III

Au ras du quai libéré bouillonnait la Marne en décrue, sur laquelle nous venions encore de voir passer un coq bien vivant perché sur une bille de chêne. Tous les riverains piétinant dans la glu, reniflant la puanteur des égouts refoulés, essayaient de ratisser leurs gazons couverts de détritus. Ma femme lavait le sous-sol à coups de seaux d'eau javellisée et j'étais moi-même en train de nettoyer à la lance la mignonnette encrassée de la cour quand vers dix heures le téléphone sonna. Je fonçai, laissant mes bottes boueuses à la palière pour arriver dans le bureau sur mes chaussettes, en même temps que Bertille accourue sur ses bas. Ce n'était pas le journal, réclamant de la copie. C'était ma mère ou plutôt sa concierge, relayant une locataire aux oreilles incertaines et qui disait tout à trac d'une voix pointue :

— Je vous prie d'agréer mes condoléances, monsieur Jean. Votre grand-mère est morte. Mme Rezeau vous attend d'urgence, dans ma loge, 16 rue Vaneau, pour l'emmener à Rueil.

A Rueil, bien sûr, dans la maison de la défunte, née Varol (sous le Second Empire !), fille unique et tardive d'un gros, d'un rougeaud colonel de la garde, Eric Varol d'Aindan, dit le Dindon, fait prisonnier à Sedan avec le patron, et de Léonie, sa gouvernante, nullement épousée par nécessité, mais au lendemain d'un héritage qui la rendait digne de lui (Papa adorait raconter cette histoire sous le manteau). La villa de Rueil, où quittant la politique et l'appartement de la rue Poussin, les Pluvignec s'étaient relirés dès 1930, dans le seul souci de leur longévité, je la savais fort vaste et guignée par Marcel. Mais pourquoi ma mère n'était-elle pas déjà sur place ? N'avait-elle pas assisté la grand-mère dans ses derniers moments ? Finalement je ne savais pas tout ; je ne savais même pas grand-chose.

— Elle a un pied-à-terre à Paris ? fit Bertille, raccrochant l'écouteur.

— Possible… De toute façon, trottons !

Tous les enfants étaient dehors, y compris Salomé en train de passer son permis de conduire. Le temps d'enfiler chaussures et manteaux, de griffonner un moi, de laisser la clé à la voisine et nous courions jusqu'au garage où l'I.D. attendait la fin de l'inondation. Bertille, qui conduit presque toujours, me laissa le volant et pendant tout le trajet, au lieu d'asticoter le chauffeur, ne souffla mot. Moi, je pensais, l'observant du coin de l'œil : ça l'excitait l'autre jour de jouer les brus ; ça t'inquiète aujourd'hui. Le jour était gris, les restaurants pleins, la circulation moyenne. A midi, j'entrai dans la loge, rue Vaneau.

* * *

Madame Mère, qui croquait un sandwich à demi sorti d'un étui de papier gras, mit le tout dans la poche de son manteau et se leva, tutoyant la concierge, énorme commère qui me regardait avec insistance :

— Je te laisse, Mélanie. Si je ne reviens pas ce soir, je te téléphonerai.

Dans la voiture, où elle s'était assise au fond, elle reprit son sandwich, pour y planter de l'or avec une humble voracité.

— Je parie que vous n'avez pas mangé, dit-elle entre deux bouchées.

Puis sans transition :

— Tu as reconnu Mélanie ?

Un léger branle de tête lui assura que non.

— La fille de nos anciens fermiers de La Vergeraie, précisa-t-elle… C'est la sœur de Madeleine qui vient de mourir d'un cancer, à Rouge-Sel. Mélanie disposait d'une mansarde au septième. Depuis que sa fille est mariée, quand je viens à Paris, elle me la prête. C'est central. Je peux téléphoner de la loge. Je peux m'y faire cuire un œuf… Qu'est-ce que tu veux ? L'hôtel me reviendrait trop cher : je ne suis pas riche, je dois serrer.

