Coup de fil à Baptiste Forut, le demi-beau-frère et surtout ami, peintre de son état, pour l'entendre rire à travers sa barbe :
— C'est une histoire de revenants, dit-il. Je n'ai jamais peint de revenants. Si elle revient encore, tu me laisseras faire son portrait.
Coup de fil à Arnaud Maxlon, collègue, voisin, ami de vingt ans, comme moi remarié et entouré d'enfants de lits différents. Il aime assez, sur le ton bonhomme, prévoir le pire :
— Bon, dit-il, elle a attendu qu'il y ait prescription. Méfie-toi : ça pue la récidive.
Coup de fil à Paule, cette amie plus âgée, un peu maternelle, d'avant Monique. Depuis son départ pour l'Espagne, je ne l'ai jamais revue. Mais depuis son retour nous nous téléphonons une fois par mois : Paule, qui s'avoue toute blanche, perdrait beaucoup à se laisser voir. Elle a l'oreille intacte et sa voix sans présence juge avec un souverain détachement :
— Tu vois ! Les serments d'amour, les vœux perpétuels d'exécration, ça se vaut. Fais attention à Mme Rezeau : au nom près, ce n'est sûrement pas la même personne.
En l'absence de Jeannet, probablement hostile, la démocratie familiale avait au déjeuner conclu dans le même sens. Avis de Bertille : Je ne pouvais pas hésiter. Réintégrer la mère, c'est aussi réintégrer les enfants dans leurs droits. Avis de Salomé : Tes histoires avec elle, ça ne nous regarde pas, à moins qu'elle n'en fasse de nouvelles. Avis de Blandine : Voir venir. Avis d'Aubin : On aura l'œil. Et maintenant je réfléchissais. Il avait fallu à ma mère un certain toupet… Soyons juste : il lui avait fallu un certain courage et peut-être aussi quelque chose de mieux pour se risquer ainsi. Avec de la hauteur (Ce qu'on a raconté, voyez comme je m'en moque) et de l'astuce (Mon fils ? Il ne résistera jamais à l'insolente joie de me rendre service) nous pouvions lui prêter de la considération. Mais pourquoi pas de la lassitude ? De la solitude ? On se ressemble, oui. On se transforme plus encore. Pour être Jean Rezeau, étais-je le même que jadis aux branches du taxaudier et plus tard au bras d'une autre femme ? Je me souvenais, bien sûr, de ma jeunesse. Mais j'avais depuis lors connu pire. Si un malheur ne chasse pas l'autre, il le masque comme un arbre en masque un plus lointain : le dernier planté, dans ma vie, faisait beaucoup plus d'ombre.
Après avoir seulement accepté un porto, elle était partie en hâte, Madame Mère : sans donner l'adresse de son hôtel et en nous demandant seulement de la rejoindre au premier appel :
— En voiture, surtout On m'a dit que tu avais une I.D. Tu vois, je t'aurais cru amateur d'engins à défoncer le vent. « Rien de voyant, rien de bruyant : transport en confort » disait ton père. L'LD. me va. Je compte sur toi.
Je n'avais rien promis. Assis à mon bureau, le nez sur mon sous-main, je réfléchissais. Inquiété par la résurrection d'un vieux maléfice. Tracassé, balancé entre la peur d'être dupe de ma mère et celle d'être dupe de moi, entre le souci de rester intact et l'envie de replonger dans ma jeunesse. Les événements prévus réveillent chez moi une vieille manie de faire le point. Devant moi, à plat sur le buvard, il y avait cette feuille de papier extraite d'un tiroir : un petit tableau généalogique (Fred disait : et par endroits généa-illogique) établi par mon père. Les familles ont des lieux de rencontre privilégiés : église, mairie, cimetière ; parfois aussi, pour quelques-unes, une maison aux souvenirs aussi profondément enracinés que les ormes de son parc. Mais elles n'y sont jamais au complet et le rendez-vous général, bon gré, mal gré, c'est la généalogie : soit sous l'apparence de ces arbres dont nos enfants sont le printemps, soit sous la forme étagée où les lignées, de trait en trait suspendues, ressemblent aux mobiles de Calder.
