Ce qui m'aura le plus effrayé dans ma famille, c'est le ridicule. Se dire, dans la seconde moitié du XXe siècle, qu'on sort de ce mélange de hobereaux ultramontains, de soutanes de couleur, de bedonnants à panonceaux dorés et aux estimes fondées sur des estimations, qu'on est le propre petit-fils d'un député conservateur dont l'étiquette lors des scrutins s'abrégeait si dignement dans les journaux (Ferdinand Rezeau, con., 37 489 voix, élu), que somme toute on est né à la traîne, dans une sorte d'enclave du siècle précédent… C'est décourageant.
D'où ma fuite et mes hésitations à revenir sur les lieux, même après tant d'années. Pourtant je devrais me rassurer : ils sont morts et enterrés, eux et leurs esclaves. La chapelle des comtes de Soledot est dans un état pitoyable ; celles des autres familles qui possédèrent, à quatre, toutes les terres de la paroisse, sont abandonnées. Jeannie et Simon, les Argier, Perrault le jardinier garde-chasse, ils dorment tous dans le troisième carré : leurs concessions, déjà anciennes, sont parsemées de perles échappées à leurs couronnes rouillées. Il me plaît que non loin de la tombe prétentieuse de Me Saint-Germain, la tombe de Madeleine, toute fraîche, ne soit qu'un bloc de chrysanthèmes. Il me plaît que celle de mon père, d'abord enterré à Segré (notre chapelle était pleine), puis ramené à Soledot par Marcel, n'offre à l'œil qu'une dalle de marbre (du marbre reconstitué d'ailleurs) avec cette seule inscription :
Pas une fleur dessus. Avant de m'en aller, je ramasse un petit galet rond pour le poser sur l'i de « famille ». Il n'y a que le dur qui dure, disaient les paysans quand ils taillaient eux-mêmes leurs auges de granit. Si vous êtes encore quelque part, Papa, voyez : un de vos fils est passé.
Je redescends par le chemin du barrage. Deux ou trois têtes se hissent un instant par-dessus la haie sur mon passage. Puis le coup de fouet claquant l'air matinal et les jurons ordinaires m'apprennent que l'attelage est reparti. Des tracteurs pétaradent, çà et là, mais il y a encore des chevaux pour labourer les petits champs d'un journal et laisser des tas de crottin chaud fumer le long des ornières. Les nuages sont bas : ils glissent, ils vont de Segré à Vern et, penchés dans le même sens, frémissent les peupliers érussés haut à la serpe, mais dont les dernières branches sont chargées de lunes de gui, Noëls inaccessibles où des merles s'affairent à de visqueux festins de baies blanches. Et soudain la cloche sonne…
La cloche ! J'en ai entendu beaucoup d'autres, mais le timbre de celle-ci, je le reconnaîtrais entre mille. Je croyais avoir le temps de faire mon tour avant que les femmes se réveillent. J'ai oublié que l'ordre ancien avait un horaire plus hâtif, plus impératif que le nôtre : Mme Rezeau, pourtant désœuvrée, respecte à six heures et demie, onze heures et demie, six heures et demie, des habitudes solaires. Sautant le talus, je coupe aussitôt par la grande prairie. Le pâtis est dru pour la saison, sans mousse, sans laîche. et les normandes qui, le mufle dessus, broutent en s'envoyant de temps en temps des coups de langue dans les naseaux, promènent des pis roses et des culottes sans crottillons. Bon tenancier, ce Jobeau, sur trop petite tenure. Il m'a vu depuis longtemps, mais solidement agrippé aux mancherons de son motoculteur rouge, il continue de butter des choux dans le potager. Voilà l'important et j'en suis aussi sûr que lui : le pouvoir est passé du bailleur au preneur. La terre, comme les femmes, n'est pas à celui qui la possède, mais à celui qui entre dedans.
Second coup de cloche, prolongé. J'arrive dans la cuisine qui sent le lait brûlé. Je trouve Salomé pendue à la corde et riant aux éclats.
— Vas-y, dit ma mère, qui moud du café, vas-y ! Tout Soledot va se demander qui est là.
Hirsute, pieds nus dans des savates grasses, enveloppée dans une vieille robe de chambre fanée, rapetassée, elle jubile, elle est tout épanouie dans ses hardes et ses rides. Le penchant qu'elle a pour Salomé s'affirme. Pour la première fois je me le demande : aurait-elle voulu avoir une fille ?
— Tu étais au cimetière, j'imagine, reprend-elle. Nous, nous sommes allées au lait chez Marthe.
Elle rit, en regardant sa petite fille.
— En revenant, dit Salomé, j'ai renversé le pot. Nous sommes allées chercher un autre litre…
Elle rit, en regardant sa grand-mère.
— … qui est passé par-dessus bord, pendant que nous regardions des photos d'il y a trente ans.
Elles rient, branchées l'une sur l'autre. Mme Rezeau, dont l'avarice devrait souffrir, achève gaiement :
— Marthe vient d'écrémer. Elle n'a plus de lait. Mais son gamin va conduire Salomé à La Bertonnière… Toi, je t'ai sonné pour savoir quel était ton programme.
— Comme prévu : on déjeune et on repart. Il faut que je sois à deux heures au plus tard à Paris.
— Va vite, ma petite chatte.
Dans la bouche de Mme Rezeau trouver cette mignardise ! Elle-même en est si étonnée que le bout de sa langue se promène sur ses dents. Sa sollicitude explose ; elle crie encore à Salomé qui trotte vers la ferme :
— Pendant que tu y es, dis à Marthe de préparer une panerée de pommes.
