La confession

La veille de ma confirmation — j’avais donc treize ans — je découvris par hasard la technique et le plaisir de poser des questions pour ne pas avoir à y répondre. C’était à confesse. D’habitude, le prêtre me demandait quels chagrins j’avais causés à Jésus depuis la dernière fois que nous nous étions réunis tous les trois, Jésus, le prêtre et moi. J’énumérais rapidement quelques péchés, toujours dans le même ordre. Le confesseur n’insistait pas et m’absolvait. Deux « Notre Père », deux « Je vous salue, Marie », et je me relevais pour laisser la place à un camarade. Rien de gênant dans cette confession routinière. On était dans la convention. Cela m’allait très bien. Tout était dit d’avance. Dans les religions, tout est écrit d’avance. C’est leur force, gage de pérennité. Qu’est-ce que le rituel ? Des réponses formatées à des questions oubliées.

Mais la confession avant la confirmation du lendemain ne serait pas aussi simple. À coup sûr, elle ressemblerait à celle de l’année précédente, qui préparait à la communion solennelle. Elle avait été longue, minutieuse, indiscrète, très gênante. J’avais été obligé de ne rien laisser dans l’ombre. J’avais aussi écopé de deux « Notre Père » et de deux « Je vous salue, Marie », mais après avoir été forcé de passer ma conscience au gant de crin. Il était probable que la même épreuve m’attendait, surtout que j’étais tombé sur le même inquisiteur. Pauvre petit pécheur !

— As-tu été paresseux ?

— Ben, oui…

— Cela a l’air de te paraître évident ?

— Ben, oui… C’est agréable de souffler un peu de temps en temps, de rêver, de rien faire.

— As-tu commis le péché de gourmandise ?

— Oui, bien sûr !

— Pourquoi bien sûr ?

— C’est bon, alors j’en reprends.

— T’es-tu montré jaloux ? Envieux ?

— Euh…, oui.

— Vis-à-vis de qui ?

(Question idiote : est-ce que je peux être jaloux de lui ? de De Gaulle ? de Corneille ? de Racine ? de Vercingétorix ?)

— De mes camarades, évidemment !

— Lesquels ?

— J’envie mes camarades qui apprennent plus vite que moi, qui courent plus vite que moi, qui jouent au foot mieux que moi…

— Au lieu de les jalouser, tu devrais les admirer.

— Je les admire et je les jalouse. (Bien envoyé !)

— Et l’égoïsme ?

— Un peu, probablement.

— Comment probablement ?

— Je veux dire certainement. (Il est lourd !)

— De la colère ?

— Non, jamais. (Je la sentais pourtant monter en moi.)

— Est-ce que tu t’es montré cruel envers tes camarades ? Envers les animaux ?

— Ah, non, pas les animaux !

Les questions ne m’embarrassaient pas, elles me déplaisaient. Parce qu’elles étaient posées sous la contrainte. À genoux dans le confinement obscur du confessionnal, je me sentais coincé. Non pas traité comme un pécheur, mais comme un délinquant. Avouer mes péchés, j’en étais d’accord, mais pas de cette manière pointilleuse, insistante, qui me privait de toute liberté. Allais-je continuer de me laisser humilier en passant en revue le catalogue des péchés mortels et véniels ? Justement le prêtre en était arrivé au deuxième péché capital.

— L’orgueil, le détestable orgueil. Je t’écoute…

Là, j’ai été formidable. Je n’ai rien répondu. Je n’ai rien dit pendant un temps qui parut très long à l’un et à l’autre.

— Je précise ma question, reprit le confesseur, étonné par mon silence. As-tu commis le péché d’orgueil parce que, vois-tu, dans certaines circonstances, après un succès, et même après un échec…

— Oui, maintenant.

— Comment, maintenant ?

— Maintenant, pendant que je réfléchissais à votre question.

— Je ne comprends pas.