Celle que j'avais là, sous les yeux, était de ce dernier type et, je ne sais pourquoi (je ne sais pourquoi ? Vraiment ? Je procède de qui me précède et vivra de moi qui me suit), je l'avais depuis la mort de mon père tenue à jour. Pour ce, malgré l'absence de contacts, nous ne manquions pas de renseignements. Moi aussi, j'avais mes observateurs : arrière-cousins pleins d'insistance sur le thème : Enfin, voyons, il faut arranger ça ; transfuges animés de sentiments contraires ; et surtout commères du voisinage, jamais découragées par mon silence. Celles-là, c'est fou ce que de telles situations peuvent les exciter ! Pendant dix-huit ans une dame Lombert, libraire à Segré, signant son nom, donnant son adresse, s'était crue obligée de me faire un petit rapport trimestriel. Cela donnait :
Méchante nouvelle, monsieur ! Votre taxaudier est par terre, comme tous les arbres de valeur. On fait de l'argent.
Ou encore :
C'est par le Courrier de l'Ouest que votre mère a appris la naissance d'Aubin. Elle a d'abord eu la même réaction que voilà des années, en apprenant la mort de votre première femme : « Il aurait tout de même pu m'envoyer un faire-part. » Puis elle a grogné : « L'appeler Aubin… Drôle d'idée ! Mais c'est un nom angevin. »
Ou encore :
Joli, le dernier mot de votre mère : « Ce raté, il a fini par réussir ! » J'ai bien compris qu'à son sens on se ratait fort bien en réussissant ; et qu'en même temps, toute réussite étant bourgeoise, elle vous attendait au tournant.
Ou encore :
Etait-ce de la gloriole ? Etait-ce de l'émotion ? Mme Rezeau aurait dit à la Jobeau, sa fermière, qui lui offrait des immortelles : « Moi aussi, je sèche. »
Elle s'était tue depuis peu, Mme Lombert, non sans m'en donner la raison, au dos d'une carte postale en couleurs représentant les citronniers de Menton :
Mon mari a vendu notre affaire pour se retirer ici. Me voilà exilée au chaud. Je ne serai plus au pays votre œil ni votre oreille. Vous me direz que vous ne me l'aviez pas demandé. Mais vous ne me l'avez jamais interdit, ne serait-ce qu'en me renvoyant une lettre. N'était-ce pas une complicité ?
Mais revenons à cette feuille étalée devant moi. Elle est partagée en trois zones. En haut règne la nuit des temps : habitée par ceux que je n'ai jamais connus. Séparés d'eux par une ligne fixe — le front de la mort au moment de ma naissance —, on trouve au-dessous, dans l'ombre atténuée du souvenir, les récents disparus : c'est une région qui s'est beaucoup peuplée et qui semble peser sur celle des vivants, pousser sur cette ligne mobile, tracée au crayon (car de temps en temps il faut la gommer, la redescendre), qui n'est rien d'autre que le nouveau front de la mort, enveloppant les vieillards, poussant des pointes pour aller cueillir en jeunesse un enfant chez Marcel, une jeune femme chez moi.
Derrière nous, déjà, il n'y a plus que trois personnes : la grand-mère Pluvignec, qui agonise ; le protonotaire apostolique, octogénaire, retiré dans un couvent dont il assure vaguement l'aumônerie ; et ma mère, au carrefour des trois branches sorties de ses trois fils.
La branche aînée, celle de Ferdinand, dit Fred, qui fut Chiffe, ce que j'en sais par des amis, par de longs (et désolés) commentaires de Mme Lombert, inspire à la fois la pitié et l'éclat de rire. 0 mon père ! qui étiez si fier de vos trois siècles de bourgeoisie indiscontinue, comme de votre nom honoré jusqu'au quai Conti et qui dans un sens vaut bien une particule… diriez-vous aujourd'hui que couleur ne suit pas ? Après Fred qui traîna longtemps la savate, un peu partout, pour échouer on ne sait trop comment à La Réunion et en revenir des années plus tard avec une doudou, Amandine Gomez et un petit quarteron… Oui, après Fred, obscur gratte-papier dans une banque de Montlhéry et locataire d'une cahute branlante à Longpont, l'aîné, le « chef de nom et d'armes », qui s'appelle Jacques, comme feu son grand-père, sera entièrement passé au brou de noix.
