UN DÉTAIL…

Des rires plus gras qu’une tête de veau vinaigrette sortent de la loge, par bouffées.

Je mate au guichet aménagé dans la porte vitrée et aperçois le preux Béru, attablé en compagnie d’une forte gaillarde au nez rougeoyant comme un ciel de 14 Juillet. Un litre de vin, rouge également, les sépare, ce qui n’a jamais constitué un obstacle irrémédiable entre deux individus, bien au contraire.

Bérurier, selon l’interprétation que je fais des échos sonores parvenant sous le porche, est en train de raconter à Mme Pipelette la meilleure position que doit adopter une dame pour se faire enfiler debout. Il pousse l’obligeance jusqu’à se lever pour rendre plus explicite ses affirmations, et mimer la figure du « h » (je ne dis pas « h « majuscule). Cette posture (une jambe levée à l’équerre) est, selon ce tout grand technicien de l’amour, la mieux adaptée aux circonstances qui rendent nécessaire un coït vertical. Il commente la torsion qu’elle imprime à la babasse de l’intéressée, torsion assurant un angle de pénétration bien meilleur que la position du « y » à la renverse. Ça amuse infiniment la cerbère, laquelle objecte que, pour sa part, elle est partisane de la copulation en levrette dans les cas d’urgence, et qu’elle la pratique certains matins avec un éboueur sénégalais dont les copains ont l’amabilité d’assurer les prestations tandis qu’il pousse à madame un chibroque de vingt-huit centimètres dans le réduit où l’on remise les poubelles. La brave concierge au cul si peu raciste souligne qu’une telle posture permet de régler à volonté le tir et assure une prise mieux adaptée au partenaire. Selon elle, la verticalité prônée par Béru, si elle fait bénéficier les exécutants d’un face à face non négligeable, a pour inconvénient majeur son instabilité, un échassier debout sur une seule patte étant plus facile à déséquilibrer qu’un mammifère bien campé et pourvu d’un solide appui antérieur.

Ces deux thèses risquant de dégénérer, je toque au carreau crasseux pour alerter mon compagnon.

Qui se lève.

Serre la main potelée de son interlocutrice et nous rejoint. En apercevant sa nièce, il fronce les sourcils :

— Qu’est-ce que tu branles dans c’coinceteau, môme ? demande-t-il en parfait tuteur conscient de ses responsabilités.

On lui dit. Tout. Le hasard si grand, si vicelard ; le chagrin de la dame prof. On ne lui tait que ce moment éblouissant de l’escalier, car il appartient à nous deux.

— Pendant ce temps, tu flirtais avec la concierge ! s’indigne Marie-Marie. C’est pas pour t’vexer, m’n’onc, mais plus dégueulasse que toi, faut s’lever matin pour trouver.

Je prends l’ex-mouflette par le bras.

— Dis-moi, ma chérie, tu as quel âge ?

Elle rosit.

— Dans les seize carats, pourquoi ?

— Tu devrais commencer à rectifier ton parler, mine de rien. Ce qui amusait lorsque tu avais dix ans choque maintenant que tu es une jeune fille. Je sais bien que l’osmose est un phénomène difficile à combattre et qu’entre deux gorets il est difficile de devenir colombe, mais précisément, l’exploit n’en sera que plus grand.

Au lieu de se fâcher, la voici qui rayonne.

— Tonio ! C’est donc que t’envisages d’m’épouser un jour ? T’as peur qu’t’aurais honte de moi, hein ? Qu’j’te fasse manquer quand tu m’sortiras en société ? C’est ça, non ?

— Eh, dis, tu envoies le bouchon sur la rive d’en face, pouffé-je. Les jeunes filles qui réclament le mariage à un homme lui filent la trouille plutôt qu’autre chose, tu sais…

Mais elle ne se laisse pas entamer le moral par si peu.

— Tu sais, je pense qu’à ça. Et j’m’dis que, bon, d’accord, toi, ta mentalité, et même ta vocation, c’est célibataire ; seulement y a une chose : j’sus la seule femme au monde qu’tu pourrais marier, Tonio. La seule ! Je t’aime depuis toujours, tu comprends ? Donc je me prépare à toi, je me garde pour toi, j’sus déjà à toi, quoi, ayons pas peur. Et tu pourras m’modeler à ta convenance, Pygmalion. C’est le rêve de tous les hommes, y paraît, Pygmalion, non ?

Je ne lui réponds pas. Y a des trucs qui grouillassent dans mon âme, ou ailleurs…

Le Gros qui ne nous écoute pas, déclare soudain, radieux :

— Charmante femme, toute pleine esquise, assure-t-il, parlant de la pipelette. J’lu ai lié la connaissance manière de lui tirer les vers du nez à propos d’not’ client.

— Et tu as appris quelque chose d’intéressant ?

— Possible.

Bon : son numéro de chevalier mystère. Il délecte à jouer les cachottiers, par moments.

Dans ces cas-là, comme j’ai mes instants de vachardise, je cesse de le questionner et j’attends qu’il accouche spontanément.