— Eh bien, c’est à cause de la confession, de la façon différente, aujourd’hui… Toutes vos questions, vos demandes de précisions… C’est long, c’est long, et c’est loin d’être fini… J’ai l’impression d’être pris au piège. Alors je n’ai rien dit pendant quelques secondes… Volontairement. Le silence pour protester… Par amour-propre, par orgueil…

Interloqué, le prêtre avait tourné la tête vers moi. Mais je ne voyais que le bas de son visage, son regard restant dans l’ombre.

— La confession est faite, reprit-il, pour nous amener à l’humilité, au repentir. Nous sommes tous des pécheurs et nous devons nous dépouiller de tout orgueil pour nous incliner devant Dieu et lui demander pardon de nos fautes.

— Oui, c’est vrai. Mais, là, ce n’est pas comme d’habitude. Je me sens, comment dire ? mortifié. Vexé aussi.

— Quel orgueil !

— Oui, sûrement. Pas trop, j’espère ?

— Si, si, c’est beaucoup d’orgueil.

— Pourquoi ?

— Parce que nous sommes dans la maison du Seigneur, dans un lieu saint où notre orgueil, cette chose si dérisoire, ne devrait jamais entrer.

— Oui, mais là il est entré. Comment expliquez-vous cela ?

— Par ta nature rebelle, parce que tu manques d’humilité.

— Je vous ai quand même avoué mon péché. Et je l’ai fait en direct.

— En direct ?

— Je vous ai avoué mon péché en même temps que je le commettais. C’est comme à la télévision : les téléspectateurs entendent les gens au moment où ils parlent devant les caméras. On dit que c’est du direct. Vous êtes choqué, mon père ?

— En direct, je te dis que, oui, je suis choqué, je suis peiné.

— Mais par quoi ?

— Par ton orgueil, particulièrement déplacé et inadmissible pendant la confession.

— Alors, je n’aurais pas dû vous le dire ?

— Si, je reconnais que tu as bien fait.

— Si je vous l’avais caché, est-ce que ç’aurait été un péché ?

— Bien sûr !

— Mais, mon père, je n’ai pas réfléchi, c’était spontané. C’est plus grave si c’est spontané ?

— Non, je ne pense pas… Au contraire.

— Au contraire ?

— Oui, tu as été assez lucide et courageux pour avouer ta faute au moment où tu la commettais.

— Est-ce que ça arrive souvent des péchés commis et avoués en direct au confessionnal ?

— Non, je ne le pense pas.

— Pour vous, c’est le premier ?

— Attends que je me souvienne… Oui, le premier, je crois.

— Ce serait un péché si j’en tirais de la vanité ?

— Évidemment.

— Au fond, quand on y réfléchit, les seuls péchés qui peuvent être commis dans un confessionnal, ce sont des péchés par la pensée ?

— Oui, je suppose, répondit le prêtre, décontenancé.

— Par exemple, des pensées impures pendant que nous nous accusons d’avoir eu des pensées impures ?

Le confesseur réalisa tout à coup que j’avais renversé les rôles, que c’était moi qui, depuis un moment, lui posais des questions, que je l’avais manœuvré et égaré. Mais il n’allait pas se fourvoyer un peu plus en piquant une colère dans un confessionnal. Il fit comme s’il n’avait pas entendu la dernière et pernicieuse question. Il choisit la fuite. Il reprit la parole pour m’exhorter à emprunter avec humilité, sérénité et courage les chemins qui mènent à Dieu. Ce fut bref, et sans me poser une seule autre question — ainsi échappais-je aux aveux sur des lectures sous le manteau et sous la ceinture, et sur de polluantes pratiques nocturnes —, il m’annonça ma pénitence : trois « Notre Père » et trois « Je vous salue, Marie ». Puis il m’accorda son pardon.


Ainsi ai-je découvert, peut-être avec l’aide du Seigneur qui aime à se montrer facétieux envers ses serviteurs, que, le pouvoir étant dans les questions et la sujétion dans les réponses, il est très jouissif d’intervertir les positions. Pendant quelques secondes, de faible j’étais devenu fort.

Je ne l’oublierai pas.

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