V

Il y aura deux faire-part. Le nôtre n'exclut personne : Madame Veuve Paule Rezeau, Monsieur et Madame Ferdinand Rezeau et leurs enfants, Monsieur et Madame Jean Rezeau et leurs enfants, Monsieur et Madame Marcel Rezeau et leurs enfants ont la douleur de… J'ai d'ailleurs eu du mal à y faire figurer les couleurs comme les appelle ma mère. Mais nous avons été prévenus par un coup de fil d'Anna que Marcel, retour des Caraïbes, ignorant notre texte, en a fait imprimer un autre où figurent seulement Madame Veuve et lui-même : Le Figaro le reproduit dans son Carnet du jour à la rubrique des deuils. Les mêmes gens ont donc reçu deux variantes de prose nécrologique ; l'enterrement promet d'être animé.

Il sera même cocasse. Quand nous arrivons, avec quelques minutes de retard, près de la porte encadrée de noir, le corbillard automobile est déjà chargé, les couronnes accrochées. Marcel, aussi raide dans son costume gris à cravate et brassard noirs que dans un uniforme, aussi ferme de visage qu'à vingt ans (il a l'air d'avoir été grimé en quadragénaire), se tient immédiatement derrière. Solange que, jeune fille, j'ai rencontrée trois ou quatre fois et que je dois faire un effort pour reconnaître, tant elle est desséchée, bavarde à voix basse avec la demoiselle de compagnie. Amidonnés de tristesse réglementaire, ils ont tous les trois l'air inquiet, la tête rentrée dans les épaules, comme s'ils s'attendaient à un affreux scandale.' C'est probablement la raison pour laquelle, craignant la pollution — ou craignant des questions — Marcel n'a pas emmené d'enfants. S'est-il également abstenu de rameuter les voisins ? Il n'y a pratiquement pas dix personnes qui s'apprêtent à suivre le convoi.


Mais nous allons arranger ça. De cinq voitures nous descendons à vingt. Tous les miens, au complet, y compris Jeannet qui a pu obtenir une permission. Tous les Daroux, soucieux d'affirmer une parenté méconnue et que je n'ai point découragés : la grand-mère, ses deux filles et ses deux gendres, son fils et sa bru, sans oublier quelques gamins. Le couple Forut, le couple Maxlon. Gonzague. Enfin Mélanie et son époux, tôlier chez Renault, pour honorer le cortège… Pauvre Marcel ! Ses paupières en berne se relèvent, effarées, et comme ma mère, dolente, traînant du crêpe, appuyée sur moi, s'approche de lui, il souffle :

— Grand-mère ne vous approuverait pas !

— Vivante, sûrement pas ! murmure Mme Rezeau. Mais morte, elle doit maintenant savoir à quoi s'en tenir.

Marcel m'observe avec ce regard qui lui est propre et qui fonctionne de haut en bas. Il n'y a pas de doute, la fraternité va comme elle peut : Caïn, caha. Jeannet le salue militairement : ce qui déclenche chez son oncle un réflexe du menton, aussitôt pointé sur le sous-off. Mais l'ordonnateur s'avance, simplifiant bien les choses : politesses et présentations sont devenues hors de propos.

— S'il vous plaît, messieurs ! dit-il, avec un geste onctueux.

Marcel, comme s'il y allait de son prestige, fait aussitôt deux pas en avant. Il est le grand légataire, il enterre sa grand-mère. Ça ne souffre pas discussion : c'est lui qui doit conduire le deuil. Malheureusement, en l'absence de Fred, l'aîné, c'est moi et je n'aime pas assez les lentilles pour avoir vendu mon droit. Il n'y a point de cordons : l'aînesse, donc, se marque à droite. Je déborde le P.D.G. qui, consterné de se retrouver à gauche, ralentit, cherche à perdre un peu de terrain pour me déborder à son tour. Hélas ! Jeannet surgit de l'arrière pour s'installer à mon côté ; je me déporte discrètement et le Cropette, gagnant la droite, s'y retrouve dans le caniveau où les mémères de la région font si souvent s'efforcer leurs caniches. Finalement Aubin s'aligne sur son frère et le mien se résigne : il glisse au second rang, seul, hérissé de feinte indifférence et de cheveux taillés en brosse. En tournant la tête une seconde je pourrai m'apercevoir que du côté des femmes Solange aussi a renoncé : elle traîne en queue, ostensiblement détachée.

