Des voitures, nous en avons laissé sur les trois places de l'Hôtel-de-Ville, de la Fontaine, du Marché-au-blé qui s'enchevêtrent au cœur de Lagny. Nous sommes entrés par petits paquets dans une mairie de brique, ex-abbaye affichant les armes de la ville où figure un des clous de la Croix et cette plaque, fière d'annoncer que la Pucelle est passée là en mars 1430. Elle n'a eu qu'un tort : en repartir pour Compiègne pour se faire tirer par la huque à bas de son cheval. Deux autres pucelles, du moins réputées telles jusqu'à ce soir par un grand et un petit bouillonnements blancs, ont déjà grimpé l'escalier d'honneur à tapis rouge, en posant la main sur la pomme de cuivre, très astiquée, de la rampe qui, dans maintes mairies, a la réputation de porter chance. Un quidam, lorgnant le tableau accroché au mur de droite et où Socrate, livide, meurt parmi les larmes de la philosophie, a fait remarquer :
— Celui-là, ils pourraient tout de même l'accrocher ailleurs, côté actes de décès.
Nous, nous piétinons dans le couloir qui fit partie de l'ancien cloître. Manquent les mariés. Manquent ma mère et Salomé, qui est allée la chercher en auto.
— Mais qu'est-ce qu'ils fichent ? répètent les Bioni qui nous ont présenté du Bioni et du Paolino — nom de Madame — tandis que, pauvres sur l'Arbin comme sur le Rezeau, nous leur présentions du Daroux et que parmi nous circulait une dame absolument décidée à épingler sur chaque veston, pour un franc, une fleur d'oranger de taffetas.
Arrivent enfin Jeannet et Marie, en complet et tailleur coupés dans le même lainage bleu marine, avec les mêmes chemises, cravates et pochettes bleu ciel. Ils sifflaient un demi avec leurs témoins, qui suivent. Non, vraiment, Arnaud Maxlon qui paraissait tout désigné et le directeur de l'enregistrement, prêt à honorer son inspecteur, c'était trop voyant. Ils ont préféré une camarade de classe de Marie, manucure, et un jeune programmeur qui travaille avec Jeannet, qui comme lui manie l'assembleur ou le cobol et qui au surplus est son délégué syndical. Au fond, c'est très sympathique. Quand j'ai épousé sa mère, elle avait Me Gand, son patron, pour témoin ; et moi, ma concierge. Un appariteur passe, ramassant les retardataires :
— Les mariages, salle 17 !
Impossible d'attendre plus longtemps ma mère et Salomé : nous montons, pour déboucher dans un grand salon du plus pur style Napoléon III : tapissé de pourpre, avec fauteuils assortis, plafonds et glaces encadrés de pâtisserie d'or, cheminée monumentale taillée dans le noir antique. Une république de plâtre, début Troisième, avec une étoile dans les cheveux, observe d'un regard blanc les citoyens endimanchés de la Cinquième et le maire, barré de tricolore, déjà campé derrière une table de marbre vert, incrustée de griotte et de cipolin.
— Ils en avaient, du fric, sous le Second Empire ! dit Jeannet, hostile, tombé par malchance sur une des plus pompeuses salles de mariage de la grande banlieue.
Silence ! Le maire marie le premier couple qui a voulu se montrer digne des lambris et aligne six garçons en smoking, six filles gainées de satin rose.
— Rapprochement de viandes : la boucherie Lair et la charcuterie Lombard marient leurs enfants, murmure Bioni, qui connaît sur le bout du doigt son fichier de cession de fonds.
On le sait : question façade, c'est la devanture qui a pris le relais. Je chronomètre : de la lecture du code aux signatures, laïus compris, les douze lettres de Mademoiselle mettent douze minutes à se rétrécir en Madame. Vue de dos, la mariée rassemblant ses voiles a l'air d'un ver à soie dans son cocon : sa vie, de ce souvenir, longtemps, dévidera le fil. Moi-même, voyez-vous… Je suis assis contre Bertille, mais à ma gauche, entre Jeannet et moi, il y a l'ombre de Monique. Par Jeannet je reste marié avec la morte et Marie, qui a aimé notre fils, ne fait que continuer dans son ventre ce qui avait commencé dans un autre.