Madeleine, ma petite bicarde, renversée à quinze ans sous le cèdre aux éperviers, devenue à vingt-cinq ans une forte fermière dans une métairie voisine… Morte ? Non, je ne savais pas. Quant à Mélanie, apparemment c'était une Craonnaise encore pleine d'amitié pour le pays, de respect envers Madame et qui l'aidait par nostalgie. Au téléphone, ne m'avait-elle pas appelé moi-même Monsieur Jean, comme il y a trente ans, pieds nus dans ses sabots ? La complaisance servile existait donc encore ? Un œil sur ma moue hostile, ma mère cette fois n'y comprenait rien. Comment aurait-elle deviné qu'ils m'humiliaient, ces restes de privilège, alors qu'ils lui restaient flatteurs. Croyant sans doute que j'incriminais sa gestion, elle me laissa franchir trois rues avant de risquer un commentaire :

— Ton père avait déjà des difficultés entre les deux guerres. Alors moi, maintenant, tu t'imagines ! Et tu penses comme j'ai envie de me laisser dépouiller au profit de Marcel sous prétexte que Fred et toi êtes aussi mes héritiers et que, passant par moi, la fortune des Pluvignec risque de vous échoir…

Ben voyons ! N'était-ce pas la consigne ? Une chose est d'en profiter, une autre d'en faire les frais. Quelle bonne leçon pour Bertille qui ne m'avait pas toujours cru ! Mais il devenait décent d'être triste. On reprenait :

— Pauvre Maman ! Elle était trop vieille pour revenir sur ses préventions. Et d'ailleurs Marcel veillait…

Puis je n'entendis plus que le bruit du moteur et, bientôt, le rétroviseur m'offrit un spectacle édifiant : Mme Rezeau, après s'être glissé une pastille de menthe sous une joue, venait de tirer son chapelet et l'égrenant d'un pouce ferme, remuant silencieusement les lèvres, rendant le bien pour le mal, priait pour la défunte.

* * *

Etoile, Maillot, la Défense, la Malmaison. Une demi-heure plus tard, nous y étions. Malgré l'envahissement proche du gratte-grisaille bourré de petits employés jusqu'au trentième étage, malgré l'alléchant prix du mètre carré, le quartier résiste encore, s'accroche au XIXe siècle. La plupart des villas datent de cette époque discrète où les façades tournées vers leurs parcs ne devaient rien offrir à l'œil envieux des passants, tenus en respect par de hauts murs hérissés de tessons, doublés de rideaux de verdure. Dans l'épaisseur de celui devant qui je venais de freiner, la porte à judas était ouverte, livrant passage à une jeune femme flanquée d'une grosse valise.

— Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qu'elle emporte ? fit Madame Mère, vivement redressée.

Je m'enquis : c'était l'infirmière de garde, filant vers d'autres agonies. Mais Mme Rezeau franchissait déjà le seuil, jetait un regard, qui parut un instant s'adoucir, sur le boulingrin, les ombrages, les petites allées de sable fin où avaient dû la promener jadis les bottines haut lacées de Mlle Pluvignec et tout de suite, poussant vers la villa, se heurtait aux premières défenses. J'étais resté un peu en arrière sous l'écran d'aucubas, avec Bertille qui venait de souffler Eh bien ! en lorgnant la lourde façade de style Victoria. J'entendis :

— Monsieur Marcel vous accompagne ? Mme Pluvignec m'a bien recommandé de…

Et aussitôt, en guise de réponse, ce rugissement :

— Vous dites ?

Chauffeur, mais aussi porte-respect, je compris à l'instant mon utilité. La mieux soutenue ne pouvait qu'intimider l'autre. Ce ne fut pas long. Avant lecture du testament et par droit naturel la fille de la maison était sans conteste chez elle et la demoiselle de compagnie, mandatée par un cadavre, dans un mauvais cas. Croisière providentielle, qui retardait l'hoir privilégié ! Je parus. Bertille parut. Le nombre était pour nous et ma mère sembla réconfortée, capable enfin d'affronter les dernières volontés de la sienne — seule personne au monde, à ma connaissance, qu'elle n'ait jamais pu mécaniser. Quant à la gouvernante, un œil lui tourna :

— Mais, madame, osa-t-elle encore souffler, j'ai des ordres…

Contre les imbéciles, quel recours, une réputation ! Le diable, en ma personne, passa devant cette fille, rêche, sèche, rétrécie au cou et aux poignets. Puis la femme du diable, qui grognassait : « Ce n'est pas tout ça, mais j'ai faim. » Il suffisait dès lors d'expédier le cerbère à la lingerie, mais ma mère avait failli avoir peur :

— C'est moi, maintenant, mademoiselle, qui donne des ordres, cria-t-elle, et je commence par vous demander de quitter immédiatement les lieux. Vous n'avez plus rien à y faire. Le notaire vous paiera ce qui vous est dû.

Comme la vieille fille s'écartait, outrée, tripotant sa Jeannette, elle découvrit la bonne, Anna, en coiffe d'Auray, qui marchait sur son ombre. Mais il n'y eut point de second engagement : Anna, esclave Pluvignec en provenance de l'ancien fief du sénateur de Morbihan, optait pour la fille. Son sourire d'ailleurs en disait long sur l'état de ses relations avec la vaincue.