A ma gauche on est au contraire allé chercher du sang bleu : Marcel, qui fut Cropette, puis polytechnicien, puis officier d'artillerie, a épousé Solange de Kervadec, la nièce du cardinal. Sa « pantoufle » rachetée, il est devenu ingénieur et enfin P.D.G. — au Pecq — d'un braintrust spécialisé dans l'engineering (puisqu'il faut parler ainsi). Légataire universel de la baronne de Selle d'Auzelle, sa marraine, héritier d'un brelan d'autres tantes qui ont pieusement testé pour lui (en laissant toutefois 15 % aux bonnes œuvres, à titre de laissez-passer près de saint Pierre), c'est le typique bon époux, bon père, bon chrétien à bons revenus, encore arrondis par ceux de sa femme qui, pour compenser, dans la pure tradition de l'utérus héroïque, s'arrondit elle-même en moyenne une fois tous les deux ans. Ce n'est plus une maison, c'est une garenne ! se serait écrié Madame Mère après l'arrivée d'un petit neuvième. Y a du neveu, y a de la nièce et là, je suis incomplet. Après Louis, Rose, Aimé, je ne sais plus : le reste, c'est de la foule (mais de la foule correcte, baptisée, moralisée, vouvoyant ses parents… Des Rezeau, quoi ! Le genre fait foi).
Entre les deux, mon groupe. Je tiens le milieu, mais par hasard : de quoi qu'il s'agisse, je n'ai jamais pu ni voulu me situer où que ce soit. Evadé de la Société (s majuscule : celle qui n'ose plus se déclarer bonne, mais qui continue à le penser), je ne me suis intégré à aucune autre. Je suis un déclassé qui, pour ces Brahmes que sont les grands bourgeois, a préféré les Intouchables ; mais ceux-ci, qui appellent de leurs vœux une société sans classe, me lorgnent comme un transfuge incapable de se laver du péché originel. Par bonheur nous sommes nombreux, depuis quelque temps : ce qui monte, ce qui descend, ça se rejoint dans un vaste fourre-tout… où, faute de classe, interviennent aussitôt des classements par le fric et par le job, par la baignoire et la bagnole, qui font le charme de l'époque… Passons. Oui, passons vite, car de la chance au privilège le chemin est court ; et servi sur les quatre points, même sans abus, on a bonne mine de se mirer dans sa bonne conscience en se disant gêné pour les copains !
Comme dans une glace, d'ailleurs, on a l'air fin de se souvenir du petit jeune homme, bien que là toute satisfaction s'en aille ! Le citoyen, je le connais trop, je le rase tous les jours. Solide encore, oui, je vous remercie. Encore plein de vie, sans être devenu facile à vivre : j'ai l'œil plein d'appétit, mais je garde un sourcil plus haut que l'autre. Intact, non, n'y prétendons pas. Les cheveux sont convenables grâce à un petit shampooing colorant par trimestre. Mais si la tête reste carrée avec de l'os plein la pommette, une mâchoire à couper net les noyaux de pèche et un excès de menton, la peau se détend sur le tout. Voilà l'âge, dit mûr, où l'on compte ses fruits.
Ceux de mon travail, ils sont ce qu'ils sont. J'en parle peu dans le privé. Je continue à penser, comme mon père, que l'importance ou la médiocrité de ce qu'on fait, de ce qu'on gagne, doivent s'envelopper à domicile de la même discrétion, pour mettre à l'abri de l'échec, comme du succès, les relations de parentèle, pour les situer sur un autre plan. Quand on fait le métier que je fais, quand on sait comme il est dur de surnager dans l'encre, on en mesure l'avantage ; et on se rend assez vite compte qu'il vaut mieux ne pas insister sur nos sources. Pour les familles, qui pensent carrière et jamais vocation, l'écriture, dans la fraternité des aveux, c'est un peu dégoûtant, comme le strip-tease. Il est prudent de leur faire un peu oublier qu'en effet, comme les dames engagées dans cette spécialité, mais qui toutefois ne déshabillent qu'elles-mêmes, nous faisons profession d'aller nus et de dévêtir avec nous nos proches, nos amis, tous plus ou moins surpris, par procuration, dans leur intimité.