Cependant passe la sébile des pauvres. Passe la sébile des écoles. Aux suivants ! Ce sont deux pupilles de l'Assistance publique, escortés par les employés du Prisunic local où ils travaillent, où ils se sont connus et qui a entièrement pris leurs noces à sa charge. Leur consentement sonore fait plaisir à entendre et dans ses vœux le maire, qui a des lettres, dit ne point croire qu'ils aient eu de la chance d'être orphelins, mais admet que n'ayant point de famille reçue ils seront, de la famille créée, plus librement responsables… Poignées de mains officielles. Nouvelle quête. La mariée en signant fait une tache d'encre sur sa robe. Nous avons été conservés pour la bonne bouche. Nous restons maîtres de cent mètres carrés de parquet à chevrons et, remontant du fond de la salle, prenons place aux premiers rangs. Assis devant la table de marbre vert sur les deux cathèdres dorées que leur réserve la munificence municipale, Jeannet et Marie intimidés se tortillent, n'arrivant pas à caser leur derrière. Le maire qui était sorti un instant, sans doute pour s'alléger, rentre d'un petit pas sec. Le greffier se met à lire :
— Marie Geneviève Rose Bioni, fille d'Ange Sébastien Léon et de Clara Maria Paolino…
Stop. C'est le moment qu'a choisi Madame Mère pour franchir la grande porte au bras de Salomé. Pour la confusion de Jeannet, si sa sœur est en petite robe de lamé, Mme Rezeau — qui à La Belle Angerie se nippe comme une souillon — s'avance en grand arroi, lente, coiffée haut, gantée long, poussant une robe de velours violet sur quoi ruisselle, sorti du même écrin que son bracelet et que ses pendulantes boucles d'oreille, un collier de topazes — qui doivent être des citrines, mais qui font de l'effet.
— Je vous en prie, madame, disent les hommes du premier rang, se levant pour lui offrir leur siège.
Elle ne se presse pas davantage et après avoir salué le maire d'une large inclinaison de tête que celui-ci lui rend, elle va s'asseoir avec Salomé tout à fait derrière, forçant ainsi les curieux à se retourner. Car le moins qu'on puisse dire est que durant une bonne minute ils en oublient la table verte ; et qu'en faisant mine de l'ignorer, Mme Rezeau se sent bien reconnue — même par ceux qui ne l'ont jamais vue. D'elle à moi les regards ricochent, créant une double gêne dont nous ne conviendrons, dont nous ne parlerons jamais. Mais moi, j'y reste entier ; elle, non. L'application qu'elle met à exister en chair et en os, à se donner une présence, ne fait qu'exciter la comparaison entre elle et son double, impossibles à dissocier. Les gens sont ainsi faits que, même si un être a changé, nul ne cherche en quoi il diffère, mais en quoi il se ressemble. Elle me bouclait, Mme Rezeau, quand j'étais jeune. Je lui ai bien rendu : elle est comme enfermée dans une glace.
— Ça m'étonnerait, me glisse dans l'oreille la grand-mère Daroux, assise juste derrière moi, que Mme Rezeau soit satisfaite de se retrouver bientôt arrière-grand-mère.
Sûrement pas : le mariage du fils annonce déjà au père que la nature, comme tel, le met à la retraite ; la naissance du fils du fils du fils (supposons-le mâle) renvoie l'aïeule au Déluge. Du reste, bien qu'elle l'ait assurée en son temps, bon gré, mal gré, la continuité des Rezeau, Madame Mère s'en moque. Ce sentiment qui ne date pas d'hier n'a pu que s'affirmer avec l'âge. Comme pour beaucoup de vieilles dames, notre avenir n'a plus de sens depuis qu'il prime sur son passé. Sa descendance ! Le mot le dit : elle descend. Mme Rezeau qui n'aime pas Jeannet, qui aurait pu s'abstenir en alléguant quelque bronchite, Mme Rezeau est là parce que nous ayant raccrochés, pour des raisons qui ne sont pas toutes claires, elle en avoue deux évidentes : celle de se maintenir et celle de témoigner de ce que l'auparavant surclassait l'ensuite.
