LES RENCONTRES DU CIEL

Et puis bon, en plus, je me pose des questions pendant que les réacteurs réagissent et que les hôtesses froufroutent dans des voiles bleus. Noirpiotes, elles sont, ces gentilles demoiselles, avec des nichemards plus durs que des calebasses. Y en a une d’elles qui m’a foutu un coup de nichon sur la tronche en passant une flûte de roteux à mon voisin, que j’en ai vu trente-six lucioles, plus, en prime, son entre-deux qui n’est pas Renaissance, espère !

Mes questions en question sont plutôt flicardesques. Ainsi je me dis : « Les Chultenmayer-parents ont demandé au chauffeur de bahut quel aéroport desservait les lignes d’Afrique. Donc ils n’avaient pas rendez-vous avec leur fille et belle-fille sinon ce point essentiel aurait été précisé, tu penses bien.

Et puis d’autres trucs de ce tonneau me viennent en gamberge et je les vendange au fur et à mesure, car il ne faut jamais laisser moisir ses idées lorsqu’on bâtit une enquête. Sinon, le ciment devient poreux et les moellons partent à dame.

Mon voisin est un vieux kroum grinchard, teint jaune, haleine comme quand tu rotes du gibier, et merci beaucoup pour la compagnie. Il m’a déjà rouscaillé contre comme quoi j’ai redressé mon dossier pendant qu’il tétinait son champ, ce qui lui a déséquilibré l’éclusage. Il a une rosette de la Légion grosse comme un cataphote de vélo hollandais, et un peu plus brillante ; et puis des lunettes sans monture, et encore une moustache grise dans les poils de laquelle s’obstinent les miasmes de ses renvois. Te dire si j’suis un auteur franchement dégueulasse pour donner des précisions de la sorte. Mince, la scatologie, l’hyperréalisme, ça lui fait pas peur, l’Antonio. Tu parles d’un !

Le vioque se met à farfouiller dans un attaché-case en peau de crapaud, et il éparpille jusque sur mes genoux des barèmes, des trucs et des machins pleins de chiffres qui flanqueraient la colique à Pythagore.

Il cramponne un bloc quadrillé et se met à chier des chiffres de son cru, bien pointus, de cette écriture toute en aspérités des vieux bonzes du temps-jadis-qui-ne-reviendra-plus-t’auras-beau-dire et beau-frère.

C’est alors qu’une main se pose sur mon épaule. Une main ferme et douce.

Je relève la tête. Et pendant une pincée de dixièmes de seconde voilà que je ne me rappelle plus ni où je suis ni ce que j’y fais.

— Oh, Marie-Marie, mais qu’est-ce que tu…

Et je largue la suite éventuelle pour tout résumer en un rugissement dont un lion se contenterait pour annoncer qu’il en a ras les burnes de son dompteur à la gomme qui fait le flambard avec son fouet et ses bottes vernies.

Elle rit gentil, la Musaraigne. Ses taches de rousseur crépitent comme des bulles de champagne. Elle s’est changée depuis ce morninge, porte à présent un mignon tailleur léger, en toile jaune, et tu vas te marrer : elle s’est maquillée. C’est la première fois que je la vois avec du rose aux joues et du rouge aux lèvres. On lui donnerait quatre ans de mieux, facile.

— Comment as-tu pu croire que je sacrifiais un déjeuner avec toi à un cours de philo, Tonio ? demande-t-elle sur un ton de reproche.

Je pose ma main sur la sienne. C’est saugrenu comme attitude, nous deux : elle debout, dans ce D.C. 8 de profil, et moi assis, maintenant sur mon épaule ses doigts frémissants. Et le vieil ulcéreux d’à côté qui gabouille déjà des malveillances entre ses faux dominos. Et les ronrons flouzeurs des lampes à souder qui nous emportent au-delà du tropique du Cancer, vers les équateurs…

Je finis par me lever. La suis en classe touriste, les firsts étant bondées malgré le peu de fréquentation de ce vol, mais tu sais la vie ? Y a les riches, les pas riches qui font semblant d’être aux as, et ceux qui ont des droits. Alors tout s’agglutine au niveau supérieur, logique. La société de consomption ! L’hôtesse aux seins de pierre qui me faisait du rentre dedans avec son bustier est morose de me voir évacuer. Elle se déplaisait pas à nouer un flirt avec bibi, au fil des kilomètres. Déjà qu’elle m’avait lancé son blaze : Aïcha. Mais elle est déconfite de voir le pouvoir de Marie-Marie l’emporter sur son pouvoir d’Aïcha.

— Alors tu es rentrée pour faire une valise ? je demande, tout benêt, comme le cousin de la campagne avec ses souliers neufs (alors que son cousin de la ville, à présent, il porte des sabots !).

— Et pour prendre du fric et mon passeport.

— Tu avais de l’argent ?

— Des économies assez substantielles, oui, mon cher.

— Et tu t’es fardée ?

