Avec Manon, c’était sérieux. J’aimais jusqu’à sa manière d’éluder mes questions embarrassantes. Elle était gaie et savait surfer avec habileté sur les petits déboires de l’existence. Dans le mensuel féminin où elle était chargée de la décoration, elle avait décidé d’ignorer les piques de ses consœurs plus âgées. J’appréciais sa belle santé physique et morale. Aussi, quand elle me proposa de me présenter à ses parents en allant déjeuner chez eux un dimanche, j’acceptai spontanément. Rompre le pain en famille n’équivaut pas à une signature en mairie et chez le notaire, même si cela en constitue la première étape.
Les parents de Manon habitaient, à Clamart, une grande maison des années trente entourée d’un jardin où l’on remarquait d’emblée l’abondance des roses trémières. Le vaste salon-salle-à-manger était un compromis à la fois amusant et réussi entre les meubles de famille dont on ne voulait pas se séparer et les tables, canapés et chaises ultra-modernes que Manon, forte de sa position dans la rubrique du magazine, avait fait acheter à ses parents à des prix sans concurrence. Sur ses conseils, j’avais moi-même acquis à bon compte un canapé high-tech qui ressemblait à une grosse bouche peinte en rouge.
La cinquantaine tous les deux, M. et Mme G. m’accueillirent avec une cordialité où perçait une curiosité bien légitime. Par quelques boutades et sourires, je sais rapidement mettre à l’aise une compagnie un peu coincée. Manon me donna la réplique, et dix minutes ne s’étaient pas écoulées que nous devisions à quatre, coupe de champagne en main, comme une famille française habituée aux rendez-vous du dimanche.
Puis, pendant que sa mère était retournée en cuisine, j’entrepris avec Manon la visite des tableaux accrochés aux murs et des photographies sous cadre placées sur des crédences ou sur des rayons de la bibliothèque. Fier que je m’intéresse à ses « babioles », le père nous expliquait qui étaient les peintres dont il avait acheté une œuvre. Manon était plus prolixe sur les photos. Elle avait deux sœurs. Je la reconnaissais, même bébé, sans jamais me tromper.
— Et là, cette petite fille, qui est-ce ? demandai-je.
— C’est maman avec ses parents, mes grands-parents. Mon grand-père portait très bien le chapeau et ma grand-mère, tu vois, a un manchon de fourrure, de castor je crois.
— Quel âge a ta maman sur cette photo ?
— Maman, tu as quel âge sur la photo avec tes parents ? demanda Manon en se tournant vers la cuisine.
— Je suis née en 1930 et la photo a été prise en 43, répondit sa mère. J’avais donc treize ans.
— Et où elle a été prise ?
— Adam demande où la photo a été prise.
— Je ne sais pas, dit la mère en entrant dans le salon-salle-à-manger, porteuse d’un plat de langoustines. Allez, à table ! Adam — vous permettez que je vous appelle Adam ? — , mettez-vous, s’il vous plaît, à ma droite.
Je m’assis en me demandant où j’avais vu ce dôme, peut-être celui d’une mosquée, qui était à l’arrière-plan et qui occupait tout le haut de la photo de la maman de Manon avec ses parents. Si le cliché avait été en couleurs, je suis sûr que j’aurais trouvé. Plutôt qu’une mosquée, le toit en forme de majestueux chapeau rond d’une rotonde d’inspiration indienne ? Mais où ? Ça m’a turlupiné pendant le repas, quoique j’aie participé d’abondance à la conversation, expliquant notamment quel était mon travail à Paris Info et comment je préparais mes interviews.
Mme G. apportait le fraisier du dessert quand je m’écriai :
— Ça y est, j’ai trouvé ! Et me tournant vers la mère de Manon : je sais où la photo de vos treize ans a été prise. C’est à Vichy. Vous permettez ?
Sans attendre la permission de quiconque, je me levai et allai prendre sur un rayon de la bibliothèque la photo dans son cadre. Puis, me rasseyant et examinant avec soin le document, sans prêter attention au silence qui avait accueilli mon eurêka ! je dis :
— Oui, c’est bien ça : on aperçoit derrière vous et vos parents le dôme du grand hall des thermes de Vichy. Si la photo était en couleurs, on pourrait admirer les céramiques qui, si je me souviens bien, sont bleues et jaunes. Je n’ai aucun mérite à avoir reconnu ce bâtiment : j’ai passé deux semaines à Vichy avec ma mère qui faisait une cure. J’ai eu le temps de visiter les thermes, le casino, les hôtels, le vieux Vichy, tous les parcs…
C’est alors que je perçus une gêne autour de la table. Le visage de Mme G. s’était fermé. Manon me regardait avec anxiété. Je dis, croyant apporter une certaine détente :
— C’est évidemment l’hiver, ça se voit aux vêtements, le manteau et le chapeau de votre père, le manchon de votre mère… Donc, vous n’étiez pas en cure, tout le monde était en bonne santé, n’est-ce pas ?
— Oui, oui, répondit Mme G. d’une voix pincée.
C’est alors que je m’entendis prononcer la question logique, fatale, qui ne pouvait pas ne pas être posée par un intervieweur professionnel. Pour l’amour de Manon, j’aurais dû dominer ma curiosité. Par égard pour ses parents j’aurais pu me taire. Mais non, impossible, je devais savoir. Pulsion irrésistible. Pas de sentiment quand le journaliste flaire la dissimulation. Je fixai Mme G. dans les yeux et lui demandai :
— Que faisaient donc vos parents à Vichy pendant l’hiver 43 ?
— Arrête, Adam, dit Manon, plaintive. Tu vois bien que tu embêtes maman.
Pâle, Mme G. me regardait avec stupeur et incrédulité. M. G. tenta une diversion.
— Eh bien moi, je ne connais pas Vichy. Je n’ai jamais eu l’occasion d’y aller. On m’a dit que c’est une très belle ville, un peu vieillotte, peut-être ?
— Moi non plus, dit Manon, je ne connais pas Vichy. Adam, tu pourrais nous y emmener ?
— Volontiers, répondis-je. Mais ça ne répond pas à ma question : que faisait une honorable famille française à Vichy, en 1943 ?
— En quoi ça te regarde ? lança Manon.
— Ça me regarde parce que tout ce qui se rapporte à toi, ma chérie, m’intéresse. C’étaient quand même tes grands-parents maternels. Et je me demande ce qu’ils pouvaient bien faire à Vichy pendant l’hiver 43.
Mme G. me regardait maintenant avec haine. Puis, elle éclata en sanglots, se leva, jeta sa serviette sur la table et courut à la cuisine dont elle claqua la porte.
— Vous voulez la vérité ? dit Monsieur G. Eh bien la voici. Mon beau-père était un haut fonctionnaire de Vichy sous les ordres de Laval dont il était l’ami et le confident. Après la Libération, il a été condamné. Il a fait deux ans de prison. Cette réponse vous convient-elle ?
Gêné, regrettant déjà de n’avoir pas su me contenir, je baissai les yeux devant le regard calmement indigné du père de Manon. J’allai le prier de m’excuser quand il reprit la parole, me fixant cette fois avec une froide colère.
— Votre flair de chien de chasse ne vous a pas trompé : la piste était giboyeuse. Vous avez — volontairement — réveillé chez ma femme de douloureux souvenirs. Vous ne pouvez pas rester une seconde de plus dans cette maison. Je vous prie de partir.
— Fiche le camp ! me lança Manon en se levant de table, je ne veux plus te voir ! Plus jamais…