XXV

Mai, juin. Je préfère les crises aux situations fausses, si celles-ci peuvent nous guérir de celles-là. Il devenait souhaitable d'en voir éclater une parmi les miens, six mois plus tôt fort unis. Tout excessif qu'il fût, Jeannet n'avait pas eu tort : nous n'aurions jamais dû renouer avec Mme Rezeau. Détester, adorer, cela ne changeait rien à sa façon de faire. Elle recommençait à exténuer la famille autour d'elle, peut-être sans le vouloir, peut-être même sans en avoir conscience : une fatalité, en somme, liée comme l'est la vague à l'excès de son mouvement. A certains moments du reste je n'étais pas loin de croire à plus de noirceur, à l'intention délibérée de nuire, de s'attaquer à ce groupe bien bouqueté que j'ai toujours considéré comme ma revanche, de s'en revancher à son tour en y portant la division. Quoi qu'il en soit, cherché ou non, le résultat était le même et de scène en scène se renouvelait ce sabotage.

* * *

Bertille, il lui arrive de s'en prendre à moi maintenant. Si les femmes réagissent plus vivement que nous aux incidents de la vie privée, elles en sont excusables : la plupart n'ont pas comme les hommes l'avantage d'en être protégées par l'épaisseur des préoccupations professionnelles. Mais Bertille est allée jusqu'à me dire :

— Tu aurais dû mettre le holà tout de suite. Comment veux-tu que j'intervienne ? Après tout c'est ta mère.

Regrettons d'avoir riposté :

— Et de quoi aurais-je eu l'air ? Jouer le parâtre réclamant contre Salomé, merci bien ! Après tout, c'est ta fille.

* * *

Blandine, à seize ans, va passer le bac, que les Français, nantis d'un simple bulletin de naissance, considèrent encore comme le bulletin de connaissance permettant d'accéder aux vies supérieures. Du coup elle s'est prise au sérieux ; elle est sortie de l'âge délicieux où les adolescentes ignorent leur grâce pour entrer dans celui où la petite personne se cherche une personnalité. On la voit de loin, sa tignasse flamboyant sur un chemisier blanc bien garni, à ceinture corsaire si sèchement serrée qu'elle fait rebondir le contenu du pantalon à pont vert céladon. On la voit de si loin que, malgré l'ombre propice du déambulatoire de l'église Saint-Arnoult, je l'ai aperçue en train de se mélanger à du châtain :

— T'as vu ? Ma sœur se noie : on lui fait le bouche à bouche, dit Aubin qui m'accompagne à la civette.

— Attends un peu que j'aille à son secours !

Je fonce, j'écarte poliment un dadais marqué de rouge ; je ramène une Blandine au sein gonflé de soupirs à qui je m'entends dire que le bachotage pour l'heure est plus urgent que le pelotage, qu'elle a à se faire examiner par ses profs avant d'en confier le soin aux garçons… Mais malgré l'âge on proteste, on incrimine ma conception des poids et mesures, on cite le nom de Salomé… Quoi donc ? J'en suis tout épaté, tout désolé. Mais vlan ! mignonne, te voilà giflée.

* * *

Nous devenons tous nerveux. Baptiste qui, mauvais signe, se tire sur la barbe, débouche dans le vivoir. Il passait hier place Dauphine et qui a-t-il vu, sortant du palais de justice ? Sa nièce ! Raccompagnée jusqu'à la grille par un robin en toge poinçonnée d'une rosette. J'essaie de blaguer :

— Elle a peut-être entrepris de reloger le bâtonnier ?

— Ou Gonzague, dit Baptiste. Tu veux mon avis ? Salomé nous double tous, ta mère comprise.

Bertille n'en croit rien : sa fille ne peut être devenue soudain aussi dissimulée. Jeannet, qui est là, près d'une Marie toute ronde, s'esclaffe. Voyons ! C'est normal : une fille amoureuse est capable de passer sur le pire en oubliant le reste.


— Ce n'est pas vrai, crie Aubin.

— Quand il s'agit d'elle, tu vois tout en noir, dit Bertille.

Jeannet se pique et s'en va.

* * *

Peu après Paule me donne son coup de fil mensuel. Consultée, elle répond comme elle fait si souvent : par une autre question.

— Au fait, ce garçon, savez-vous ce qu'il devient ?

