XXIII

Il était parti ; il ne reviendrait plus qu'en visite, accompagné par la gardienne de sa nouvelle vie. Il aurait bientôt perdu les automatismes communs, le souvenir des emplacements familiers de la brosse, de l'ouvre-boîte, du décapsuleur. Il avait cessé, cet enfant, d'être un enfant proprement dit : terme réservé, quel que soit leur âge, à ceux qui habitent encore la maison. Il n'était plus qu'un fils marié. Mais avant de devenir un demi-étranger, il allait nous imposer durant des semaines une absence plus forte qu'une présence. Sa chambre était restée sa chambre. On dirait longtemps des phrases de ce genre :

— Tu as vu ? Le plafond se fend chez Jeannet.

Ses talents particuliers manquaient :

— Zut ! Qui maintenant va bien pouvoir réparer le va-et-vient ?

Sa place à la droite de Bertille, à table, restait vide : Aubin, qui aurait dû quitter la gauche, n'osait pas roquer. Plusieurs parties du monde auxquelles nous avions accès avaient soudain disparu avec les amis de Jeannet : celle de l'électronique qui rameutait de jeunes binoclards à conversation chiffrée ; celle du sport dont nous ne verrions plus bomber devant nous les chandails à écussons et qui ne ferait plus crier Blandine obligée de suivre à la télé le match au lieu de la dramatique.

C'est pourquoi elle nous fut plus cruelle, la brusque décision de Salomé. Bertille était rentrée inquiète ; elle n'avait pas plus que moi aimé la conversation de sa fille avec le docteur Flormontin : d'autant plus qu'en revenant de Lagny elle l'avait entendu lui téléphoner, à voix contenue, et qu'elle n'y avait pas fait la moindre allusion. Mais c'est Mme Rezeau, restée pour le week-end, qui le dimanche après-midi prit l'offensive. Sur une remarque de Bertille qui lui trouvait mauvaise mine, Salomé reconnut qu'elle avait maigri de trois kilos.

— Elle est debout toute la journée, dit Mme Rezeau. Elle la passe en calvacades dans Paris ou à travers les étages. Et elle a encore une heure de trajet pour descendre, une heure pour remonter, en pleine bourrée.

En fait Salomé ne travaillait plus seulement avenue de Choisy dans les bureaux de Max. Elle en rayonnait pour aller présenter des appartements dans ses immeubles, un peu partout. Nantie d'un fixe et d'un certain pourcentage, elle se débrouillait fort bien, mais sa grand-mère se trouvait souvent privée d'elle à midi.

— Comment voulez-vous qu'elle tienne ? reprit Mme Rezeau. Il faudrait au moins lui épargner la navette. Je peux très bien la loger.

— Et nous ne la verrons plus, dit Bertille, presque rogue. Je vous remercie, mais je n'ai pas envie de me séparer de ma fille. Avouez que sa place est plutôt avec moi qu'avec vous.

— Est-ce donc là ce qui est en question ? dit Mme Rezeau, pateline. A son âge ce n'est plus ni vous ni moi, c'est la situation de Salomé qui prime. J'ai pu la lui procurer. Je voulais seulement lui permettre de la conserver. Mais si vous préférez qu'elle s'éreinte…

Rompant le dialogue, Bertille rentra vivement dans sa cuisine : signe chez elle de violente opposition. Ma mère se leva et fit, passant devant moi :

— Toi, qu'en penses-tu ?

J'eus le tort de répondre :

— Vous savez, ici, nous nous tenons serrés. Nous n'aimons perdre personne.

— Tu sais ce que je t'ai dit, Gramie, fit Salomé.

— Peux-tu me donner le bras un instant, ma chérie ? dit Mme Rezeau sans plus s'occuper de moi. Ce chauffage central m'étouffe. J'ai envie de prendre l'air.

Salomé la suivit pour arpenter avec elle la promenade Ballu. Entre le départ de Jeannet et celui de Salomé Mme Rezeau espérait-elle me voir trouver une sorte d'équilibre ? Si oui, quelle naïveté ! Et quelle méconnaissance de mes réactions ! Jeune, je l'avais détestée, Madame Mère ; ou plutôt détesté qu'elle me détestât. Je n'aimais pas davantage qu'elle aimât Salomé. J'y voyais de plus en plus, avec une spoliation, un sentiment contre nature. Le jeu de ma mère, à mon sens, c'était d'en faire tellement que Salomé finisse par faire figure d'intruse : pour que je la rejette et qu'elle la récupère. Il suffisait de ne pas couper dans le pont.

Mais ma mère — je devais l'apprendre plus tard — venait d'abattre d'autres atouts. Quand Salomé réapparut, devançant sa grand-mère qui remontait l'escalier extérieur en soufflant, Bertille, Blandine, Aubin et moi-même, en train de regarder un film, nous vîmes bien qu'elle n'était pas dans son état naturel. Elle traversa la salle sans nous regarder.

— Ça ne va pas, chérie ? demanda Bertille.

— Mais si, mais si ! fit Salomé, raflant un magazine au passage avant d'aller jouer du violon dans sa chambre.

Quand elle redescendit pour le dîner, elle ne me parut ni plus distante ni plus figée que d'habitude. Elle évitait seulement tous les regards, y compris ceux de sa grand-mère. C'est en mon-4ant se coucher, très tôt, qu'elle annonça, dolente :

— Je suis vraiment trop fatiguée. Puisque Gramie m'offre un gîte, je partirai le lundi matin pour rentrer le vendredi soir.

Puis elle fit le tour de la pièce pour nous embrasser. Aubin, lui-même, navré pour ses jeudis, ne lui rendit pas son baiser. Comme Mme Rezeau appuyait le sien, longuement, Bertille pour la seconde fois se retira dans la cuisine où peu de temps après nous pûmes entendre un compotier se fracasser sur le dallage.

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