On se dirige vers ma tire. Le soleil s’est calmé. Il fait tendre. Il y a des couleurs pas croyables là-bas, au-dessus du bois de Boulogne. Pourquoi ai-je l’impression d’avoir radicalement changé ? Ce matin, en m’éveillant, j’étais autre. J’appartenais à mon passé. Maintenant, je viens d’entrer dans le présent et il me semble que c’est la première fois.

— Cette dame concierge, finit par déclarer Bérurier, elle marche à la sympathie. J’ai tout d’sute aperçu qu’ma frime lui avenait. Qu’j’étais son genre.

— Il ne te reste plus qu’à te déguiser en éboueur, ricané-je.

Il glousse :

— Et vouaille note ? T’sais qu’elle doit pas cracher dessus la bagatelle !

— Comment le pourrait-elle, puisque d’après ses confidences, elle lui tourne le dos ?

Marie-Marie s’enrogne de nous entendre graveler de la sorte. Elle dit que, bon, les hommes, tu parles d’une horde de porcs ; l’avenir que tu peux espérer quand, jeune fille riche d’illuses tu les entends chahuter avec les choses de l’amour. Ah, non ! Merci bien. Religieuse, dans le fond, c’est pas plus con qu’autre chose. Et, d’un élan rageur, elle court jusqu’à l’autobus j’sais plus combien qui, opportunément, vient de s’arrêter et s’y propulse sans un mot d’au revoir.

Nous deux, le Gros, on se regarde. Il rigole, ce sac à vinasse. Ça lui paraît farce, l’indignation de sa pupille. Il dit qu’elle en reviendra, la mouflette, plus tard, lorsqu’elle aura fait sa provision de pafs. Que les pucelles, Jeanne d’Arc exceptée, ont toutes un côté pimbêche qu’elles perdent en même temps que leur berlingot. C’est une des lois de l’existence.

— Oh, ta gueule, soupiré-je. Tu ne sais pas ce qui est noble, Alexandre-Benoît. Dans la vie, tu ne t’intéresses qu’au gras, et tu décrètes le maigre incomestible. Dis-moi plutôt ce que t’a appris cette salope de concierge, qu’on ne perde plus de temps en giries de garçons bouchers.

Ma sortie l’inquiète. Il pose sur ma personne la double ventouse gluante de son regard. Puis il détourne les yeux.

— C’est marrant, fait-il.

— Qu’est-ce qui est marrant ?

— Non, rien. Des idées… Toi et Marie-Marie… Des nuits j’rêve que t’habites chez nous av’c elle. C’est p’t’êt’ prémonitieux dans son genre ?

Et comme je garde un silence buté, un silence presque malheureux, il se décide à changer de sujet.

— La concierge m’a dit que notre Aldebert Mudas f’sait des crachotteries à sa bourgeoise.

— Exemple ?

— Il l’en prillait que les lettres qui lui parviendraient en prov’nance de Suisse, elle devait les garder et les lu remett’ en mains propres. Chaque fois que ça s’produisait, il y allongeait un beau talbin.

— Il en recevait beaucoup ?

— C’tait t’estrêment rare, une ou deux fois par an s’lement.

— Des lettres à en-tête ?

— Non.

— Elle devait sûrement lire le cachet de la poste ?

— Genève.

— Et même les décacheter à la vapeur !

— J’l’y ai demandé ; bien sûr ell’a prétesqué qu’non, mais elle m’a tout d’même prétendu qu’c’tait des babilles d’affaires qui d’vaient contiendre des trucs d’banque.

Ce « qui devaient contenir » est une sorte d’euphémisme, tu conviendras ?

— Et, à part ça, au plan du cul ?

— Elle a rien jamais r’tapissé de bancal, y semblait raffoler sa bourgeoisie, ce gus, s’lon t’elle.

— Les apparences sont parfois trompeuses, psalmodié-je.

Le Gravos rigole :

— C’est ben la première fois qu’j’entends dire ça.

* * *

Il est du genre « mon temps c’est de l’argent », le P.-D.G. des grands garages Trucmuche. Grosses lunettes à monture d’écaille, calvitie blonde, z’yeux agacés, épingle de cravate surannée, gilet.

Son burlingue vitré domine un vaste hall plein de chignoles neuves que des gonzmen en salopettes rouges briquent à la peau de chamois, avec autant de minutie qu’on en met à clarifier ses lunettes après avoir mangé une soupe aux choux brûlante.

— Comment mort ? Suicidé ? Mudas ? Oh, merde ! Ne me dites pas ça !

Il dégoupille un interphone d’un cloquemuche d’index et lance :

— Vous savez ce que j’apprends, Frivolet ? Mudas vient de se suicider !

Il referme l’appareil sans écouter la réaction de Frivolet. Demande :

— Où, quand, comment ?

Ce que je lui informe.

Il rebranche l’appareil :

— Cet animal s’est foutu une balle dans la tête en plein Champs-Élysées. Vous me convoquerez Amaudy pour demain matin à la première heure, il me paraît tout indiqué pour le remplacer.

Puis, à nous :

— On l’enterre quand ?

Il feuillette son carnet Hermès vivement et l’examine après avoir placé ses lunettes sur le sommet de sa tête mal garnie pour s’en débarrasser les yeux.