— Quand je retrouve un trait de moi, disait déjà Monique, j'ai l'impression que tu as fait des trous dans la cloison de la salle de bains, pour m'offrir à des milliers de voyeurs.
Invisible aujourd'hui, se plaindrait-elle d'être entourée de silence ? Son portrait n'est pas dans mon bureau, mais dans la chambre de Jeannet (diminutif né dans sa bouche pour distinguer le fils du père). Lui et moi, nous ne parlons jamais d'elle. Nous échangeons seulement certains regards quand d'aventure une allusion, échappant à Bertille, évoque la disparue. Nous n'allons même pas tous les ans sur sa tombe à Thiais. Mais rien ne fera qu'elle n'ait choisi une foule d'objets qui peuplent la maison. Rien ne m'obligera à me séparer de ce portefeuille, maintenant tout racorni, qui fut son dernier cadeau. Jeannet, qui avait six ans lors de l'accident, qui ne peut guère se souvenir de sa mère, Jeannet non plus ne se sépare jamais de cette mince chaîne de cou, qu'elle a portée et dont elle aussi mordillait la médaille, comme d'autres se mordillent les ongles.
Mais celle qui l'a élevé — non sans s'efforcer, parfois —, c'est Bertille, qu'il appelle Maman comme Salomé m'appelle Papa. Le ton n'est guère différent de celui de Blandine ou d'Aubin ; et les étrangers regardent avec curiosité cette famille où les gènes semblent s'être répartis avec la plus extrême fantaisie. Près de Monsieur, déjà décrit, près de Madame (dix ans de moins que lui), née Daroux, au Perreux, de parents natifs de Bourges, banlieusarde typique, embecquée et ongulée de carmin, que pour ses origines j'appelle quelquefois la Berrichonne… Près de Monsieur, dis-je, d'aspect invariable, mais assez forain, assez enclin à changer de décor, près de Madame, fort sédentaire, épuisant en teintures son goût des métamorphoses, ils sont tous les quatre, filles et garçons, aussi différents que possible.
Jeannet, vingt-quatre ans, c'est un blond lourd de 1,85 m et de 80 kilos, à tignasse d'Absalon, aux yeux pervenche. Ni doux ni mou, pourtant. Intransigeant, au contraire. Désintéressé comme l'était sa mère. Indépendant, sans le paraître. Pas simple, en le paraissant. Présentement, après avoir été longuement sursitaire, sergent au C.R.A. : ce qui lui permet d'utiliser sur un ordinateur de l'armée son diplôme d'analyste. Champion d'Ile-de-France du cinq mille.
Salomé, plus brièvement Smé (pour son petit frère et favori), dix-huit ans, c'est au contraire une Méditerranéenne secouant des boucles noires. Elle a eu l'excellente idée de ressembler à Bertille au point qu'on peut quelquefois hésiter entre les photos de jeunesse de la mère et les photos actuelles de la fille. Pas très grande, mais talonnant haut. Menue, mais si potelée qu'elle rend le regard carnivore. Pleine de décision et régentant allégrement la fratrie quand elle a l'occasion de prendre le relais. Bachelière, mais refusant d'aller plus loin. Amoureuse de Gonzague, fils d'un médecin de Lagny et se moquant du reste, sauf de son violon.
Blandine, c'est un Rubens de seize ans, à ceci près qu'elle est rousse. Fondante, chaleureuse, sans cesser d'être vive et finaude. Moins douée que sa sœur pour l'empire domestique, mais populaire au lycée où elle est remarquable en tout, sauf en maths. Hobby : la photo, qui en fait l'historiographe du clan.
Aubin, enfin, c'est un Brasse-Bouillon de douze ans, n'ayant à se défendre de personne. Facétieux. Un peu clown. Un peu châtaigne aussi, dès qu'on le néglige : quand il vous regarde alors l'œil mi-clos, hérissé de cils, on dirait une bogue qui s'entrouvre. Est-il nécessaire d'ajouter que celui-là, avec sa culotte à fond de cuir, sa vivacité d'écureuil, sa drôle de moue carrée devant une assiette de céleris, il a sur moi des pouvoirs ?