Mais combien vont me coûter les pommes ? A sa façon de regarder s'éloigner Salomé, à son sourire qui fond peu à peu dans la gravité, j'ai déjà deviné que ma mère a compris. Elle s'est remise à tourner la manivelle de son vieux moulin à café et pour dominer le bruit elle crie :
— Excuse-moi d'y revenir. J'ai bien le droit de savoir. Il me manquait une date : celle de la naissance de Salomé. Elle vient de me la donner. L'accident est survenu en janvier, la fille naît au mois de mai, tu épouses sa mère en décembre… De qui est Salomé ?
Un accident, ça se vit, ça se revit en quelques secondes, mais en quelques secondes étrangement étirées, qui sont d'un autre temps que celui des pendules, dans l'épreuve comme dans le souvenir. Gabriel — le frère de Baptiste — vient de me passer le volant par gentillesse. L'essence est encore rare ; j'ai peu conduit depuis la guerre. La traction-avant file à près de cent sur la route de Malesherbes entre deux rangées d'arbres plantées sur des banquettes transformées en brosse par le gel. Lui, il est à ma droite, qui va une fois de plus mériter son nom de place du mort. Dans son dos il y a ma femme, Monique. Derrière moi la sienne, Bertille, enceinte de cinq mois. Jeannet dort, coincé entre les deux cousines. Et soudain la voiture perd toute adhérence, se met à glisser…
— Ne freine pas ! crie Gabriel, trop tard.
Une conduite rurale éclatée a nappé la route de glace. La voiture bondit vers le bas-côté, pique sur un platane, qu'elle atteint de biais. Il n'y aura pas un cri. Le choc lui-même s'est comme décomposé, transformé en un long écrasement de tôles sur tout le flanc droit, tandis que se déchaîne une pluie battante de verre Sécurit et que chante, sur une seule note, aiguë, un objet métallique en train de traverser les airs : le fixe-au-toit qu'on retrouvera intact, à quarante mètres.
C'est tout. Je suis veuf. Bertille aussi. De son bras valide elle tient Jeannet qu'elle a protégé en plongeant dessus. Elle répète, terrorisée :
— Nous sommes seuls.
Je l'entends, je la vois dans le rétroviseur, comme je vois devant moi le goudron mettre au paysage un long ruban de deuil. Mais le thorax en partie défoncé, je ne peux pas parler, je peux à peine respirer. On va casser le toit au-dessus de nous pour nous extraire, nous emmener dans ce froid qui durant si longtemps ne me quittera plus. L'ambulance précédera le fourgon où seront — parce que j'ai freiné, peut-être, parce que j'ai freiné — glissées deux civières recouvertes d'un plaid ; et ce sera comme un troc insensé, un échange de partenaires entre les morts et les vivants. Nous ne pourrons pas rester seuls. Il y a un enfant de six ans ; il y a un enfant à naître ; et ce qui manque à chacun lui sera rendu par l'autre… De qui est Salomé ? Du destin.
C'est ce que je viens d'expliquer, tant bien que mal, à cette vieille dame qui branle du chef depuis dix minutes d'un air pénétré. Autant elle a pu mettre d'acharnement à savoir, autant elle semble accepter calmement cette révélation. Filiation utérine ? Le fait n'est pas nouveau dans la famille. Ma mère détient maintenant un secret dangereux, mais qui la met de plain-pied avec Bertille. Quant à Salomé, aucun doute, elle n'en sort pas amoindrie, mais adoptée.
— C'est bien ce que tu as fait là, répète Mme Rezeau, c'est bien. Je ne vois pas pourquoi tu me le cachais avec tant de soin.
Si pour la première fois je m'entends approuver, je crains que ce ne soit à tort. Qu'est-ce qu'elle croit ? Je ne me suis pas senti responsable, je ne me suis pas pour autant cru obligé d'épouser Bertille, je n'ai pas fait mon devoir. Nous nous sommes, l'un et l'autre, réfugiés l'un dans l'autre.
— La petite sait ? demande ma mère qui, enfin, me regarde en face.
— Forcément ! Elle est la seule à s'appeler Forut.
Ma mère y a mis le temps, mais c'est aussi la première fois qu'elle s'occupe d'un de mes problèmes sans malignité apparente. Elle murmure :
— Je voulais dire : sait-elle comment son père est mort ?
— Oui, mais sans détails.
Le geste vague qui balaie l'air et accompagne ma réponse, en dit plus long. Le « détail », c'est ma responsabilité, d'ailleurs discutable. Que Salomé l'ignore, je ne sais si c'est un bien, si c'est un mal. Elle n'a pas de raisons d'y penser. Nous n'en avons pas de gâcher sa joie de vivre, ni l'affection qu'elle porte à celui qui l'a élevée comme sa fille (avec d'autant plus d'aisance que, sauf Baptiste, il ne reste pas de Forut, comme pour Jeannet il ne reste pas d'Arbin).
Dans dix minutes elle sera là, Salomé, s'affairant d'un pied sur l'autre, avec l'autorité doucette qui lui soumet chacun et ma mère, l'œil sur elle, en oubliera son chocolat fumant. Je l'ai toujours connue vorace : d'argent, de pouvoir, de considération. Mais c'est une avidité bien nouvelle qu'expriment ce frémissement d'une lèvre violette, ce regard de convoitise jeté sur la fraîche vivacité d'un genou, la courbe tendre d'une épaule. Au moment du départ en lui faisant promettre de revenir, elle coulera au poignet de Salomé un petit bracelet de jeune fille ; puis elle me jettera à moi, cette proposition ficelle et candide :
— D'ailleurs, si tu voulais, je pourrais te louer le pavillon. En le modernisant, vous auriez ici une maison de vacances.