ÇA VA Y ÊTRE !

Celui qui m’ouvre est un gros ahuri avec des chaussettes mauves déchirées aux coudes. Il a le teint rose des produits Cochonou, des poils blonds qui brillent au soleil, et des yeux aussi expressifs que ceux d’un noyé sur une table de dissection.

— Ce qu’il y a ? me questionne âprement l’individu.

La porte ouvre directement sur une grande pièce enfumée, meublée d’une grande table de réunions au bout de laquelle se trouvent : un jeu de cinquante-deux cartes, une bouteille d’anis Gras, deux verres, un pot d’eau, un cendrier fumant, et un petit bonhomme anguleux, à tête d’obsédé sexuel. Ce dernier n’est vêtu que d’un bloudgine et d’une médaille pieuse représentant une certaine idée de la Vierge.

Je cligne de l’œil au camarade « Tout-pour-Olida ».

— J’apporte ce que vous savez, fais-je en extrayant de ma vague le bitougnot prélevé dans celle de Benjamin.

Le petit gugus au torse nu, creux, mais velu, se lève.

— Pas dommage, le vieux a craché ?

— La preuve !

Mister Pètesec me chope l’objet et le fait sautiller dans son creux de main, comme il ferait de ses burnes après un bain.

Après quoi, il se dirige vers un étrange appareil dont déjà je lorgne, et qui se dresse, sur ses trois pieds télescopiques, au fond de la carrée.

La taule pue la ménagerie en grève. Des lits de camp sont dressés de part et d’autre d’un petit réfrigérateur surchargé de bouteilles de bière.

Cela ressemble à un refuge d’émigrés sans papiers. Des relents de boustifaille avariée dominent les senteurs de pinceaux négligés et de pets refroidis. Un évier encombré de vaisselle sale, une poubelle débordante de boîtes de conserve mal ouvertes, et deux valises exténuées complètent le décor du P.C. des « Panthères Bleues ».

Le pètesec trifouille dans une espèce d’appareil d’optique, garni de tubulures chromées et tire-bouchonnantes. Il le dévisse, ajuste dans le corps de l’appareil le bitougnot que je viens d’apporter et se met à siffler joli entre ses dents nicotiniséées.

— Au poil. On est parés, reste plus qu’à attendre les ordres.

— Je les apporte, fais-je calmement.

Il me dééfrime comme s’il venait seulement de m’apercevoir.

— Qui es-tu, toi ?

Il est des instants capiteux, par exemple, lorsque, mis au pied du mur, tu es contraint de broder à perte de vue pour t’en sortir. Dire n’importe quoi, mais avec aisance et naturel. Regarder paisiblement ton interloc, sans en remettre.

— Disons que je couvre le secteur Séénégal-Côte-d’Ivoire, réponds-je au pif.

Chose curieusement étrange, ou étrangement curieuse, il paraît pleinement ravi par cette explication dont l’évasivitéé pourtant n’échappe à personne.

— Ah, bon, c’est vous ! s’empresse-t-il de me voussoyer non sans respect.

— En personne.

— Alors vous avez peut-être remplacé ce pauvre Fritzmann ?

Achtung ! Danger ! Prière de faire gaffe à sa menteuse.

Je noircis mon regard au maxi.

— Si tu permets, gars, je préfère ne pas parler des absents ; on n’est pas là pour papoter au thé de la baronne.

Mon ton, mon visage grave lui en imposent. Il acquiesce d’un hochement. Alors, Mister Bibi se grouille d’enchaîner.

— Le boulot pour demain matin.

— Où, quand, comment, et surtout, qui ? demande le frileux à tête de faucon authentifié.

L’instant solennel est venu. Celui que tu dois conserver ton self, ne pas frémir d’un poil de culte, faire montre. Du nerf, mon Sana !

Je tire la page que j’ai découpée, ou plus exactement arrachée dans Abidjan-Soir.

— Ce monsieur, pendant la cérémonie qu’il présidera.

Pètesec qui ne pète plus, et en tout cas pas sec, a une petite moue.

— Je croyais qu’on devait viser plus haut, dit-il.

Il rigole :

— Si j’ose causer de « viser » !

— Eh bien, il ne faut jamais rien croire quand on exéécute un contrat, mon petit gars. Bon, préparez le matériel, on file…

— Où ça ?

— Sur place, pardi, à Râmina-Grobi’s, l’inauguration aura lieu de bonne heure à cause de la chaleur, et les routes qui y mènent grouilleront de poulets avant l’aube, pas la peine qu’on prenne des risques. On se démerdera pour pieuter dans le secteur…

Le petit fané à tronche d’obsédé inassouvi pousse un soupir qui expédierait un adepte du wind-surfing jusqu’au milieu de l’Atlantique.