Elle en témoignera comme il convient : dans un progressif assoupissement qu'excusent le ronron des lectures et le véritable discours dans lequel s'est lancé le maire, ami personnel du bon serviteur de l'Etat Ange Bioni et qui félicite ce père-ci, puis ce moins officiel, mais distingué père-là, astiquant nos exemples comme une paire de souliers que ces chers enfants n'auront plus en somme qu'à chausser pour filer sur la voie royale… Mon métier, qui en comporte beaucoup, m'a rendu très résistant aux homélies. Mais si les Contributions indirectes, elles-mêmes — triomphant mieux du chiffre que du verbe — ont besoin d'un coup de coude de Clara-Maria, il en faudra deux de Salomé pour que Madame Mère se redresse au moment du oui.
Elle se ranimera dans l'ombre de Notre-Dame-des-Ardents, l'ancienne abbatiale qui fait corps avec la mairie et où nous arrivons en vrac. Sous le porche éclairé par un vitrail en queue de paon Mme Rezeau renifle l'odeur familière et jette un regard, faussement négligent, au tableau d'affichage où, au-dessous, de la cote des films, sont épinglés les faire-part qui ont remplacé les publications des bans. De l'autre côté des portes capitonnées elle accorde le même coup d'œil aux éventaires de la bonne presse. Elle feuillette même une revue pour échapper au bref conciliabule entre le beau-père qui veut prendre le bras de sa fille et Bertille qui ne croit pas devoir prendre le bras de son beau-fils. Bertille a raison : en principe, Monique étant disparue, c'est à la grand-mère de conduire son petit-fils. Mais Jeannet s'empare de sa femme.
— Laissez donc ! murmure Mme Rezeau en arrondissant le coude au bénéfice du grand-père Paolino.
Jeannet file, déjà, très mal à l'aise. Il n'y a pas pour lui de différence notable entre cette église gothique, le temple de Louksor, ou la Maison carrée, sanctuaires d'époques différentes dont l'art seul a encore quelque chose à dire. Il a été baptisé sur le désir de sa mère. Il me le reproche assez. Mais la liberté qui règne à la maison lui a permis de refuser la suite (comme ses frère et sœurs, à l'exception de Blandine qui a fait sa première communion et s'en est ensuite tenue là). Il serait incapable de nommer les saints — qui avec sa clé, qui avec son lys, qui couronne en tête, qui la tête en mains — peuplant les vitraux ou les bas-côtés, faisant leurs petites affaires parmi les cierges, les troncs et les ex-voto. Ils n'ont jamais fait partie de son stock d'images, entièrement sécularisées. Comme Marie bute sur une marche inattendue qui fait passer la seconde moitié de la nef à un autre niveau, il en profite pour souffler à Papa qui suit, flanqué de Mme Bioni :
— Hé ! Si je lui disais non, maintenant, au curé, je serais marié quand même.
La belle-mère roule des yeux effrayés. Mais tout se passera très bien. L'importance locale des Bioni a ramené du monde : pas assez cependant pour occuper la moitié des chaises. Mme Rezeau sort le fameux chapelet d'or et d'ivoire, l'égrène en toute sérénité. Comme d'habitude il y a quelque flottement dans l'assistance lors des coups de clochette. Assis, levés, ça va, les deux sexes y consentent ; mais quand les femmes s'agenouillent, beaucoup d'hommes restent debout. On chuchote. Les quatre rangées de colonnes et la galerie haute, n'est-ce pas ? sont de toute beauté. Mais les vitraux sont disparates. Vous avez vu le lutrin de plexiglas, avec son micro ? L'alliance du sacré et du moderne, mon cher, je ne sais pas pourquoi, je trouve que ça fait toc. Et je ne parle pas de ces affreux rideaux qui ceinturent le chœur : dans un monument de cette qualité on ne devrait pas permettre…
— Oui, dit Jeannet, pour la seconde fois, à 11 heures 17.
Le reste sera du même ordre. Nos cérémonies ont perdu une partie de leur sens ; nous croyons pour la plupart devoir nous en excuser dans l'indifférence ou l'ironie. Il faudra bien que viennent d'autres temps où les sincères croiront de nouveau à la fête. Pour l'instant nous sommes installés dans le bâclage et la confusion. Jeannet a très mal supporté le défilé des amis ou relations venus le féliciter, la plupart inconnus de lui et dont soixante pour cent regardaient leur montre. 11 est sorti en maugréant :
— Quand une fille vous accorde sa main, pourquoi faut-il en serrer deux cents autres ?
