?

Ma mère m’a rapporté que je ne manifestais ma présence dans son ventre que lorsque, debout, elle bavardait. Elle interpréta mes ruades comme la volonté de me mêler déjà de la conversation et d’interroger ses interlocuteurs. Mais j’avais exprimé mon désir de devenir journaliste quand elle avança pour la première fois cette hypothèse, ce qui lui retire du crédit.

J’aurais bien aimé qu’on dît de moi que, sitôt apparu, encore gluant, j’avais demandé à ma mère et à mon père, qui assistait à l’accouchement, leur nom de famille et le prénom qu’ils m’avaient choisi. Mais, semblable à tous les nouveau-nés, je n’ai émis que des vagissements dans lesquels il était difficile de déceler des questions existentielles.

Cependant, mes parents repérèrent deux présages de ma vocation de questionneur. Quand j’eus à écrire et à retenir les signes de ponctuation, je me pris de passion pour le plus difficile à reproduire : le point d’interrogation. J’en faisais de toutes les tailles, de toutes les couleurs, variant en particulier la couleur du point avec celle du tracé du signe. Je fermais plus ou moins la boucle. Je penchais plus ou moins la barre descendante. Je traçais des points d’interrogation en forme d’hameçon, de portemanteau, de serpe, de crochet, de houe, de gaffe. Le point d’exclamation m’amusait moins parce qu’il ne se prêtait pas à autant d’avatars. Le point-virgule n’était pas sans charme, mais je ne comprenais pas à quoi il servait et je ne savais où le mettre.

Autre signe prémonitoire de mon indiscrétion professionnelle : vers l’âge de six ou sept ans, je soulevais les robes et les jupes des dames pour savoir ce qu’il y avait dessous. Au début, mes parents s’amusèrent de cette innocente espièglerie, puis, devant les réactions parfois embarrassées de leurs amies, se fâchèrent tout rouge. Voilà un petit vicieux qui promettait ! On comprit bien plus tard que je n’étais pas animé par de précoces pulsions sexuelles, mais que je manifestais avec ingénuité de la curiosité pour des choses cachées auxquelles, d’un simple geste, il était facile d’accéder.

C’était pour satisfaire la même envie que j’ouvrais souvent les tiroirs des armoires, des commodes, des guéridons, des bureaux, des bibliothèques, des tables, des coiffeuses. Pas un tiroir qui ne dissimule du roman. J’ôtais les couvercles des boîtes, des bonbonnières, des pots, des tabatières, des coffres, des maies. Pas un couvercle qui ne libère une petite intrigue, au moins une question. Où il y avait, me semblait-il, du secret, j’aimais fourrer mon nez, façon de dire que je glissais un œil dans le trou des serrures et que je collais une oreille aux murs mitoyens. J’ai soulevé beaucoup de tapis. Je n’ai jamais été surpris en train de lire des lettres qui ne m’étaient pas destinées. Je me suis penché sur le linge sale des autres, et pas seulement au sens figuré. Toujours j’ai été intrigué par l’ombre, le recto, l’anfractuosité, l’entre-deux, le codicille, la cicatrice, l’ange qui passe. Ça m’amuserait d’aller sur la lune, mais sur sa face cachée.

C’est de mon père que j’ai hérité mon goût pour les questions. Il était médecin généraliste. Il disait que les patients qui l’intéressaient le plus, c’étaient les nouveaux. Par ses interrogations il découvrait leur histoire, leur personnalité, les maux dont ils souffraient. Sur chacun, avec soin, il remplissait une fiche et, me confiait-il, quand il leur posait une question qui pouvait les gêner, il ne les regardait pas dans les yeux, les siens restés sur la fiche blanche où il écrivait les réponses.

Il me faisait remarquer avec malice que, moi, journaliste, je n’aurais jamais à ma disposition l’instrument qui lui permettait d’entrer plus avant dans la connaissance de l’autre : le stéthoscope. Pendant les interviews de quelques grands médecins qu’il m’est arrivé de faire, je pensais à mon père et je me demandais comment auraient réagi ses prestigieux confrères si j’avais sorti de ma poche un stéthoscope de presse me permettant, leur aurais-je expliqué, de connaître plus intimement leurs sentiments et leurs idées.

Selon mes parents, enfant, je ne posais pas plus de questions que mon frère aîné Nicolas ni que ma sœur cadette Marie-Lou. Et c’étaient à peu près les mêmes curiosités : Pourquoi le lait se sauve-t-il de la casserole en bouillant ? Pourquoi chaque enfant dort-il seul dans son lit alors que les parents dorment à deux ? Pourquoi fait-on des rêves où l’on a peur et où l’on est idiot ? Pourquoi le chat reste-t-il à la maison et ne va pas à une école pour chats ? Pourquoi un objet qu’on lâche tombe par terre ? Pourquoi papa et maman s’embrassent-ils sur la bouche et nous sur les joues ? D’où vient le vent et où va-t-il ? Bon, j’arrête, c’était, à quelques variantes près, le questionnaire habituel des familles avec enfants. Ah, si, toujours selon mes parents, il y eut un jour une question très originale qui les laissa perplexes, qui n’était pas de moi, mais de ma sœur : est-ce qu’il arrive aux poissons d’avoir soif ?

Ce n’est qu’après la confession de la veille de ma confirmation que, ayant découvert le confort de poser des questions, je décidai d’en jouir le plus souvent possible, en particulier au collège, puis au lycée. Je n’hésitais pas à interrompre un professeur pour lui demander une précision, pour lui soumettre une réflexion ou pour lui proposer une variante. Certains s’en irritaient, d’autres s’en accommodaient, d’autres encore m’en félicitaient. Je m’efforçais d’intervenir à bon escient, en sorte que, suivant les cours avec une attention sans faille, je fis des progrès dans des matières où j’avais jusqu’alors peu brillé. Je devins un bon élève.

Mon interventionnisme pendant les cours suscita chez mes camarades de la jalousie ou de l’ironie. Pour certains je n’étais qu’un fayot, un petit ambitieux qui faisait de la lèche aux profs pour obtenir sur son carnet d’excellentes notes que des louanges accompagneraient. Cette mauvaise réputation fut la première conséquence fâcheuse de mon entrée dans le monde chatoyant des questions.

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