— La pauvre Madame est dans la chambre bleue, dit-elle. On doit la mettre en bière dans une heure. Je ne vous conduis pas, madame Paule : vous connaissez.

* * *

Que s'ouvre à deux battants la porte vitrée du vestibule et que le deuil s'avance sur l'épais tapis d'escalier tenu par des tringles de cuivre ! On murmure devant moi : Si ton frère te voyait, il en ferait une jaunisse. Il est hors de doute que ma présence sera tenue pour faveur et non pour service. Mais voici le palier éclairé par la lumière douce de vitrines où s'amoncelle un bric-à-brac, très bourgeois 1900, de petits bronzes, de sulfures, de biscuits de Saxe ; et grande ouverte, voici la chambre bleue.

Autour du lit à colonnes et courtines, surabondent les restes d'un passé cossu, dont vraiment n'ont résisté que les choses dures : glace, bois, métal, tandis que s'élimaient moquette à fleurs et tentures à glands. Dans le lit même, il n'y a presque rien : quelque chose d'intermédiaire entre la réduction amazonienne et la pomme de reinette en fin de saison. On voit surtout les mains…


— Quoi ! dit l'orpheline. Elles lui ont laissé le chapelet des anges !

Dans les doigts de la morte, en effet, est entortillé un demi-rosaire d'ivoire à monture d'or, dont chaque grain est une minuscule tête d'angelot, tandis qu'au lieu de Christ le sculpteur, naïvement sadique, a cloué un enfant Jésus sur la croix. C'est une pièce rare et Mme Rezeau n'hésite pas. D'entre les doigts, déjà raidis, elle retire l'objet, grain par grain, le glisse dans son sac d'où elle sort, pour échange, son propre chapelet, bon article d'usage, en noyaux d'olives rappelant aux âmes pieuses les affres du jardin des Oliviers, bénit au surplus — ce qui est douteux pour l'autre — et encore tout chaud de ses avé.

— Oh ! fait Bertille dans mon dos.

Mme Rezeau, qui n'a pas entendu, saisit le bout de romarin marinant dans une soucoupe sur la table de nuit et, avec une gravité appliquée, fouette l'air de trois petits coups qui font tomber quelques gouttes d'eau sur le drap à rabat de dentelle. Elle se tourne vers moi, puis se ravise, songeant sans doute à l'état de mes relations avec ma grand-mère, à moins que ce ne soit à l'état de mes relations avec le ciel. Elle repose le romarin.

Puis soudain elle tire les courtines et, ayant ainsi isolé décemment la défunte, pique droit sur l'armoire. Elle l'ouvre, elle bouscule deux piles de linge et sous la troisième trouve ce qu'elle cherche : une enveloppe, portant la mention ceci est mon testament et qui n'est même pas cachetée. Elle l'éventre pourtant, fébrile. Elle brandit la pièce, bel olographe, assez court, tracé d'une belle main genre Couvent-des-Oiseaux, à l'encre bleue, sur papier timbré. Elle lit, elle se crispe, elle crie :

— Ah, les salauds !

Et crac, et crac, elle déchire en deux, elle déchire en quaire, elle déchire en huit le testament.

* * *

Je n'en espérais pas tant ! La voilà qui souffle de fureur, en piétinant les morceaux. Devant nous Folcoche vient de ressusciter. Mais cette fois je ne joue pas, je suis spectateur. C'est d'une autre planète que je vois, que j'entends s'étrangler l'héritière :

— Marcel, légataire universel, avec la maison et son contenu, par préciput ! Je n'ai droit qu'à ma réserve. Et qu'est-ce que vous dites du codicille ? Ne cherchez pas mes bijoux : j'en ai disposé.

— Il ne reste sûrement que des bricoles, fait une voix.

C'est Anna, remontée en douce, qui a l'air de beaucoup s'amuser, qui précise :

— Monsieur Marcel est passé quelques jours avant son voyage. Je l'ai vu descendre avec une grande boîte. J'étais dans le vestibule et, à ce moment, Mme Pluvignec l'a rappelé pour lui dire je ne sais quoi. Il est remonté en laissant la boite sur une chaise… Des paquets, ce n'est pas un, c'est dix, c'est vingt que je l'ai vu emmener. Je me disais : tout de même il exagère, il sort tout, il profite de ce que Madame s'affaiblit de la tête… Alors j'ai jeté un coup d'œil : la boîte était pleine d'écrins. J'en ouvre un, je tombe sur un caillou, sans mentir, large comme mon ongle…

— Le solitaire de dix carats ! gémit Mme Rezeau.