Mais l'épreuve sera courte, ma sœur ! Ce piétinement recueilli derrière le fourgon, qui semble rouler dans un film au ralenti, ne dure que sur trois cents mètres. Voici l'église, tendue de grandes litres qui ruissellent de larmes d'argent. Soufflant dans les plus graves de ses plus gros tuyaux, l'orgue fait trépider l'eau dormante des bénitiers, l'air confiné de la nef où dans l'odeur de stéarine brûlée, qui plaît à Dieu, pousse une belle forêt de luminaire. Il n'y a pas foule, mais il y a du monde, disait mon père, en parlant des assistances de qualité. C'est le cas. Le maire, l'avoué, l'avocat et le notaire des Pluvignec, le directeur du Crédit Lyonnais, le conseiller général sont là : pas tellement pour enterrer grand-mère, mais plutôt la veuve du sénateur, son autre moitié en somme, plus résistante que la première. Les enveloppent une cinquantaine d'anonymes, où figurent les pleureuses sèches habituelles : vieilles dames qui voient partir leurs pareilles au paradis des rentières, assuré par leurs prières et par les messes de fondation inscrites au registre obituaire. J'en surprends une qui, à ma vue, pousse une autre du coude.

* * *

Gagnons notre banc. Ne nous moquons plus. De la nonagénaire enfouie au capiton du cercueil qu'on débarde, qu'on pousse sous le drap noir du catafalque, je tiens le quart de mes gènes. Ma grand-mère Rezeau ne m'en a pas transmis davantage et pourtant sa mort, quand j'avais une dizaine d'années, fut pour moi une catastrophe. Celle-ci ne m'ôte rien et je n'ai pas lieu de m'en vanter. L'anormal reste l'anormal et il l'est d'autant plus que ces Pluvignec, dont je n'aurai reçu ni tendresse ni biens, m'auront légué leur physique comme leur caractère. Ils survivront longtemps sur mes pieds… Vous m'entendez, grand-mère ? Où que vous soyez, ne vous y trompez pas : de votre race têtue, insolente, increvable, un moment gâchée par l'excès de portefeuille qu'elle eut sur le cœur, la continuité passe par moi, par Aubin qui me murmure dans l'oreille :

— Dis, la tante Solange, c'est celle qui est grasse comme une bicyclette ?

Puis aussitôt :

— Elle l'a sec, quand même, Babouchka.

Je le fais taire, mais il a raison. Babouchka, surnommée ainsi de la veille, parce que selon Aubin elle devait habiter une Sibérie, la grand-mère, pour nous battre si froid… Babouchka l'a sec, en effet. Dans les deux sens : l'argot et le français, qui cette fois se complètent. Pas une larme, mais une tristesse de pierre qui lui enfonce la tête entre les épaules. Ceux qui l'ont précédée ne l'aimaient guère et c'est le vide maintenant au-dessus d'elle qui devient la plus proche cliente pour l'acte de décès. Ceux qui la suivent ne lui offrent rien de mieux : nulle chaleur, nulle consolation. La messe des morts est commencée. Mais pour elle en quoi les morts sont-ils différents des vivants ? Sa bouche s'ouvre lentement, comme si elle manquait d'air. Je la vois poser la main sur le poignet de Salomé.

