IV

De l'aveu même de Bertille, le test n'était pas encourageant et ce n'est pas sans hésitations que nous avions gardé Madame Mère pour le week-end, l'enterrement ne devant avoir lieu que le lundi matin. Je n'appréciai pas le fait de la voir du même coup transporter son butin dans le coffre de l'I.D. J'appréciai encore moins qu'elle retirât du lot pour l'offrir à ma femme une ménagère complète. Je m'en aperçus au dîner en trouvant nos assiettes encadrées de couverts au chiffre des Serol. Le regard de ma mère, faraude, attendant l'action de grâces, faisait pendant à l'air penaud de la Berrichonne qui n'avait pas osé refuser. Je maniai un instant ma cuiller Louis XVI (bonne copie du milieu XIXe) comme s'il s'agissait d'y trouver l'estampille. A l'instant un flash de Blandine, qui ne cessait de photographier les retrouvailles, immortalisa mes scrupules. Mme Rezeau, assise à ma droite, un peu piquée, chanta :

— Ne crains rien : ce n'est pas du toc… Disons que c'est un peu tardivement mon cadeau de mariage.

— Je vous remercie, ma mère, fis-je péniblement.

Les couverts venaient d'être nettoyés et la soupe me parut avoir un goût prononcé de blanc d'Espagne.

* * *

Qu'elle ait fait mauvaise impression, à Rueil, elle en paraissait d'ailleurs consciente, Mme Rezeau. Elle se tenait à carreau. Pas effacée, non : même silencieuse, elle occupait trop de place. Pas effarée, non plus : malgré les transgressions de l'ancien code de savoir-vivre sous mon toit libéral. L'œil fonctionnait, perçant, jugeant l'époque, faisant des efforts pour ne pas voir ces dos ronds, ces coudes sur la table, ces assiettes soulevées ou saucées avec un mouillon de pain devant des parents neutres. L'oreille se tournait vers moi, vers Bertille, vers Salomé promue par faveur au rang d'adulte, en essayant de négliger des bavardages d'enfants non interrogés. Mais comment refouler la candeur d'Aubin :

— Hé, Mémère, vous revoulez du flan ?

Sourire mince, mais consentement du chef : d'autant plus assuré que le flan était louable et qu'un large revenons-y tombait dans son assiette. Que dire de l'incongru, complice d'un bon menu, d'une indéniable entente et du chauffage central ? Elle se tassait, par moments, elle se laissait aller, arrondie, engourdie, bénigne et dardant comme un chat des prunelles amincies sur notre aimable cène.

Je restais fort réticent. Mais Bertille s'était amollie au spectacle d'une belle-mère touillant sa tisane d'églantier avec contrition et lui posant des tas de questions sur la marmaille. A minuit elle finit par l'absoudre, au terme d'un long conciliabule dans le lit conjugal :

— Laissons-lui une chance.

Bertille admettait bien qu'il fallût prendre quelques précautions. Mais le sentiment de la revanche l'emportait sur celui d'un danger incertain et sans cesse revenait l'argument : n'avions-nous pas longuement négligé l'intérêt des enfants ? Pouvions-nous par orgueil rejeter l'occasion d'en refaire des Rezeau à part entière, pas plus cochons que les autres ? Leur redoutable grand-mère, l'était-elle encore tant que ça et ne devions-nous pas essayer de la noyer dans l'âge et dans la confiture ? Comme presque toutes les femmes Bertille a un côté boy-scout. Elle rêvait déjà de conversion… La belle tâche que de faire passer du démoniaque à l'angélique une malheureuse dont les négligences envers nous provenaient sûrement des négligences envers elle de sa propre mère, aggravées par des préjugés archaïques, une déception sentimentale, un mariage sans amour aboutissant à une sorte de névrose antifamiliale : quelque chose comme une variante de l'air du toréador : Si je ne t'aime pas, si je ne t'aime pas, que tes enfants prennent garde à moi !

* * *

Le plus curieux, c'est que sans rien reconnaître, sauf mon impossible caractère, procédant par lointaines allusions à ses malheurs, bénéficiant du fait qu'une part de vérité suffit à toute fable, l'intéressée elle-même allait donner le feu vert à cette explication. On s'aligne vite sur ce qui vous excuse ou vous permet de sauver la face. Dès le lendemain Madame Mère allait s'appliquer davantage encore à faire sa chattemite. Mais serait-ce vraiment de l'application ? Si sa façon de s'attaquer au pâté, puis d'aspirer les spaghettis avec un enthousiasme de poule qui étire un ver signalait un appétit frustré, tout ce jeu de rides croisées, de petits rires gloussés, de paupières battantes, n'avouait-il pas une autre espèce de faim ? Certes, malgré l'histoire ancienne j'étais loin de penser qu'à défaut de sa portée on pût un jour trouver du Romulus — ou de la Romula — aux allaites de la louve ! Mais qu'il y eût du regret dans l'air me paraissait possible.

