Et voilà qui est fait : nous nous en allons, mais personne ne prendra vraiment notre suite. Il ne s'agit plus de démission personnelle : nous disparaissons dans l'éradication générale des vieilles souches terriennes. Marcel lui-même n'y a pas échappé : il a, je viens de l'apprendre, dû vendre les métairies aux tenanciers qui ont fait jouer leur droit de préemption. Fort du sien, Jobeau — qui a déjà tâté le Crédit agricole — achète aussi. Deux champs isolés sur la route de Gené sont réclamés par son cousin Paul au titre du remembrement. La discussion a traîné sur les limites, car fermette et manoir s'enchevêtrent et certains bâtiments comme la grande remise — grange d'un côté, garage de l'autre — vont se trouver coupés en deux. Elle a traîné aussi sur le prix, Jobeau faisant état du classement des terres en seconde catégorie et des servitudes surgies de la division (qui seront, comme dans tous ces parcellements, un nid de chicanes). Et puis, tope là, nous sommes allés chez Marthe boire un canon. Marthe ne s'est servi qu'un fond de verre, pour trinquer, mais elle était comme ivre et plantée le long du mur, le long de son mur à elle, fille Argier (à vrai dire bien plus serve de Félix, de ses enfants et de ses bêtes que du propriétaire, mais jusqu'à ce jour privée d'un titre qui va lui permettre de l'être en somme à son compte), elle en caressait la chaux écaillée en bredouillant :
— Si j'aurais jamais cru…
Sa joie me jugeait sûrement avec sévérité. Vendre son bien ! Moi, je pensais au premier Rezeau en sabots, acquéreur de son clos, incapable d'imaginer que sa chaumière serait doublée sous Capet, triplée sous Barras, flanquée de tourelles et de pavillons sous Badinguet, pour connaître enfin la pioche du démolisseur. Car c'est de cela qu'il était question :
— Pour La Belle Angerie même, disait M' Dibon, soyons francs : seul, un Rezeau aurait pu faire la folie de remettre trente-deux pièces en état. C'est à la fois trop grand, trop vétuste et trop laid pour valoir une restauration. Mais j'ai sous la main un marchand de matériaux d'occasion. Il a l'intention de ne garder qu'une aile et d'abattre le reste en récupérant pierre, poutres et cheminées.
Il a soupiré, philosophard :
— En dix ans, j'ai bien découpé trente domaines : c'est toute une époque qui s'en va !
Les frais d'acte doivent pour lui sur cette plaie sociale étendre quelque baume. En ce qui me concernait je me disais : Bravo ! Effaçons tout. Je le regretterais, sans aucun doute. Je me sentirais, où que j'aille, en exil. Mais ce ne serait pas nouveau et pour n'y plus penser je préférais voir tomber ce « tas de pierre » et se morceler guérets ou pacages au bénéfice de ceux qui avaient sué dessus. J'ai donc signé le compromis qui cédait la fermette à Félix Jobeau. J'en ai signé un autre qui cédait les deux champs à son cousin. J'ai donné procuration à Mr Dibon pour le reste. Rachat, revente, l'opération aura été remarquable : avec les droits de mutation, j'y perdrai — bonne leçon — près du quart de la mise. Au bout du compte je suis rentré en face pour dire à Aubin :
— Sonne la cloche encore une fois. Nous partons.
Mon fils y va d'une belle volée. Cette cloche, je la ferai descendre et je l'emporterai : elle a marqué un temps d'un son particulier, mélangé à nos cris et à ceux des oiseaux qui bientôt ne pourront plus nicher sous les solives. Le temps continuera, sans elle comme sans nous. Bertille et Blandine, pour recenser ce qui vaut encore la peine d'être déménagé, font l'inventaire de la maison. Mais jamais la baraque ni son contenu ne m'ont beaucoup importé. C'est dehors que je fais un dernier tour sur l'herbe en brosse qui n'a guère remonté depuis la fenaison et où stridulent des centaines de grillons. Le temps se couvre : ce pays tout éponge ne connaît pas de longues canicules et retrempe vite ses verts aux longues averses d'ouest. Dans l'Ommée où se reflètent les arbres, un écureuil danse et les poissons semblent passer entre les branches, nageant parmi les nuages. Ça sent le suint à plein nez : de l'autre côté de la rivière paît un troupeau de moutons, jeunes bêlant dans l'aigu, vieux dans le grave, tous si serrés par la ronde du chien qu'ils ont l'air de brouter de la laine devant eux…
Descendu jusqu'au barrage, remonté de l'autre côté par le petit bois où l'ombre s'alourdit, vais-je encore arpenter le verger malgré ce premier éclair qui zèbre un vaste gris ? Non, ça suffit, retournons. Nous le savons : je suis de ce pays. Si banal qu'il soit, si insupportables qu'y aient été les nôtres, le lieu où nous avons ouvert les yeux sur le monde, il est irremplaçable. Le quitter, c'est nous dénoyauter de notre enfance et cela nous devient d'autant plus difficile que nous avançons en âge, que l'approche de nos fins raréfient nos recommencements. Et puis nous le savons aussi : je suis navré de l'échec. Je n'y ai pas cru très fort, je n'y ai pas cru longtemps ; mais pour reparler de ceux qui m'habitent, si en moi a persisté un bravache assez faraud de son cas, il a toujours été doublé d'un démuni qui ne s'y résignait pas. Ce n'était pas le fils Rezeau — ou si peu —, c'était le fils tout court, devenu père de tant de façons, père de première, de seconde main et parâtre et beau-père qui, se croyant rédimé par ses propres enfants, s'est un moment demandé si son nouvel état n'était pas réversible. Quand on traîne dans la vie la secrète impression d'avoir été raté, l'occasion de l'infirmer ne se manque pas. Il y a des vocations tardives… La preuve ! Ce n'est pas tombé sur moi, c'est tombé à côté.
Voici Aubin qui vient à ma rencontre et, arrivé à ma hauteur, se retourne, change de pied pour marcher du même pas. Il tonne à sec depuis quelques minutes, mais le vent se lève, chargé d'odeurs de trèfle et d'abeilles qui se hâtent d'en revenir. J'arrive tout juste pour aider Bertille à charger les valises. Nous allons démarrer tandis que, cinq heures trop tard, ma mère ! il se met à pleuvoir.