— Pour pas que les douaniers regardent de trop près mon passeport, j’ai que seize berges.

— Et pourquoi es-tu venue, péronnelle ?

— Cherche…

— Je chercherai plus tard.

Elle regarde par le hublot. On survole la France, très rapiécée, mais toujours neuve quand il fait soleil.

Son profil forme médaille contre le vitrage étincelant.

— Ton maquillage m’intimide, je murmure.

— Tant mieux, fait-elle sans se retourner.

* * *

Comme dirait mon pauvre cher Béru : une pluie antidiluvienne noie l’aéroport d’Abidjan lorsque nous nous y posons aux aurores du lendemain. Quand je dis pluie, je reste dans la convention, car il s’agit de trombes d’eau.

Un employé de l’aéroport, vêtu d’un short kaki, d’une chemise blanche à épaulettes et d’une chevelure afro qui fait ressembler sa tronche à un tas de fourrage noir, est là, à l’échelle, armé d’un pébroque d’escouade afin de piloter les passagers jusqu’au bus de piste stationné en bout d’aile. Mais comme il n’a qu’un pépin et qu’il veille d’abord à s’en abriter soi-même, les débarquants préfèrent galoper jusqu’au véhicule. Le temps d’accomplir les huit enjambées indispensables, et nous sommes mouillés jusqu’aux rognons, avec la raie médiane qui cataracte comme une gargouille.

— Je voyais pas l’Afrique commak, dit la Musaraigne en claquant des chailles.

— Il faut se méfier des idées reçues, souris-je.

On est empilés. Le chauffeur, un superbe Ivoirien qui, c’est vrai, n’y voit pas grand-chose sous ce déluge, démarre en, tu sais quoi ? Trombe ! Te dire s’il est opportuniste ! On fait comme des boutanches-debout-dans-un-panier-placé-sur-le-dos-d’un-mulet-en-train-d’escalader-la-cordillère-des-Andes.

Vrrtrout ! La culbute. Ça glapit, enrogne, proteste. Je profite pour ouvrir en douce l’attaché-case du vieux grinchard et donner la liberté à ses barèmes de merde, que sacré bordel, on aura eu la vie carbonisée par eux, les barèmes, et tous ces machins qui te prévoient tout, y compris ta pomme, te réglementent, ensaucissonnent serré, pas que tu bronches : qui t’étatisent, bureaucratisent, démoralisent, neutralisent. Qu’on t’empêche, quoi. C’est cela la chiendance : cette volonté d’empêchement qu’on a délivrée contre toi depuis tant si longtemps, et qui s’accentue de plus en plus comme la viscosité d’un marécage où tu t’enlises, pauvre cervidé qui ne croit plus que par ses ramures de cocu congénital.

Marie-Marie se tient serrée à moi. Et sa présence, si contre, sa chaleur, son très ténu parfum, me déconcertent fondamentalement. Et quoi, s’agit-il d’une enquête ou d’un voyage de noces ? Les voyageurs puent le chien mouillé. Mais par-delà leur fouettance, la forte odeur de l’Afrique finit par l’emporter. On devine la chaleur à travers la pluie si intense. Des senteurs bouleversantes de plantes comme nulle part ailleurs.

Marie-Marie, cette personne dont je sens les rondeurs ? Comment faire pour échapper à ce complexe d’inceste qui m’empare ? Comment oublier la petite fille qu’elle était, il y a quelques jours encore ?

— Ta tante sait que tu es ici ?

— Cette grosse truie ? Je lui ai laissé un mot que je m’en allais quelques jours chez une copine.

— Elle va le croire ?

— Les mensonges, c’est pas fait pour être crus, c’est fait pour éviter la vérité, répond-elle non sans quelque pertinence selon moi.

Le bus nous largue dans le bel aéroport moderne tout empanaché de drapeaux ivoiriens qui ressemblent à des drapeaux italiens, sauf que le rouge est orangé. On charrie nos hardes détrempées jusqu’au bureau des douanes où de beaux officiers vachement bien sapés examinent nos passeports. Ils ne tiquent pas sur l’âge de ma compagne. Bon : les bagages au tourniquet. Ensuite un taxi. Il s’agit d’une Pigeot 404 en comparaison de laquelle une poubelle de la Goutte-d’Or pourrait passer pour le carrosse d’apparat de Sa Majesté le shah Durand.

Drivé par un S’en-fout-la-mort rigolard, il produit en fonctionnant le bruit que faisaient les vieux bateaux à aubes de jadis. Le taximan, très jeune, avec un ticheurte à la gloire de l’équipe de foot de Saint-Étienne, a certainement obtenu son permis sur auto-tamponneuse de la Foire du Trône, on le devine à sa façon de démarrer en troisième vitesse, de rouler avec deux roues sur le trottoir, de mettre sa flèche à gauche pour tourner à droite, et de rester accoudé au klaxon pour se frayer un passage plus aisément.