— J’ai un trou après-demain matin. Ça irait, pour les funérailles ? Quoi ? Ah ! ça ne dépend pas de vous, mais des siens ?…

Et, dans le parlophone :

— Frivolet : entrez en contact avec sa femme : funérailles après demain-matin dix heures ! Vous vous occupez des fleurs s’il en veut. Quoiqu’un suicidé, hein ? Quel con ! A son âge. Mais qu’est-ce qui lui a pris ?

L’interphone est de nouveau bouclarès. C’est à moi qu’il s’adresse.

— Précisément, cher monsieur, je comptais un peu sur vous pour éclaircir ce point obscur : qu’est-ce qui lui a pris ?

Mon interlocuteur lève ses manchettes au ciel.

— Qu’en saurais-je ? Déjà sa bonne femme qui m’a demandé si son travail marchait… Elle était inquiète. Bien sûr que son travail marchait, sauf ces derniers jours où il n’avait pas l’air dans son assiette. Si son travail n’avait pas marché, je l’aurais gardé, dites ? Cette connerie !

— Il n’était pas dans son assiette, dites-vous ?

— Et alors ? Ça pouvait être d’origine virale, non ?

— Savez-vous s’il avait des ennuis d’argent ?

— Des ennuis d’argent ? Quelle idée ! Il travaillait, non ? Gagnait confortablement son bœuf, non ? Il menait une vie pépère, non ? Sa bonne femme enseignait, non ? Et vous les connaissez, dans l’enseignement, avec leurs grèves, non ?

— Bref, vous ne soupçonnez rien qui eût pu motiver son geste ?

— Rien de rien. C’était le dernier type que je voyais se foutre en l’air, moi. A moins… Oui, ce doit être ça…

— Quoi donc ?

— La santé. Un mal pernicieux, vous imaginez ce que je veux dire ? Genre cancer des couilles, quoi, en plus grave.

— Son physique pouvait laisser prévoir une telle chose ?

— Non, mais les terriers de lapin ne se voient pas dans une plaine ; vous devriez consulter son médecin, mon cher monsieur.

— Merci du conseil.

Bon, tout ça, bien joli. Mais je m’en branle de sa converse, au pédégé de mes chères deux mignonnes. Cézigue, il jacte avec des échasses, le pis c’est qu’il ne s’écoute même pas débloquer. Les phrases lui partent comme l’échappement d’une moto. C’est rien d’autre que des scories de pensées inabouties. Ce qui me turlupe, c’est autre chose.

— Je ne voudrais pas abuser plus longuement de vos instants, monsieur le directeur. Si vous voulez bien me désigner le bureau de ce pauvre Mudas, j’aimerais y jeter un œil.

— Quelle idée !

— Peut-être trouverai-je quelque note ou correspondance susceptible de nous éclairer…

— Allons donc, ici c’était son lieu de travail, mon cher monsieur. Son bureau a un caractère uniquement commercial.

— Mon cher directeur, elle est bien perméable la frontière entre notre vie privée et notre vie professionnelle… Vous me disiez que son bureau se trouve ?

De mauvais gré il grapouille :

— Box 8, son nom est encore sur la porte.


Mais plus pour longtemps avec un homme aussi réaliste. Demain au plus tard, le blaze du dénommé Arnaudy aura remplacé celui de Mudas.

* * *

En explorant les deux tiroirs du bureau de verre, mon idée, je t’en préviens nettement, est de mettre la main sur ces papiers en provenance de Suisse que recevait Mudas en cachette de son épouse. Papiers de banque, prétend sa concierge. Voire… S’il se les faisait dissocier du courrier courant, c’était parce qu’il voulait les tenir secrets à sa femme. S’il les lui tenait secrets, fatalement, il les planquait ailleurs que chez lui. Certes, il eût pu se les faire adresser directement à son bureau du garage, mais sous la coupe d’un dirlo comme celui que je viens de quitter, des documents aussi privés n’auraient pas été en sécurité. Restait qu’il pouvait peut-être jouir d’une planque plus ou moins astucieuse. En un regard circulaire et dix palpades expertes, je me persuade du contraire. Non, si Aldebert Mudas a conservé les fafs en question, il les détenait autre part. Alors, quoi ? Un coffre de banque ?


Je considère le vaste hall où le travail vient de cesser et qui est vide à présent. Les voitures qu’il héberge ressemblent à des jouets. Ce sont des jouets. Des jouets d’homme. Mudas a vécu plusieurs années dans ce milieu de big bazar. Il devait être heureux. Il aimait sa femme, dit-on, rentrait chez lui dès qu’il le pouvait. Et puis il s’est passé un je ne sais quoi qui l’a conduit à se foudroyer le cigare au pied de mon immeuble.

Pourquoi, mais pourquoi, grand Dieu, tenait-il absolument à ce que je le regarde opérer ?

Pour se donner du courage ? Pour que quelqu’un « du métier » puisse témoigner ensuite qu’il y a indiscutablement eu suicide ?

Non, franchement, t’as pas une idée ?

Загрузка...