Intervieweur

Les candidats à l’école de journalisme devaient rédiger deux feuillets pour expliquer les raisons qui les avaient poussés à exercer cette profession et dans quelle rubrique ils rêvaient de s’illustrer. La plupart ont répondu que le journalisme représentait la noblesse de la communication. Et qu’ils désiraient devenir grand reporter, correspondant aux États-Unis ou en Chine, éditorialiste politique, critique littéraire, critique de cinéma, journaliste d’investigation, rédacteur en chef, présentateur de journal télévisé, etc. Ils ne se mouchaient pas du coude, mes futurs confrères ! Je fus le seul à écrire que je voulais devenir intervieweur.

— Vous voulez interviewer qui ? me demanda le professeur qui, les lunettes au bout du nez, consultait ma copie, me faisant passer l’oral du concours.

— Vous, par exemple.

— Comment, moi ?

— Je pense que l’interview d’un professeur de l’école de journalisme serait susceptible d’intéresser de nombreux lecteurs ou auditeurs.

Je jure que j’ai déclaré cela moins pour flatter l’examinateur que pour lui prouver l’originalité, la souplesse et la modestie de mon ambition. Il retira ses lunettes pour mieux m’observer.

— Mais quels personnages aimeriez-vous interviewer ? Des politiques, des chanteurs, des comédiens, des sportifs… ?

— Peu importe, répondis-je. Pourvu qu’ils soient intéressants, pourvu qu’ils aient des choses à dire. Ce qui me passionnera dans le métier de journaliste, c’est de poser des questions. J’adore ça ! Avoir en face de moi quelqu’un à qui, grâce à ma carte de presse, je pourrai demander ce qu’un citoyen ordinaire ne saurait obtenir, c’est un merveilleux privilège.

— Pourquoi, alors, ne pas envisager de devenir policier ou juge d’instruction ? Eux aussi en posent des questions !

— Oui, mais leur clientèle est moins variée. Et moins chic. Des assassins, des bandits, des malfrats, des dealers, des petits voyous… Il faut leur répéter cent fois la même question pour obtenir une réponse, et il n’est pas sûr qu’elle soit sincère. Il faut les menacer, leur mentir, parfois leur cogner dessus, non merci, ce n’est pas de l’interview, c’est de la parlote canaille. Et puis il est probable que je serai amené, un jour, en tant que journaliste, à recueillir l’interview d’un gangster célèbre ou d’un gibier de potence repenti. Ce qui est formidable dans le journalisme, c’est qu’on peut engager la conversation avec n’importe qui.

— Même avec le Diable ?

— Surtout avec le Diable !

— C’est un spécialiste de la rumeur, du mensonge, du bourrage de crâne.

— À moi de ne pas me laisser prendre. Comme il sait que je le soupçonnerai de m’induire en erreur, de m’égarer par des réponses fausses, car telle est sa réputation, je suis convaincu que le Diable tiendra le discours inverse : il me dira la vérité. Et il comptera sur ma naïveté ou mon conformisme pour que je ne le croie pas.

— Vous jouez au poker ?

— Ça m’arrive.

— Au bluff le Diable est imbattable.

— Je n’irai pas jusqu’à risquer mon âme.

— Si vous m’interviewiez, comme vous en avez eu l’intention, quelle est la première question que vous me poseriez ?

Je pris quelques secondes de réflexion. Puis je dis à l’examinateur :

— J’hésite. Soit : quel est le dernier article que vous avez lu ? Soit : vous est-il arrivé de vous couper avec votre rasoir, le matin, en écoutant à la radio une information qui vous a étonné ou un propos qui vous a indigné ?

— Pas mal, dit l’examinateur.

Il parut surpris quand je lui demandai à laquelle des deux questions il aimerait répondre.

— À la seconde.

— Pourquoi ? osai-je.

— Parce qu’il m’est arrivé un matin, il y a un mois, de me faire une légère entaille au menton en écoutant la « Chronique pour sourire » de Bernard Pivot, sur Europe 1. Je ne me rappelle pas quelle bêtise il avait racontée, mais c’était drôle, j’ai ri et mon menton a bougé alors que le rasoir était dessus.

Je fis ensuite un éloge de la curiosité. Je confiai à l’examinateur que j’avais des bouffées de curiosité comme d’autres ont des bouffées de chaleur ou de colère. Ça me prenait à l’estomac, ça me remontait à la tête, et j’éprouvais alors une irrésistible envie de savoir. Quoi ? Le pourquoi et le comment, les tenants et les aboutissants, le pour et le contre, le dessus et les dessous, les dits et les non-dits. Pour satisfaire ma curiosité, ce stimulant naturel, je posais des questions. Puis d’autres questions qui en appelaient d’autres. Tant mieux si la récolte était bonne. Mais, dans le cas contraire, je ressentais peu de déception parce que c’était de l’acte de poser et d’enchaîner les questions que je tirais mon plaisir.

L’examinateur me fit remarquer que, lorsque je serai journaliste, il ne faudrait pas que je me limite à ce plaisir parce que mon rédacteur en chef, les lecteurs ou les auditeurs exigeraient, eux, que les réponses soient inédites et captivantes. Je répondis que j’en étais bien conscient, mais que, pour le moment, je n’étais pas astreint à une obligation de résultat. Je n’exerçais ma passion qu’auprès de mes amis, de mes camarades, des personnes rencontrées en vacances, dans des soirées, dans des boîtes de nuit, des cafés, des restaurants, et même dans l’autobus car je me liais facilement. Par curiosité.

— Je vous mets 18 sur 20, me dit l’examinateur.

— Je vous remercie beaucoup, monsieur.

— Bizarre ! Vous ne me demandez pas pourquoi je vous ai mis une très bonne note ?

— Je sais aussi me tenir.

— Vous auriez quand même dû me poser la question. Vu votre comportement habituel, c’est une faute. Que je sanctionne d’un point. 17 sur 20.

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