Le baiser en question

Toutes les filles à qui je demandais : « est-ce que je peux te faire la cour ? » ne réagissaient pas de la même façon. Certaines disaient : « mais comment tu parles, toi ? » D’autres : « tu veux me draguer, c’est ça ? » J’observais que, inattendue, démodée, la question ravissait certaines et amorçait déjà leur séduction. On sortait de mai 68 et je trouvais qu’un retour à d’anciens usages faisait un contraste qui pouvait plaire.

Trente ans après, à une femme d’un certain âge que j’essayais de reconquérir, j’envoyai un mail qui se terminait ainsi : « Puis-je de nouveau te faire la cour ? » La formulation l’amusa et elle répondit favorablement.

Dans mes débuts amoureux, un peu par timidité, beaucoup parce que c’était ma manière de me comporter, je procédais par des demandes. « Je peux t’offrir un verre ? » « Je peux te raccompagner ? » « Tu peux me donner ton numéro de téléphone ? »

« Je peux t’embrasser ? », murmuré alors que ma bouche n’était qu’à quelques centimètres de la sienne, suscitait des réponses favorables mais ironiques : « Ben, qu’est-ce que t’attends ? » « Bien sûr, idiot ! » « Tu crois vraiment que tu as besoin d’une autorisation ? » « Si tu en as envie… » « Depuis le temps… » Il y en avait aussi qui ne répondaient pas et qui décollaient leurs lèvres pour le baiser.

Dix, vingt ans après ces premiers flirts qui, parfois, étaient allés plus loin, rencontrant par hasard ces jeunes filles devenues mères de famille, elles se rappelaient, non pas notre premier baiser, mais ma demande. « Tu es le seul homme qui m’a demandé l’autorisation de m’embrasser. C’était charmant. »

À ma sollicitation j’apportais des variantes.

« J’ai une folle envie de vous embrasser. »

« Ce n’est pas à ce moment du scénario que les amoureux s’embrassent ? »

« Pour un premier baiser, il faut toujours faire un vœu. Ce serait bien que tu en fasses un… »

« J’ai rêvé cette nuit que je vous embrassais sur la bouche. Vous voulez bien que je réalise mon rêve ? »

Il y avait des tu, il y avait des vous, il y avait toujours chez moi ce bavardage préparatoire au baiser. Pour la suite je me montrais moins prévenant. J’alternais les initiatives sans concertation et les envies négociées. Une constante quand même : j’ai toujours demandé la première fois à ma partenaire si elle préférait être déshabillée par mes soins ou se déshabiller elle-même. Les égocentriques, les orgueilleuses optent toujours pour un dévêtement égoïste dans la salle de bains.

Plus tard, j’ai interrogé un psychanalyste sur les raisons pour lesquelles je ne me lançais pas comme la plupart des hommes dans un premier baiser aussi soudain que conquérant. Pourquoi, au risque d’un refus, je proposais à la jeune fille ou à la jeune femme de l’embrasser.

— Par conscience professionnelle, me répondit-il.

— Pardon ?

— Vous n’étiez pas encore journaliste, mais vous alliez le devenir. Peut-être faisiez-vous déjà des interviews ?

— Oui, dans le journal de l’Université.

— Or, qu’est-ce qui est important dans une interview ? Les réponses de la personne interrogée à vos questions. Et d’où sortent ses réponses, ses phrases, ses mots ? De sa bouche. Pour vous, apprenti journaliste, plus tard, journaliste, la bouche de l’autre est primordiale. Elle est sacrée. C’est elle qui vous fait travailler, qui vous fait vivre. Sans la bouche de l’autre vous n’êtes rien. D’où votre crainte et votre respect de cette bouche, de ses lèvres, de sa langue. Vous ne foncez pas dessus comme une brute. Vous la regardez avec envie, avec circonspection, vous vous en approchez, et, de même que vous sollicitez une interview, vous sollicitez un baiser. C’est la même démarche. Votre conscience de journaliste vous y oblige.

C’était bien vu. D’ailleurs, les rares fois où, sans la prévenir, sans lui demander l’autorisation, j’ai embrassé une femme sur la bouche, j’ai eu la désagréable impression d’avoir commis une faute professionnelle.

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