau, entendre la sonnerie.
Tandis qu’il suppute, je redescends. Bérurier n’est plus là. Au moment où je suis parti sur les traces de Boujus, il m’a fait signe qu’il restait, et je pensais que cette décision lui était dictée par la boutanche de Martini (tu vois, je change encore, alors là, on ne pourra pas dire, hein ?). Certes, le niveau paraît avoir baissé dans la bouteille, mais il ne faut pas longtemps à Mister Mammouth pour écluser quelques centilitres de truc-qui-se-boit. Alors ? Où a-t-il été ?
Je l’appelle dans la maison : rien.
Au-dehors, sur ma modulation de fréquence : re-rien !
Qu’est-ce qu’il branloche, Gradube ? Pourquoi cette décarrade expresse ?
T’as une idée, toi ? Non ? Naturellement !
— Il est plus là, votre copain ? s’inquiète Boujus.
— Oh, lui, il va, il vient, éludé-je. Dites-moi, le professeur possédait-il une voiture ?
— Non.
— Et sa femme ?
— Non plus ; c’est pas leur genre, la bagnole. On voit que vous ne les connaissez pas ; les choses ordinaires qui intéressent les gens, euss, ils s’en branlaient.
— Ils ne sortaient pas beaucoup ?
— Très rarement. Un soir, si, y sont été au concert. Une autre fois, y s’ont rendus dans un grand dîner, même que Mââme Chultenmayer s’inquiétait de ce que son mari avait rien d’bien reluisant à se mettre. Il fluminait, le pôvre, comme quoi il détestait les mondanités, mais, à travers ce que j’ai cru comprendre, c’tait le genre de réception qu’ils pouvaient pas se décommander.
— Et elle, sortait-elle ?
— Pas beaucoup, mais plus que lui pourtant. Disons qu’une fois par semaine, elle prenait un après-midi pour faire les courses, les corvées, tout ça… Fallait bien. Moi, je leur achetais la boustifaille dans le quartier, mais le reste : les fringues, les objets, je pouvais guère m’en occuper.
— Où puis-je téléphoner ?
— Bé, dans son bureau, venez…
Je retourne au burlingue. Bureau ? Bon, je veux bien, reste à préciser la définition du mot bureau. S’il s’agit d’un endroit où un individu se retire pour écrire ou étudier, alors, d’ac, cette pièce, munie d’un vasistas, dont les murs se cachent derrière des piles de livres qui s’assistent mutuellement pour maintenir leur précaire équilibre, cette pièce pourvue d’une table rudimentaire croulant sous les paperasses, et de classeurs métalliques à bon marché, cette pièce peut être appelée bureau.
Je compose le numéro de notre agence. La môme Claudette met une éternité avant de répondre.
— Et alors, c’est la grève perlée ? je bougonne.
— Je suçais Mathias, s’excuse-t-elle.
— J’espère que vous avez eu le temps de le finir, car j’ai besoin de lui.
— Pas encore. On ne peut pas le traiter d’éjaculateur précoce, ce dégourdi. Il paraît qu’il pense à sa femme et que ça le retient, ajoute-t-elle non sans humeur.
— Quand il besogne sa femme, il doit penser à vous et là, au contraire, ça l’active, mon petit trognon, passez-le-moi !
Le Rouillé a la voix oppressée des zigs pris en flagrant du lit de coït furtif.
— Hé, dis, rouquin, je le chambre, une pipe c’est quand même pas le Galibier.
Il bavoche :
— Clauclaudette vous raconte des bêtises, monsieur le commissaire.
— Ta gueule, hypocrite ! Il me faut un renseignement de toute urgence. Cette nuit, il est probable que le professeur Chultenmayer et son épouse ont eu besoin d’un taxi. Qu’on retrouve celui-ci et qu’il nous dise où il a déposé le couple. Je crois t’avoir donné l’adresse de Chultenmayer ?
— 8, impasse de l’Eden ?
— Bravo.
— Vous avez besoin de ce renseignement pour quand ?
— Le temps que Claudette te finisse et que tu te rebraguettes, immonde !
Je raccroche.
Et alors, juste, v’là que j’entends un drôle de bruit.