— Dans un autre écrin, il y avait un collier, un bracelet, une broche de pierres bleues…

— La garniture de bal en saphir !

Je me retiens de pouffer. Pourtant suis-je tout à fait exorcisé ? Nourri d'argent gagné et non d'argent reçu, sachant bien que sauf la quincaillerie, la maison et les meubles (ce qui ferait quand même le bonheur de vingt ménages, ahanant pour payer les traites de leur deux-pièces), il ne reste pas grand-chose de l'énorme fortune ramassée dans les combines de la Belle Epoque par le banquier Pluvignec… je commence pourtant à me piquer, à trouver qu'après tout je fais figure de pigeon dans le débat et que s'il a neuf enfants, le frère, pour excuser son racket, les miens ont aussi quatre bouches.

— La gouvernante est partie tout droit chez le notaire pour l'avertir de ce qui se passe, dit encore la Bretonne.

Et regardant les bouts de papier épars :

— Vous savez, ils ont le double du testament, à l'étude.

* * *

Mais nous n'arrêterons plus Madame Mère déchaînée. Elle commence à fouiller la commode, puis le chiffonnier. Elle trouve un médaillon oublié qu'elle empoche, un camée qu'elle empoche, un drageoir en or qu'elle empoche, en répétant :

— Puisqu'il s'est servi, nous serions bien bêtes de ne pas ramasser les miettes !

Aucune chance pour nous d'aller casser la croûte à la cuisine. Elle va nous traîner de pièce en pièce, abattant sa main croche un peu sur n'importe quoi, sans cesser de fulminer contre l'ingratitude, la filouterie du genre humain. Sa voix en est devenue rauque. Même si c'est du théâtre, elle insiste sur le fait qu'elle n'aura ni un souvenir ni un portrait de son père. C'est exactement ce qui m'est arrivé, grâce à elle ; mais s'en plaindre devant moi ne la fait pas battre d'un cil. Elle est toute à sa rage : moindre, je crois, d'être flouée que d'être jouée. Cette façon de s'emparer d'un bibelot qu'elle abandonne un peu plus loin, de tout remuer autour d'elle, montre bien que pour son âpreté rater l'avoir, c'est dur, mais que l'inadmissible est d'y perdre le pouvoir.

Le plus incroyable sera la scène finale. A deux heures le notaire va téléphoner. Me trouvant au bout du fil, il va se dire étonné, mais heureux, en ces pénibles circonstances, de ma présence auprès de Mme Rezeau, si éprouvée, et me priera poliment de faire savoir à sa cliente et amie, si elle l'ignore, que la maison échoit à son fils Marcel. A trois heures nous serons tous de retour dans la chambre pour assister à la mise en bière, puis à la descente et à l'installation du cercueil dans le vestibule, au pied d'une croix d'argent brillant dans la pénombre à la lueur de quatre flambeaux. A quatre heures, par grâce, petit thé, avec gâteaux secs, suivi d'une nouvelle prospection qui nous fait découvrir un placard rempli d'emprunt russe, valant son poids de papier malgré le déploiement sur six cents titres de six cents aigles impériales. Enfin vers cinq heures autre coup de fil : Marcel, appelant de Trinidad et me prenant pour un croque-mort, m'annonce sa rentrée en avion pour le lendemain et me prie de répéter au personnel qu'en son absence il interdit à quiconque de toucher à quoi que ce soit.

Du coup retrouvant toute sa hargne Madame Mère se précipite sur l'argenterie qu'elle jette en vrac dans une valise. Puis elle se frappe le front, s'écrie : « Les dentelles ! et se glisse derrière le cercueil qui bloque à demi la porte du salon pour aller y saisir des Calais et des Irlandes qui sont, paraît-il, des merveilles.

Nous, dans le vestibule, on attend. On en a jusque-là. On voudrait bien rentrer. Bertille — édifiée — fait craquer ses ongles… Mais voici Mme Rezeau qui revient avec un ballot, fabriqué à la hâte dans un rideau et si gros qu'elle n'a plus la place de passer. Elle hausse le cou. Elle claque de la langue, agacée. Elle lance :

— Rangez donc la croix. Elle me gêne…

Et comme, éberlués, nous ne bougeons ni l'un ni l'autre, elle hisse son ballot à bout de bras et d'une détente l'expédie à nos pieds, par-dessus le cercueil.

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