* * *

Elle va rester ainsi, prostrée, jusqu'à l'absoute. Mais il lui faut bien se relever, repartir dans le même arroi jusqu'au cimetière où soudain le cirque recommence…

Après les derniers coups de goupillon sur la fosse béante, sur le cercueil descendu avec des bruits de caisse cognée et lapidé de petites pierres au rappel des cordes, Marcel et Solange, qui se sont concertés une minute dans l'ombre d'un cyprès, prennent une décision surprenante. Au lieu de s'aligner avec nous — et forcément après nous — pour les condoléances, ils se plantent de l'autre côté de l'allée : le dos un peu courbé, le visage empreint d'un triste et engageant sourire, l'oreille au vent, la joue prête aux accolades des fidèles amis. La gouvernante se précipite :

— Elle ne méritait pas ça ! sanglote-t-elle, accueillie par des bras ouverts qui lui tapotent le dos de mains gantées.

Console-toi, ma fille ! Mme Pluvignec ne nous aura point vus ; elle n'aura même pas su de son vivant que ce monde avait cessé d'appartenir à ceux qui, grâce à une pieuse fortune, entendaient prendre aussi une option sur l'autre. Elle aura tout eu : la terre, puis le ciel. Elle ne méritait pas ça, en effet… Cependant la gouvernante nous ignore et s'en va, droite comme un i et le chapeau dessus comme un accent circonflexe : non sans jeter tout de même un petit coup d'œil sur ce qui se passe dans son dos. Hélas ! c'est le notaire qui est derrière elle, rouge, déchiré par un affreux cas de conscience. Si je suis négligeable, ma mère, sa cliente, ne l'est pas. Elle peut confier ses intérêts au notaire de Soledot qui, prévoyant, s'empressera au surplus de la faire tester en bonnes mains. Alors, le pauvre homme, il se coupe en deux. Il avance du pied gauche vers Madame Mère, s'incline en débitant sa petite affaire, puis se retourne aussitôt, avance du pied droit vers Solange qui reçoit le même hommage. Rebondissant aussitôt, le voilà devant moi, très convenable, mais déjà reparti en face pour assurer Marcel de toute sa sympathie. Dieu merci, ils n'étaient que deux à droite, ça lui évitera le torticolis… Le maître peut trotter, en donnant de légers coups de buste au reste de ma file.

Mais comme celle-ci, plus importante, impressionne l'assistance, la solution trouvée par le notaire n'est pas unaniment adoptée. Arnaud et Baptiste, le Maire, le Conseiller général négligent complètement Solange et Marcel qui, instinctivement, se rapprochent pour rendre l'oubli incongru. Ils finissent par se piquer dans le sol à un mètre de nous et y demeurent, imperturbables, tandis que passe le courant de condoléances alternatives. Le regard de Marcel devant moi fait le mur. Expressif d'ailleurs, facile à déchiffrer : Absent depuis vingt-quatre ans, tu n'as plus la nationalité Rezeau. Tu n'existes plus. Que fiches-tu là ? Je suis presque d'accord avec lui. Je me réhabitue mal. Enfin voici Anna, la vieille bonne. Marcel lui accorde deux doigts, deux mots, puis enchaîne :

— A propos, le notaire mettra les scellés sur la maison à deux heures. Soyez prête à partir.

C'est un rendu. Mais j'ai déjà riposté :

— Si vous ne savez pas où aller, Anna, vous pouvez venir chez nous, au moins provisoirement.

— De toute façon, j'arrêtais, dit Anna. Je m'en retourne à Auray chez mes neveux.

— Viens donc ! fait Solange qui tire sur le bras de son époux en talonnant le gravier.

Se contenant mieux, sachant qu'après scellés les inventaires deviennent douloureux si l'expert d'en face prise trop haut, Marcel hésite entre l'invective, le dédain, la politesse. Très vite il sourit, il a trouvé, il aura le dernier mot :

— La cérémonie est terminée, dit-il. Je vous remercie.

Mais il a trop présumé de son propre sérieux. A la porte du cimetière il se courbe un peu comme pour étouffer un éternuement. Si discret qu'il ait été, nous avons tous entendu et dans un sens c'est rassurant : il n'a pas pu s'empêcher de rire.

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