Nous bénéficiâmes du reste pour meubler le dimanche de trois intermèdes où Mme Rezeau se montra débonnaire. Le premier fut la messe où elle ne s'indigna point d'aller seule. Le second, une invasion de jeunes, de onze à dix-huit heures, l'éprouva sûrement ; mais là non plus elle n'en laissa rien paraître. C'était le tour des enfants de recevoir et, comme tous les mois, nous envahirent Marc et Suzanne Machoux, Claire — la dernière (sauf erreur) de Gilles Maxlon —, Louise Forut et son neveu chevelu, André Forut, avec deux filles non identifiées, Carmen, amie de Blandine, Gonzague, le béguin de Salomé, Marie, celui de Jeannet et d'autres, arrivant, repartant en ordre dispersé, sonores, bien chez eux, grimpant dans les chambres, redescendant piller le frigidaire, puis la discothèque, pour piétiner enfin le beau parquet de Bertilie et, tapant dans leurs mains, sifflant, scandant de la tête et du croupion, sauter avec un tel entrain qu'il découvrait les cuisses de mes filles jusqu'à la racine des collants. Bien entendu Madame Mère avait dû battre en retraite dans la cuisine et y manger avec nous sur le pouce, en s'efforçant de ne pas s'étonner de notre placidité. Le spectacle de Salomé, se laissant embrasser à pleine bouche par Gonzague, au moment de la dispersion, lui desserra les dents :

— Ils sont fiancés ? demanda-t-elle.

— Vous savez, dit Bertille, ça ne veut plus dire grand-chose.

Le cou de Madame Mère s'étira légèrement. Mais son pain noir était mangé. Les jeunes disparus, survint pour dîner et fêter en famille son soixante-cinquième anniversaire la grand-mère Daroux. L'entrevue des aïeules, toutes deux veuves — mais l'une d'un magistrat et l'autre d'un confiseur — aurait pu tourner à l'aigre. Elles s'étaient, de loin et sans se connaître, assez maltraitées : celle-ci se gaussant de la boutique, celle-là de la crotte de chat-fourré. Mais il nous fut offert un double numéro de charme, tempéré chez Mme Rezeau par un reste de hauteur et chez Mme Daroux par une méfiance guillerette :

— Franchement, madame, je ne vous voyais pas comme ça…

Avec ses yeux cuits persillés de cils ras, son gros foie d'oie balancé sur des pieds plats, sa voix cacardée du fond de la gorge, Mme Daroux manquait d'allure et le savait. Mais elle savait aussi que dans l'échelle sociale elle avait grimpé depuis sa naissance ; et Mme Rezeau, descendu. Elle déplora longuement, avec ma mère, les lois sur les fermages, la disparition des redevances, du gibier, des bonnes, de la loi, de la morale en robe longue et de l'autorité à moustaches : toutes choses qui ne l'avaient guère inquiétée, mais exigeaient le chorus pour l'installer à égalité dans le dialogue. Elle y ajouta l'augmentation des patentes, l'amenuisement des marges bénéficiaires et l'insolence des enfants, telle, voyez-vous, qu'elle connaissait des parents qui en cas de kidnapping se feraient plutôt payer par les ravisseurs pour les reprendre.

— Je ne parle pas pour ceux-ci, madame : ils sont convenables…

On discuta aussi politique : Mme Rezeau, tenant au rôle de Cassandre, dit que, mon Dieu, la machine, qui n'était plus la bonne machine, comme l'assurait Louis XV, durerait bien autant qu'elle et peut-être même (geste vers Bertille) autant que celle-ci, mais sûrement pas (geste vers Salomé) autant que celle-là, qui finirait sous le règne de la faucille.

— Eh oui, que voulez-vous, il faudra bien un jour restaurer l'ordre.

— Vous m'effrayez, Madame !

Récente, tenant encore à survivre, la petite bourgeoisie ne suivait plus la grande qui, du reste, avait l'œil ambigu : elle provoquait un peu, Mme Rezeau ; elle tâtait le terrain, cherchait ma réaction. Moi, j'écoutais, poli. La sottise bourgeoise a des côtés drôles, ne serait-ce qu'en s'exposant elle-même au ridicule. Mais comme les odeurs de cuisine elle réclame de la ventilation. J'allais me lever pour m'aérer un peu quand ces dames, indignées par une affiche assez leste placardée près du pont de Gournay, en vinrent à déplorer la grande sexploitation… en regardant les filles. Sans raison apparente Mme Rezeau enchaîna :

— Au fait, qui diable a donné à ces petites de si curieux prénoms ? Pourquoi Salomé, qui fit couper la tête de Jean-Baptiste ? Pourquoi Blandine, cette martyre étripée par une vache lyonnaise ?

— C'est moi qui ai voulu, dit Blandine.

— Tu te fiches de moi ! dit Mme Rezeau.

— Mais non, grand-mère, dit Salomé, moi aussi j'ai changé de prénom. Pourquoi serait-on obligé d'en porter un qu'on n'a pas choisi ?

Je crus que ma mère allait fulminer contre l'audace d'une gamine défiant son état civil, mais elle ne lui demanda même pas quel était son véritable nom.

— Elle a du caractère, cette enfant, murmura-t-elle.

— Comme toi, dit Salomé.

Personne, sauf moi, ne s'aperçut qu'il se passait quelque chose. Les paupières fripées de Mme Rezeau, tombées un instant sur des yeux vert bouteille, se relevaient lentement sur des émeraudes. Entraînée par l'habitude, Salomé venait, comme sa grand-mère Daroux, de la tutoyer.

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