Hôtel Ivoire, t’es sûr ? me demande-t-il, alors que nous abordons les faubourgs d’Abidjan.

— Oui, oui, je suis sûr.

— T’aimerais pas mieux un autre, plus joli, où t’auras des prix d’ami ? C’est un copain à moi qui tient. Si je t’amène, il te soignera bien.

— C’est gentil, mais je suis attendu à l’Hôtel Ivoire.

— T’auras qu’à décommander. Chez mon copain, c’est la belle vie de luxe, tu sais. Y a une piscine et tout ça…

— Non, merci.

— Je vais quand même te montrer, c’est sur le chemin de l’Hôtel Ivoire.

Résigné, je la boucle. D’ailleurs sa façon de piloter est autrement préoccupante. Il renverse une charrette de potier, écrase un chien famélique, déclenche quinze crises de tachycardie chez des génaires et finit par virer à angle presque droit dans une ruelle non pavée, au centre de laquelle une eau bourbeuse s’écoule avec la frénésie du Drac en crue.

Pendant cette équipée, la Miss Tresses s’est cramponnée à mon bras, pour maintenir un semblant d’équilibre, et puis aussi, parce que.

Le driver-man freine si fort que, bien qu’occupant la banquette arrière, je manque me retrouver sur celle de devant.

— C’est ici, nous lance-t-il, en nous montrant une construction sous la pluie.

Il s’agit d’une baraque blanche, tout en longueur, ravaudée au moyen de plaques de tôle et sur laquelle on a peint « otel » en lettres noires et baveuses. Elle est comme découpée en tranches par une succession de portes qui la déguisent en œuvre surréaliste, car la longue façade ne comporte aucune fenêtre : juste des portes. C’est une espèce de wagon de chemin de fer sans vitres. Un tonneau de forte taille, scié en deux et à demi enterré sert de piscine, ça se comprend au robinet qui le surplombe au bout de son tuyau. Y a des vieux vélos rouillés appuyés à la façade, plein de gosses merdeux sous un hangar contigu, et des cadavres de rats noyés jonchent un sol dont je ne te dis que ça.

— Tu viens visiter avec ta jolie dame ? propose obligeamment l’obstiné rabatteur. C’est tout confort et tout.

— Mais bordel de merde, je te demande de nous emmener à l’Hôtel Ivoire ! m’emporté-je.

Le jeune chauffeur se renfrogne. Quand il cesse de sourire, il paraît presque méchant.

— Oh, bon, ça va bien, ronchonne-t-il. Toi z’autres, les Blancs, vous êtes tous des sales cons !

Il exécute une manœuvre dont tu ne pourrais croire capable un véhicule à essence et ressort de l’impasse en continuant de débiter des choses racistes que je préfère ne pas écouter parce qu’enfin, j’ai beau être de son avis à cent pour cent, ma qualité de Blanc me dissuade de le renchérir, que je le veuille ou non.

— Attendez ! glapit soudain Marie-Marie.

Mais l’autre pomme est trop en renaud pour obtempérer. Tout ce qu’il veut, maintenant qu’il a raté une commission, c’est nous jeter sur le parvis de l’Hôtel Ivoire, et puis bonsoir m’sieurs-dames !

La môme est quasiment agenouillée sur la banquette défoncée et regarde par la lunette arrière, bien que celle-ci soit aussi claire que la marquise d’une gare dont la ligne n’est pas encore électrifiée.

— Quoi ? je demande.

Elle me montre une silhouette sous la flotte. Celle d’un gros zigmuche en imperméable verdasseux, coiffé d’un de ces préservatifs transparents qu’on te vend pour trois francs six sous dans les Zeuromarkas pour protéger ta tête de nœud des intempéries soudaines.

— Eh bien ? insisté-je.

— Je reconnais ce type, dit-elle.

L’intéressé vient de disparaître dans l’impasse. On bombe à présent dans la rampe qui quitte Abidjan pour grimper vers le magnifique Hôtel Ivoire. La pluie a cessé instantanément, et le temps de compter jusqu’à un virgule quatre, v’là le soleil qui reprend ses droits.

— Qui est-ce ?

Elle réfléchit.

M’adresse un signe impatient pour m’intimer de me taire, pas brouiller la combinaison de ses réflexions.

— Me souviens plus, finit-elle par s’avouer vaincue. Mais je trouverai.

* * *

Histoire de rendre son sourire au conducteur, je lui file un pourliche équivalent à deux fois le montant de sa course.

Mais si tu crois qu’il va me tailler une pipe pour me revaloir pareille largesse, tu te goures !

— T’as pas du dollar ou du franc suisse ? il demande, sourcils joints par le mécontentement.

— Non, mon grand, pardonne-moi.

— Tu devrais : le franc français, c’est juste de la merde.

M’ayant donné ce cours express d’économie, il ajoute en me désignant le palace :

— Chez mon copain, tu peux y aller avec des francs français, là, non !

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