Il s'est cru (et a sans doute eu raison de se croire) provoqué par sa grand-mère qui, sur le parvis, lui a remis son cadeau de mariage : la chevalière de son grand-père, aux armes des Rezeau :
— Merci ! Je ferai gratter ces bêtises et regraver mes initiales, a-t-il dit en la fourrant dans sa poche.
Il fait relativement beau. Entre deux giboulées mars offre des bleus neufs. Le Coin du coincoin, guinguette construite sur pilotis en bord de Marne est agréable, malgré son nom d'un goût douteux et cette épaisse plaque de verre qui, au milieu du parquet, permet de voir au-dessous barboter dans un enclos grillagé une douzaine de canards, disponibles pour la broche comme le sont les truites en sursis dans les aquariums des grands restaurants. Le menu, expressément limité à trois plats et deux vins par Jeannet, reste louable. Mais les deux grand-mères corses étant plus âgées, donc ayant pris le pas sur elle, Mme Rezeau fait la tête. Blandine a des chaussures neuves qui lui font mal aux pieds. Aubin fait le pitre. Salomé que j'ai vue tout à l'heure parler au docteur Flormontin, venu saluer les mariés, est plus absente que jamais. Tous les moins de vingt-cinq ans conversent entre eux, au besoin par-dessus les personnes âgées. Habitué à lire comme un sourd sur les lèvres d'autrui, je déchiffrerai sur celle de ma bru, excédée de se trouver coincée parmi les gérontes, ce murmure inaudible qui fait sourire mon fils :
— On devrait se marier entre jeunes et s'enterrer entre vieux.
Boutade méritée ! Des bistrots aux académies il est consternant d'écouter parler les gens dits sérieux devant un verre. Ce qu'ils vont se dire peut d'avance se décliner ainsi : je parle du temps, tu parles du fric, il parle de mangeaille, nous parlons de notre foie, vous parlez de bagnoles, ils parlent de cul. De ce dernier sujet il se peut que certains s'élancent, avec le fromage, vers les idées avancées. A peine Baptiste a-t-il fini, sur ma droite, de définir l'amour comme le seul bon exemple de point commun entre deux parallèles que j'entends, sur ma gauche, Emelyne Daroux — professeur à Chaptal — déclarer que, pour être grivoise, l'image reste bonne, car le reste ne se rencontre jamais. On lui sert de la tarte aux cerises et, sans perdre une bouchée, elle nous rembourse d'une tarte à la crème : nul ne communique. Avis à nos petits bagués, pour les conforter dans leur noviciat :
— Au fond, il y a des mariés ; il n'y a pas de mariage.
Gloses sur l'institution. Aperçus sur ses variantes : mono, tétra, poly. Aperçus sur ces situations, après tout aussi respectables, qu'on pourrait appeler crypto, homo, pan-gamiques. Emelyne (avec un y, je vous prie) devient lyrique. Elle supprime le mariage. Et tous les enfants, et toutes les unions, à deux, à trois, à quinze, à n + 1 deviennent légitimes, Mme Rezeau, qui s'est fortement sustentée, qui est redevenue de meilleure humeur, se penche, compatissante, vers Mme Daroux :
— C'est… votre fille ?
— Ne m'en parlez pas, répond la chère femme. Toute petite, elle criait déjà dans la confiserie : A bas les bonbons !
Mais Ange Bioni proteste. Inspecteur de l'Enregistrement, il ne saurait admettre que nos amours ne soient plus enregistrées. Il boit une gorgée de café et assure qu'il est pourtant très large d'esprit. Il en boit une autre et accepte, voyez-vous, que l'hôtel précède parfois l'autel, au lieu de le suivre. Mais le père, mademoiselle, dans votre système, qu'est-ce qui le désignerait ? On bâille. On passe aux liqueurs. Je ne sais comment, voici la reine Elisabeth sur le tapis. Baptiste en profite pour relancer Emelyne. Un roi est assez généreux pour faire une reine ; une reine ne fait qu'un prince consort. Emelyne retourne aussitôt l'argument : Voyez à quel point une femme est désavantagée ! Une reine n'est pas assez reine pour faire un roi, voilà la vérité. On passe aux cigares. Emelyne affranchit toujours ses sœurs, royales ou non…
— Ange, dit enfin Mme Bioni, l'heure tourne. On pourrait peut-ètre aussi libérer la salle.