Pas de surprise. Un non, de Jeannet. Quatre oui : de Bertille (un homme a deux jambes, une famille a deux ascendances, me dira-t-elle ensuite), de Salomé et de Blandine (suivant une mère décidée plutôt qu'un père divisé), d'Aubin (par sympathie pour les dards de l'Ommée). Un bulletin blanc : le mien. Mme Rezeau n'a pas voulu participer au vote :
— Moi, je prends seule mes décisions.
Le résultat à peine consigné sur le livre de famille, elle a filé, Mme Rezeau, avec Salomé, entraînant cette frileuse sur la promenade Ballu en dépit d'un froid piquant. Tandis que Jeannet, pas content, tournait autour de moi en grognant : De toute façon La Belle Angerie, je n'y mettrai jamais les pieds, je les ai vues discuter toutes deux en faisant la navette, bras dessus, bras dessous. Inutile d'entendre pour comprendre et Salomé me l'a confirmé une heure plus tard. Madame Mère insistait :
— Est-ce que vraiment, ma petite fille, il n'y aurait pas moyen d'obtenir un petit quelque chose d'officiel ?
Elle était prête à s'engager bien plus loin que je n'aurais pu le croire :
— Surtout dis bien à ce garçon que tu n'es pas sans rien. Au besoin je ferai le nécessaire.
Et reculant devant la franchise tranquille de la petite qui répondait : Mais enfin, grand-mère, ne sois pas vieux jeu Gonzague ne peut pas se marier avant plusieurs années ; on n'en parle même pas ; on s'aime, ça suffit… elle a fini par battre en retraite :
— Après tout, après tout…
Elle a fini par se retrouver toute lâche et, se ressouvenant peut-être d'une lointaine aventure, s'est montrée, pour cette enfant-là, presque détachée de son passé, de ses principes :
— Après tout, je veux bien, moi, profiter de mon reste. Profite de ton commencement. Tout est si court…
Tout est si court, en effet : elle en a fait l'expérience ; moi aussi ; Salomé la fera bientôt. Mais nous sommes en sursis dans les guirlandes et les odeurs de dinde aux marrons. J'en connais une qui va être prise au dépourvu quand, à minuit, Bertille nous laissera entrer dans la salle et enlèvera le drap qui recouvre les étrennes, rangées par petits tas individuels sur la desserte.
Nous offrons tout le 25 décembre. Mais le Père Noël, ce bon papa Gâteau mâtiné de Père Eternel, qui a gérontocratiquement succédé au petit Jésus, nous l'avons, pour mensonge inutile, refusé : comme le sapin qui sèche dans chaque foyer durant quinze jours et y pleure ses aiguilles sur le parquet au nom de ses trois millions de jeunes frères, enfants de la forêt massacrés chaque année pour les nôtres. Bertille centralise les cadeaux, offerts par chacun à chacun : ne vous offriraient-ils qu'un crayon, les donataires se sentent plus à l'aise et se réjouissent davantage quand ils sont aussi donateurs.
Or ma mère, qui le soir de Noël nous offrait une orange, qui est venue les mains vides, elle a son tas : cinq paquets enveloppés de papier-fête, ficelés en croix avec des choux de bolduc. Elle n'en a jamais tant vu : ses parents, comme mon père, étaient plutôt serrés. Parmi ses rides, elle fait des mines de petite fille gâtée. Elle défait patiemment les nœuds, du bout des ongles. Elle déplie les papiers sans les déchirer. Elle pousse des cris de souris en découvrant une boîte de bonbons à la menthe (Aubin), une liseuse (achetée en association par les filles), une ironique boite de savonnettes (Jeannet), un moulin à café électrique destiné à remplacer son archaïque engin (Bertille) et enfin, à titre de provocation ou de symbole, un petit olivier d'argent à six branches garnies de nos six médaillons : le tout hâtivement réuni en fin d'après-midi quand nous avons su qu'elle restait.
— Merci, répète-t-elle, merci, mes enfants.
Elle est ravie. Elle n'est pas moins vexée. Elle perd la face. Elle va et vient dans la salle décorée par Jeannet, dont c'était le tour de trouver un thème et qui, avec des boules de verre de différentes grosseurs, a bricolé un système planétaire autour du lustre, astre central noyé dans des protubérances lumineuses de plastique rose. Elle s'arrête sous un spoutnik qui croise du côté de Jupiter, le long d'un double fil… Mais soudain nous voilà dans la nuit. Jeannet vient d'éteindre et le spoutnik, en clignotant, se met à filer vers la corniche. Il revient, il repart. On admire. On s'en lasse. On rallume. Madame Mère n'a pas changé de place, mais elle a tout à fait changé d'allure. Elle s'avance, impériale, vers sa bru :
— Vous m'excuserez, Bertille, je n'avais rien prévu. D'ailleurs mon fils m'a fait à cet égard une réputation justifiée : je suis très avare.
Ses deux mains sont passées derrière son cou et s'occupent. Léger déclic : elle vient de décrocher son double fil de perles blanches, grises, noires, roses, en mélange : bijou curieux, bijou sérieux, le seul qui reste de la grand-mère Rezeau :
— Vieille peau gâte l'orient, reprend-elle. Ça fera mieux sur vous, ma fille.
Et voilà au cou de Bertille, médusée, deux cents fines tirées du profond des mers chaudes où le requin parfois vient croquer du plongeur. Mme Rezeau respire. Mme Rezeau triomphe. Elle le regrettera jusqu'à sa mort, son collier. Mais elle a fait figure ; elle va pouvoir manger, boire et dans la chambre d'ami, ensuite, ronfler comme un sapeur, tandis qu'au creux du lit nous commenterons la journée, Bertille et moi, et que discrètement, dans un petit vent aigre qui porte au loin des rumeurs de guinguette, Jeannet en pull roulé sous sa veste de cuir, Salomé emmitouflée dans le manteau de chat qu'elle vient de trouver dans son lot, en ordre dispersé, fileront vers leurs amours.