— Allez, Gradube, au boulot ! intime-t-il au gros chauve.

Je les regarde s’affairer, en priant énergiquement mon saint patron pour que personne ne se pointe ici avant notre décarade. Maintenant que je tiens mes loustics, il s’agit de plus les quitter avant l’accomplissement de « leur » mission !

* * *

Et alors, lecteur joli, bébête pensante (si peu), tendre amoindri du bulbe, éclopé de la matière grise, robot à tête verseuse, aimable moudu, loque interloquée, alors à présent, oui à présent, tu vas me faire l’immense plaisir de refermer ce livre poignant, puis de le rouvrir à la première page imprimée et de relire le début, ô joie de ma vie, source de mes revenus, ami d’enfance de mes fantasmes. Survole cette sorte d’espèce de premier chapitre diaboliquement intitulé « Afin de bien te faire piger ce qui suivra… »

C’est à des prologues comme ça qu’on mesure la maîtrise d’un auteur.

Oui, relis, et quand tu auras relu, relie cette œuvre phénoménale, elle en vaut tout autant la peine que la tête de Danton qui fut massicotée de première. Pendant que tu relis, je t’attends, comme j’ai attendu les deux gredins dans un sentier, non loin de leur bagnole.

Et quand ils sont revenus de faire le coup d’oublie-moi-mon-amour à cette enviandure de Sauveur Linduré, je leur ai dit de mettre l’appareil au papa Chultenmayer dans le coffre de la tire. Et on a pris une piste qui partait dans la forêt à peine plus vierge qu’une classe de maternelle de Saint-Ouen. Et là, sous prétesque de pipi, les y ai traîtreusement abandonnés pour me rapatrier dare-dare (et je pèse mes « d ») sur Abidjan. D’à l’Hôtel Ivoire de laquelle j’ai mis en branle tout le bigntz, via le Vieux, pour obtenir une audience du gentil président Houphouët-Boigny, très vite après, raconter à cet homme éminent ce que l’abject Linduré mijotait contre lui : le priver de mémoire pour le rendre inapte à gouverner et ainsi, lui chouraver son fauteuil présidentiel, le pauvre, après tout ce qu’il avait fait pour son pays et pour le nôtre !

Et alors le président, ensuite de m’avoir entendu, m’a pressé des deux mains à la fois, qu’heureusement je suis pas manchot. Il a mandé le chef de la police, un homme tout ce qu’il y a de sûr, et on a opéré une descente éclair chez Linduré.

Je te raconte en pressant un peu, parce que j’ai déjà vachement dépassé le calibrage autorisé. A ce point, va falloir qu’ils rajoutent un cahier de 32 pages supplémentaires, au Fleuve, sans pouvoir majorer le prix de vente, tu te rends compte d’une vacherie que je leur fais ? C’est leur marge bénéficiaire que je carbonise en déconnant trop long, en t’en refilant tant et plus pour ton pauvre argent foireux, mon lapin. Alors si je me laisse aller encore, ce serait un deuxième cahier de 32, et du coup, la maison met la clé sous 1e paillasson. Le Fleuve se tarit. On court tous s’inscrire au chômage, les auteurs. Ou chez Gallimouille qui casque encore moins ! Et le Fleuve sans eau se transforme en autoroute, merde ! Une de plus. A péage, naturliche.

Enfin, je t’explique ma raison d’activer.

Donc, descente chez Linduré. On trouve messire le ministre dans un fauteuil, avec une poche de glace sur la frisure, et son chauffeur-homme de confiance devant lui, s’escrimant pour lui faire revenir une once de mémoire, mais tiens, fume ! — tandis qu’un docteur explique qu’il a dû se péter un vaisseau fantôme en jactant près du barrage que le peu d’altitude, crac ! aura suffi vu qu’il est hypertendu, Sauveur.

Et les petits vaisseaux qui nous tissent, faut pas trop chahuter avec. Le moindre qui déconne et Mister le Mec est « out ». Là tu mesures toute la si-peu-de-choseté de la vie qui nous prend, nous lâche, crac ! tout culment, la gueuse. Et pas moyen de prémunir. T’es marron, noyé, moins que pet léger dans la bourrasque. Prions, mes frères, ou bien allons nous faire foutre, ce qui n’est pas négligeable non plus.

