M. Briffon était un professeur d’histoire très sympathique. L’on pouvait, après une heure de cours, prolonger celui-ci d’une manière informelle, dans des conversations sans protocole, détendues et souvent rieuses. Fils d’un diplomate qui fut l’un des premiers Résistants à rejoindre de Gaulle à Londres, il était un fervent gaulliste. La mort récente du Général l’avait beaucoup affecté. Mais il était assez débonnaire pour qu’on parlât avec humour de son grand homme.
— Grand, il l’était, dis-je. Plus d’un mètre quatre-vingt-dix…
— Un mètre quatre-vingt treize, précisa M. Briffon.
— De Gaulle aurait-il eu le même destin s’il avait été un petit homme râblé, un peu ventripotent ?
— Bonne question, Hitch. Je vous dis que c’est une bonne question parce que je me la suis posée. Ma réponse est oui. Il aurait eu le même destin, la même réussite, mais je pense que ç’aurait été plus difficile pour lui. Parce que, bien évidemment, sa haute taille en imposait. Il parlait de haut, ses paroles tombaient sur ses interlocuteurs, et elles auraient eu moins de poids si elles avaient été dites à l’horizontale ou, pire, de bas en haut. Mais la force de ses idées et de ses convictions, sa maîtrise du verbe auraient fini par l’emporter. D’ailleurs, sa taille n’a pas toujours été un atout. Churchill était très agacé d’avoir devant lui un Français, rebelle de surcroît, qui l’obligeait à lever la tête.
— Et si de Gaulle, repris-je, avait été un petit homme râblé, non pas né à Lille, mais à Marseille, et, ayant parlé avec un fort accent du Midi, s’il avait ressemblé à un personnage de Pagnol ?
— Non, là, vous exagérez. Et pourquoi pas un petit rouquin qui aurait louché comme Sartre et qui aurait eu des tics comme Malraux !
Je ris comme les quatre ou cinq lycéens de terminale qui entouraient le prof. Mais j’en venais déjà à une autre question.
— Ne trouvez-vous pas, monsieur, que c’était une chance pour lui de s’appeler de Gaulle, et non pas Dupont, Durand ou Martin ?
— Oui, je crois que son nom le prédisposait à avoir un destin national. Certes, la Gaule ne prend qu’un l alors que son nom en comporte deux. Mais, phonétiquement, son patronyme était déjà historique, comme si ses racines avaient traversé les siècles.
— C’est son nom qui lui a donné de l’ambition ou c’est son ambition qui a été corroborée par son nom ?
— Disons, répondit M. Briffon, qu’il y a une heureuse adéquation entre son nom, sa carrière militaire et sa carrière politique. C’était un élu de l’Histoire, l’Histoire avec un grand H. Comme Jeanne d’Arc, comme Napoléon, comme… De cette trempe-là je n’en vois pas beaucoup.
J’ai souvent pensé à de Gaulle, probablement parce qu’il est l’un des hommes que je regrette le plus de n’avoir pas interviewé. Il y en a d’autres : Socrate, Alexandre le Grand, Cléopâtre, Saint Augustin, Henri IV, Louise Labé, Voltaire, Danton, Hugo, Lénine, Marie Curie, Marcel Cerdan, etc. Quand de Gaulle est mort, en 1970, je n’avais que quinze ans. Par rapport à Alexandre le Grand, je l’ai frôlé. Trop tard quand même. Je lui aurais proposé une émission de télévision intitulée « Les Lectures de Charles de Gaulle ». On aurait parlé de Barrès, de Péguy, de Bergson, de Thucydide, de Chateaubriand, etc. Ou bien un long entretien sur un thème à la mesure du personnage : « La France de Charles de Gaulle ».
J’aurais rediffusé la fameuse séquence de l’Hôtel de Ville quand de Gaulle, le 25 août 1944, entouré, acclamé par la foule en liesse, s’écria, détachant bien chaque proposition : « Paris outragé… Paris brisé… Paris martyrisé… Mais Paris libéré ! » Chaque fois qu’à la faveur d’un documentaire sur la Seconde Guerre mondiale je revois et réentends ce sommet de l’éloquence, je suis épaté. Cette envolée brève, dense, ce sublime raccourci des quatre années terribles vécues par Paris, était-ce une improvisation ou les termes en avaient-ils été choisis tandis que le Général entrait en vainqueur dans la capitale ?
— Ces mots historiques, mon Général, vous sont-ils venus comme ça, dans l’inspiration d’un moment grandiose, ou les aviez-vous jetés sur un bout de papier avant de franchir la Seine ?
Si, si, j’aurais osé lui poser cette question lèse-majesté. Non, elle n’est pas mineure. Je pense que de Gaulle aurait répondu que son discours de l’Hôtel de Ville avait été improvisé. Je l’eusse alors interrogé sur la parole quand elle est l’émanation spontanée et brûlante de l’Histoire.
Il est une autre question à propos de De Gaulle qui m’a toujours trotté dans la tête et à laquelle hélas ! je n’obtiendrai jamais de réponse ici-bas, c’est sur sa mort. Vers dix-neuf heures, le 9 novembre 1970, dans son salon de La Boisserie, à Colombey-les-deux-Églises, il faisait une réussite quand il fut victime d’une rupture d’anévrisme. Quelle est la dernière carte que le Général a retournée avant de s’affaisser ? Quelle est cette ultime et funeste carte sur laquelle s’est achevé le parcours d’un grand stratège qui avait tant de fois au cours de sa vie politique parié, joué et, le plus souvent, gagné ? Aimeraient aussi le savoir les gaullistes, les historiens, les chroniqueurs. Et les superstitieux, si nombreux chez les batteurs, coupeurs, distributeurs et ramasseurs de cinquante-deux cartes, tous ceux qui les retournent avec l’espoir de voir apparaître celle qui leur a toujours porté chance et dont ils attendent une nouvelle fois une assurance sur l’avenir.