Puis elle admire, oui, elle admire qu'une femme de soixante-quinze ans, d'une sécheresse réputée, fasse — ce sont ses mots — un si beau délire. Elle ajoute tranquillement qu'elle aime assez m'en voir jaloux.

Je raccroche, irrité.

* * *

Avis diamétralement opposé à celui de Mme Daroux qui ne se félicite pas de voir sa vraie petite-fille bénéficier des largesses de sa fausse grand-mère.

— C'est comme si je donnais tout à Jeannet, répète-t-elle. Chacun se doit à sa branche.

Sinon ça piaille, en effet, et il tombe beaucoup de crotte dessous.

* * *

Il se passe sûrement quelque chose, mais quoi ? Salomé téléphone de moins en moins, reste trois semaines sans venir et, à sa première visite, prend fort mal les questions de sa mère :

— Tu me fais suivre ?

Elle lâche pourtant, après un silence maussade :

— La défense a demandé au juge de m'entendre. Je ne pouvais pas refuser, non ?

Nous ne saurons ni où ni comment ni par qui elle a été contactée. Mais comme Bertille essaie de l'envelopper des deux bras, de lui dire que nous ne comprenons pas ses absences, qu'elle nous manque, voilà Salomé qui fond en larmes sans cesser d'être agressive :

— Ce que vous pouvez être tannants, les uns, les autres ! On m'aime, ça ! on m'aime de tous les côtés. Mais chacun pour soi. Regardez Aubin qui me fait la gueule parce que je ne suis plus là pour le border comme quand il avait cinq ans ! Qui me veut ne se préoccupe jamais de qui je veux. J'en ai assez d'être harcelée…

Puis soudain elle me jette :

— Et ta mère qui s'y met, maintenant !

* * *

On pouvait le prévoir, mais l'inattendu va être l'apparition de Mme Rezeau qui, se méfiant du téléphone, a jugé plus sage de tomber chez nous à l'improviste, en semaine, au début de l'après-midi, c'est-à-dire à l'heure où sa protégée travaille. Craignant ne pas rentrer à temps, elle a même pris un taxi dont le chauffeur — gratifié d'un maigre pourboire, j'imagine — a haussé les épaules en repartant. Elle est là, dans mon bureau, toute benoîte, entre Bertille et moi. Officiellement, elle est venue nous présenter les factures, qui sont salées. Ne sachant pas discuter les chiffres, je ne dirai rien. Ne voulant pas perdre la face, je célerai que je regrette de m'être laissé entraîner à tant de frais pour le vague plaisir de signer de ma semelle un carré de glaise craonnaise où patouillait déjà le grand-père de mon grand-père.

— Fred a la jaunisse, dit enfin Madame Mère.

Elle claque de la langue, toute satisfaite de pouvoir nous informer. Elle continue :

— Marcel marie sa fille aînée : Rose. Très bien, ma foi. Famille, nom, idées, situation, tout est parfait. Le garçon est ingénieur dans le pétrole.

A noter, n'est-ce pas ? Que cet avis nous inspire des comparaisons ! Mais la chronique familiale n'est pas terminée :

— Quant à Rueil, ça y est, Marcel liquide. Mais il n'est pas fou : il s'associe avec un promoteur. Vous devinez qui ?

Geste évasif de Bertille.

— La G.I.F.F., pardi ! Il y a d'immenses pancartes à l'entrée de la propriété : Bientôt s'élèvera ici la Résidence Joséphine… Oui, il y aura cent logements là où vécut, seul, mon colonel de grand-père, surnommé le Dindon. Comme dit Max, la roue a tourné, aujourd'hui le dindon ou ses pareils sont cuits et bons à découper. Salomé s'en occupe avec lui.

Pause pour quitter l'accessoire. Reprise dans l'essentiel :

— Vous ne pourrez pas vous plaindre de ne pas l'avoir vue, ces temps-ci. Elle m'abandonne toutes les fins de semaine.

Bertille et moi, nous avons eu le tort de ciller. Le visage de Mme Rezeau se crispe, se recreuse de cent rides brusquement plus profondes. Elle voulait s'assurer de ce dont, en même temps, elle venait nous prévenir. Tel, qui entend profiter seul de son bien, ne dédaignera pas l'aide d'autrui pour le défendre. Mais que rien ne soit trop explicite !

— Pauvre chou ! ajoute simplement Mme Rezeau, elle m'inquiète un peu. En voilà une qui a besoin de vacances et de bon air, loin de Paris !

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