Le Sauveur, il glatemouille sous ses glaçons aussi précaires que sa pomme. Il brandouille du bol, dit qu’il sait plus, qu’il sait pas. Bon, Sauveur Linduré, ça oui, il veut bien, ça lui rappelle quelque chose. Ministre ? D’accord. Y a des souvenances à la traîne dans ses méandres cervicaux. Sa femme, ses seize maîtresses (car on est monogame en Côte-d’Ivoire), ses quarante-trois enfants ? Des lueurs. Et alors ?

Et t’imagines nous qu’on se pointe, le chef de la police, les forces, moi. Il en pétafine ses ultimes éclairs de belle lucidité, Sauveur. M’est avis que les copains de « Panthère Bleue » ne lui ont pas pleuré la sauce : Il a pris la toute belle décharge. Une décharge d’éléphant ! Une décharge publique ! Vzzzzou ! Plein le cassis. A gaga ! Irrécupérable.

Mais je te passe, pas les obliger à un second cahier suppléémentaire, au Fleuve, ou qu’alors ils te vont choisir des caractères tellement fins qu’on ne pourra plus me lire qu’au microscope, la loupe ne suffisant plus.

On investit la baraque. Et on retrouve, dans une espèce de geôle améénagée, non pas dans les caves, c’est trop commun, mais dans les combles, ce qui en est un ! On retrouve, dis-je, le vieux Chultenmayer en marmelade morale, sa grande fifille, la Rose-Mary, veuve Mudas et — ô joie — la mère Pinuche en parfait état de marche. Comme elle avait son tricot dans le sac au moment qu’on l’a raptée, elle pénélope un cache-nez, à son César en prévision du prochain hiver. Un chouette boa de laine gris Toussaint, avec une traînure marron-merde dans le milieu pour faire plus gai.

La dame à Chultenmayer a été virgulée de l’avion, à ma suite, et alors, au fond de son désespoir, le pauvre savant a crié son ignorance à propos du bitougnot, de telle manière, avec des accents si forts, si vraiment véritablement vrais que Linduré l’a cru ! Il a pigé que Pépère pouvait pas donner c’t’affûtiau car l’objet se trouvait en possession de M. Sterny, son agent, comme qui dirait l’homme chargé de s’occuper de sa matérielle : des brevets, des financements, et tout ça ! Ils sont revenus donc. Et le voilà en pleine capilotade, ce cher homme, veuf d’une si jeune et jolie dame, collaboratrice émérite. Son bras droit, quoi ! Enfin, disons son gauche, ce sera plus correct, vu qu’il a besoin de sa main droite pour pisser.

Interrogatoire du vieux chauffeur secrétaire. Il s’affale au pied du pot aux roses. Que ferait-il d’autre ? Compte tenu des données fondamentales du problème, comme disait jadis le bon Georges Bidault qu’avait la raie au milieu et la gourde réglementaire en bandoulière.

Il nous dit tout, ce qui, joint à ce que je sais, et ajouté à ce que je devine, plus aux déclarations de Mme Mudas (le tout traité dans l’impétueux mixer de mon cerveau) me donne une admirable vue d’ensemble sur la vérité.


On embarque le savant, sa grande fille, la Pinaudère vers des lieux plus hospitaliers.

Juste comme on va s’en aller, une tornade sombre se précipite sur moi.

Tu sais qui ? L’époustouflante Murielle, dont les baisers te déguisent Popaul en barre à mine. Avant de monter dans le fourgon cellulaire en compagnie de Linduré et de sa clique, elle veut me faire amende honorable. Elle dit que notre séance amoureuse, jusqu’à la fin de ses jours, elle se la rappellera. J’suis un amant inoubliable, selon elle. Il lui faut un dernier baiser de feu pour qu’on se sépare en parfaite harmonie, que les Vieux de sa tribu ancestrale, plus Notre Seigneur Jésus, venu à la rescousse, lui pardonnent ses infâmies.

Un baiser.

Sa bouche pulpeuse ressemble à une fleur, je crois te l’avoir déjà dit, ou alors c’est que j’avais la tête ailleurs.

Ces deux lèvres magistrales, féeriques, et tout le bidule, me fascinent.

Je lui présente mon mouchoir.

— Tiens, ma gosse, commence par ôter ton rouge à lèvres.

Elle s’exécute, frotte énergiquement, dénude si je puis m’hardir à causer de la sorte, sa bouche de super-déesse.

— Bravo, approuvé-je, et maintenant, chérie, passe-moi tes microbes !

Le baiser étant ultime, il est long comme dans une fin de film.

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