Depuis Pouchkine la dame de pique a mauvaise réputation. Je n’imagine pas que la vie de Charles de Gaulle, à nulle autre pareille, ait pu s’arrêter sur une figure aussi conventionnelle. Un roi serait plus conforme à sa légende. Ou un as. Un valet, ce serait trop bête, presque ridicule. J’écarte cette éventualité qui ne serait pas digne. Encore que la mort ne soit pas avare de pieds de nez. Tout de Gaulle qu’il fut il n’était pas à l’abri d’une cruelle facétie de l’Histoire. Peu probable, tout de même. Je suis certain que la mort a elle aussi été respectueuse. Impressionnée de devoir mettre le point final à une biographie hors du commun.
Ce soir-là, de Gaulle a-t-il perçu que l’enchaînement des cartes ne lui avait jamais été aussi hostile, qu’il s’était engagé dans une partie noire, pleine de dangers, et qu’il pouvait en craindre le pire ? Depuis bientôt quatre-vingts ans têtu comme la pointe du Raz, au lieu d’interrompre une réussite qui méritait de moins en moins son nom, il a dû bravement prendre le risque d’aller jusqu’au bout. En cours de route, il y eut la carte fatale et la rupture d’anévrisme.
Mais quelle carte, ventrebleu ?
Dans Choses vues, Victor Hugo évoque des tireuses de cartes pour qui la mort d’une personne était annoncée quand la main retournait à la suite, dans le pique, l’as, le huit et le dix. Le soir du 9 novembre 1970, Charles de Gaulle, légende du siècle, a-t-il déroulé sous la lampe une fatidique suite hugolienne de piques ?
Nous ne le saurons jamais. Parce que personne, ce soir-là, à La Boisserie, tant l’émotion, puis l’angoisse, enfin la douleur étaient violentes, le trouble proche de la panique, n’eut assez de sang-froid pour jeter un œil sur le jeu étalé. Dans la nuit, ou peut-être le lendemain matin, alors que l’on s’était fait à l’idée que le Général était mort et que l’impuissance et le chagrin avaient ramené le calme, quelqu’un a ramassé les cartes, les a réunies en paquet, sans leur porter une attention particulière, comme s’il s’agissait des vestiges d’une réussite ordinaire, un jour ordinaire, d’un joueur ordinaire. Comment un tout petit peu de jugeote ou un souffle brusque de l’Histoire n’a-t-il pas arrêté le geste irréfléchi, quasi criminel, du chef du secrétariat ou de la femme de ménage ? Ou de Mme de Gaulle, peut-être ? Elle désirait que sa maison fût impeccablement tenue. Des gens importants allaient venir pour se recueillir devant la dépouille de son mari. Alors, des cartes en vrac sur une table…
Il aurait fallu ne toucher à rien. Abandonner la patience du Général en l’état où la mort l’avait interrompue. En faire une pièce de musée, une installation. La laisser à l’étude des experts des jeux de cartes, du gaullisme, de l’histoire, du destin.
J’étais un journaliste déjà un peu connu quand j’ai rencontré M. Briffon à un colloque sur l’histoire contemporaine. Nous sommes allés boire un café et nous avons parlé, comme il était prévisible, de De Gaulle. Je lui ai fait part de ma lancinante interrogation sur la dernière carte retournée par le Général.
— Eh bien, mon cher Hitch — vous permettez que je continue de vous appeler par votre patronyme comme au bon vieux temps où je vous enseignais l’histoire ? — , je me pose aussi cette question depuis longtemps. Et je n’ai pas hésité à consulter là-dessus un cartomancien dont on m’avait vanté la justesse des observations ou des déductions. Il m’avait demandé d’apporter un objet ayant appartenu à de Gaulle ou qu’il avait touché.
— Ne me dites pas que votre père avait un cheveu de De Gaulle ou une rognure d’ongle ?
— Non, mais j’ai une photo de De Gaulle et de mon père signée du Général.
— Et alors ?
— La photo a été placée dans un coin du tapis de cartes, de telle façon que les deux hommes aient l’air de regarder ce qui allait s’y passer. Le cartomancien a battu les cartes dix fois, vingt fois, plus encore. J’ai coupé autant de fois. Ça paraissait sans fin quand il m’a dit tout à coup : choisissez-en une, au hasard. Ma main tremblait, mais j’ai quand même réussi à en extirper une du paquet. Je l’ai retournée. C’était le joker !
— Mais il n’y a pas de joker dans les réussites !
— Eh bien, il y en avait un dans le jeu de cinquante-deux cartes du Général. C’était la 53e et elle lui a été fatale. Le joker de la mort…
— Ce joker n’aurait jamais dû se trouver entre les mains du Général ?
— Oui, mais il y était !
— Qui l’avait glissé dans son jeu, à son insu ?
— À son insu, peut-être pas.
— Vous voulez dire qu’à l’approche de son quatre-vingtième anniversaire de Gaulle aurait sciemment introduit ce joker de la mort dans son jeu de cartes ?
— C’est une question. Une question logique.
— Et vous, historien, vous répondez quoi ?
— Je réponds qu’il en est de l’Histoire comme de De Gaulle : elle n’abat jamais toutes ses cartes.