Combien ?

— Tu aimes bien ton prénom, Nathalie ?

— Oui, plutôt.

— Pourquoi tes parents t’ont donné ce prénom ?

— Je ne sais pas. Parce qu’il leur plaisait bien, tout simplement.

— Tu ne le leur as jamais demandé ?

— Non, je n’y ai pas pensé.

— Ça ne t’a jamais traversé l’esprit de savoir pourquoi ton père et ta mère ont décidé de te prénommer Nathalie ? Savoir aussi lequel des deux y tenait le plus ? Qui en a eu l’idée ?

— Non, désolée.

— Donc, tu ne connais pas les prénoms auxquels tu as échappé ?

— Non.

— Moi, Adam, j’ai échappé à Cyril, Alexandre, Jean-Yves. Et puis aussi, si je ne me trompe pas, Pierre-Yves et Jacques.

— Il faudra que je demande à ma mère.

— Tu es née quel jour de la semaine ?

— Le 17 mai 1957.

— Oui, ça, je sais. Mais quel jour de la semaine ? Un lundi, un mardi, un dimanche ?

— Je ne sais pas.

— (Très étonné) Tu ne sais pas quel jour tu es née ?

— Non.

— (Rieur) Tu y étais pourtant ?

— (Rieuse) Oui, mais je ne me souviens pas. (Soudain triomphante) Je connais l’heure !

— Eh bien ?

— Six heures du matin !

— Et ça s’est bien passé ?

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Je ne sais pas, comme ça, pour savoir.

— Tu as deviné ?

— Qu’est-ce que j’ai deviné ?

— Que l’accouchement ne s’est pas bien passé ?

— Non, ma question était innocente, de convenance.

— Ma mère a dû subir une césarienne.

— Ah, c’est pourquoi tu n’as pas de frère et sœur ?

— Oui, c’est ce que ma mère m’a dit. Elle ne voulait pas se faire ouvrir le ventre une seconde fois. (De nouveau triomphante, avec de la malice dans les yeux) Je suis la seule, l’unique !

— Tu penses que c’est mieux d’être une fille unique plutôt que d’avoir des frères et des sœurs ?

— Je n’en sais rien. Enfin, si, quand j’avais douze-treize ans, je me disais que j’aurais eu un frère à embêter, ç’aurait été assez sympa.

— Et tes parents ont regretté de ne pas avoir eu d’autre enfant ?

— Oui, mais ils ne l’ont jamais dit devant moi. Ils auraient voulu avoir un garçon, c’est logique.

— Ça se voyait dans leur comportement ?

— Oui, quand mes copains d’école et de collège venaient à la maison, par exemple pour mon anniversaire. Ils ne se cachaient pas, surtout maman, d’en couver deux ou trois du regard… Après, ils me disaient : Qu’est-ce qu’il est beau ce garçon ! Qu’est-ce qu’il est bien ce garçon !

— Et comment tu réagissais ?

— Je leur disais : vous voulez déjà me marier ?

— Justement, maintenant que tu es en âge, est-ce qu’ils voudraient que tu te maries ?

— Me marier ? Oui, peut-être. Mais plutôt me fixer, m’établir avec un mec sympa, gentil, bonne situation, avenir assuré…

— C’est ce que tu recherches ?

— Non, pas pour le moment. Je verrai bien, il n’y a pas le feu.

— Tu profites de ta jeunesse ?

— Oui.

— Et tu as raison, non ?

— Je crois.

— D’autant qu’avec la pilule, maintenant… Comment ta mère a réagi à l’invention de la pilule ?

— Comme la plupart des femmes de sa génération : le regret d’être née trop tôt, de ne pas avoir connu cette formidable liberté. Mais aussi la crainte du dévergondage de leurs filles.

— Il est vrai que sans la pilule tu aurais moins couché ?

— (Un peu interloquée par une question aussi directe) Oui… Oui, probablement…

— Et tu as beaucoup couché ?

— (Sidérée et sur la défensive) Non, pas spécialement. Enfin, un peu…

— Combien ?

— Je ne comprends pas.

— Combien de garçons ? Combien d’hommes ?

— (De plus en plus révoltée) Oh, écoute, je ne sais pas, je n’ai pas compté… Tu m’embêtes à la fin, avec tes questions… Et puis, ça ne te regarde pas ! Est-ce que je te demande, moi, combien…

— Mais tu peux.

— Je m’en fiche.

— Tu as tort. Quand une femme entre dans ma vie, j’aime bien connaître son passé, son parcours, quelle expérience est la sienne. Mieux vaut se montrer curieux qu’indifférent. C’est plus que de la courtoisie ou de la politesse : un hommage. Je sais, le mot est un peu solennel et pas adapté à notre jeune âge. Mais il y a de ça.

— Peut-être que dans un mois ou deux nous ne serons plus ensemble. Alors, à quoi bon tout ça ?

— Nous ne ferions qu’une seule fois l’amour que cela justifierait quand même que je m’intéresse à toi. Cela signifie que je ne te réduis pas à ton sexe, qu’il y a d’autres choses en toi qui piquent ma curiosité. Plus je te pose de questions sur toi, sur ta famille, sur ton boulot, plus je valorise nos parties de jambes en l’air. Ça ne te paraît pas normal ?

— Si, d’un certain point de vue, c’est même assez généreux. De là à savoir que je suis née après une césarienne, combien j’ai eu d’hommes avant toi, est-ce vraiment capital ?

— Non, mais toutes les réponses à mes questions, y compris le refus d’en donner, sont autant de petites touches ajoutées au portrait. Plus j’aime une femme, plus j’éprouve le besoin de tout connaître d’elle… Quand je n’aime plus je ne pose plus de questions… Alors, Nathalie, combien d’hommes avant moi ?

Quand elle me l’aura dit — car elle me le dira, ne pouvant se dérober longtemps à mon harcèlement —, je lui demanderai pour chacun c’était qui, c’était quand, c’était où, c’était comment ?

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