Conversation dans un train

Dans le métro, l’autobus ou le taxi, les conversations avec des inconnus sont rarement intéressantes parce que trop courtes. Dans le train ou l’avion je dispose de plus de temps pour nouer quelque chose qui ressemble à ce que l’on appelait autrefois un commerce. Si celui-ci se révèle décevant, j’arrête vite. Mais quand il y a du grain à moudre et que la personne qui voyage à côté de moi prend du plaisir à se raconter, j’enchaîne les questions.

Ainsi, lors d’un voyage en train de Paris à Bordeaux, je crois avoir convaincu un homme d’une trentaine d’années de renoncer, pour le moins de surseoir, à sa décision de rompre avec une femme qui l’avait trompé et qu’il aimait encore. Pendant un vol de Paris à Varsovie, une Polonaise m’a fait tellement rire avec ses souvenirs d’ancienne petite apparatchik du régime communiste que je lui ai conseillé de les écrire. Deux ans et demi après, j’ai reçu la traduction française du livre et l’ai invitée dans mon émission de radio.

Je me souviens aussi d’une grand-mère triste et émouvante parce que ses enfants et petits-enfants habitaient qui la Chine, qui l’Afrique du Sud. À l’arrivée de l’avion Nice-Paris, elle m’a embrassé, me remerciant de lui avoir permis de s’épancher dans une oreille attentive et de reprendre confiance en elle.

Toutes ces conversations impromptues ne sont pas aussi mémorables. La plupart restent à la marge. Ce sont des portes entrebâillées, des paroles en un acte, des bouts de vie chipés le temps d’un voyage, des rencontres de hasard sans préparation et sans conséquences. J’en apprécie la spontanéité et le déroulement informel, même si j’appuie là où il arrive que le poids de mes questions rencontre du dur ou du glissant. Je me dis que, si j’avais le talent d’un romancier, je puiserais dans ces dialogues d’aubaine.

La télévision a changé la donne. C’est à leur initiative que maintenant mes voisins de train ou d’avion engagent la conversation. Ils se fichent bien de mes questions ; ils veulent que je réponde aux leurs. La lecture d’un livre me tire d’affaire.

Dans ces rencontres inopinées ma notoriété n’est cependant pas toujours un handicap. Ainsi ce voyage en TGV de Paris à Aix-en-Provence. Dans les quatre places du milieu du wagon, qui se font face deux par deux, s’étaient assis un couple, leur petite-fille d’une douzaine d’années, et moi. L’homme était d’un fort tonnage, poussant un ventre de mondialiste repu. Avec sa femme brève et mince, le contraste était singulier, plutôt amusant si l’on imaginait — comment empêcher de s’en donner à soi-même une représentation ? — l’écrasant de son poids au mitan du lit conjugal. Je chassai de ma tête cette image bouffonne et lubrique pour répondre à leurs questions sur les batailles des ego à la tête des chaînes de télévision. Au lieu de couper court, je m’installai dans la conversation, pressentant que je n’allais pas y perdre mon temps. Après avoir satisfait leur curiosité, je poussai la mienne. Bien qu’ayant l’âge de la retraite, lui dirigeait à Paris un important cabinet d’expertises financières. Elle aussi avait brassé de l’argent mais pour la bonne cause, ayant été pendant longtemps comptable d’une célèbre ONG. Ils aimaient la lecture et le théâtre, ce qui nous fournit de nombreux sujets de bavardage. Je me demandais si lui n’éprouvait pas des difficultés à asseoir sa masse dans des fauteuils souvent très étroits. Comme s’il avait deviné mes pensées, il me dit qu’à cause de sa corpulence certains vieux théâtres de Paris lui étaient interdits. Dans d’autres, on lui réservait certaine place où il pouvait s’étaler. Tout cela confié avec alacrité. C’était un gros jovial. Sa femme, vive, avenante, aussi sympathique que lui, regardait avec attendrissement leur petite-fille s’escrimer sur sa console de jeux. Comprenant que je m’étonnais que son mari fût depuis longtemps obèse et n’entreprît probablement rien pour ne plus l’être, elle intervint pour le disculper de tout laisser-aller.

— Vous savez, les régimes, il connaît ! Il se prive de tout ce qu’il aime parce que tout ce qu’il aime le fait grossir. Le malheur, c’est que, s’il ne grossit plus en mangeant peu, il ne maigrit pas.

— Comment expliquez-vous ça ? demandai-je au mari, apparemment pas du tout ennuyé que la conversation portât sur ses rotondités.

— Mon médecin nutritionniste m’a expliqué que je suis un cas très rare : tout ce qui rentre en moi fait ventre, même les aliments très peu caloriques. Pour maigrir il faudrait que je ne mange rien, absolument rien. C’est évidemment impossible. Depuis plus de trois ans j’ai supprimé l’alcool, le pain, les féculents, les matières grasses, les sauces, les fromages, les desserts, et j’en oublie… Voyez le résultat !

— Mon mari est un martyr, reprit sa femme.

Le Martyre de l’obèse, dis-je bêtement.

— Vous pensez bien que le roman de Béraud, nous l’avons lu ! Mon mari est un martyr que les privations n’ont pas rendu triste ou amer. Je lui sais infiniment gré d’avoir gardé sa belle humeur.

— Merci, ma chérie.

— Imaginez le supplice que je lui inflige chaque soir, au dîner. Tandis que je mange normalement devant lui — et parfois le plat est très odorant —, il doit se contenter d’une petite salade à l’huile de soja et d’un yaourt maigre.

Il fit un mouvement de tête qui voulait dire : eh bien, oui, c’est comme ça, je suis résigné…

— Et au déjeuner ? demandai-je.

— J’ai chaque jour un déjeuner d’affaires ou de travail, mais toujours avec un menu diététique : poisson grillé, viande à la plancha, légumes cuits à l’eau…

— Et avec tout ça vous ne maigrissez pas ?

— Hé ! non, mais je ne grossis plus, ce qui, croyez-moi, est déjà une victoire.

Il était midi et demi.

— Je suppose, dit la femme en s’adressant à son mari, que tu ne nous accompagnes pas au bar ?

— Non, tout ce qu’on y sert est mauvais. Je préfère sauter le déjeuner pour dîner un peu plus copieusement ce soir. Enfin, copieusement, c’est une façon de parler…

— Vous venez avec nous ? me demanda-t-elle en prenant sa petite-fille par la main.

— Non, merci, je n’ai pas faim. Je vais tenir compagnie à votre mari.

J’avais de la sympathie pour cet homme affligé d’une nature injuste. Comment s’accommodait-il de son corps et de la discipline alimentaire à laquelle il devait se plier ? Comment être un très gros et manger comme un très maigre ? Ne connaissait-il pas des moments de désespoir ? Tout en jetant par la fenêtre des regards sur les bois et les prés qui se succédaient à vive allure il me répondait avec la bonne humeur que son épouse avait louée.

— J’ai l’impression, dit-il, d’être l’invité de votre émission « Aparté ». Ne manquent que les caméras. Il y a le bruit du train aussi. Mais vous enchaînez les questions comme si nous étions à la télévision.

C’était vrai. Face à lui je me retrouvais dans cet état d’indiscrétion insistante qui me fait palpiter le cœur et briller les yeux devant les caméras. Nous enroulions questions et réponses dans une confiance tranquille, qui allait de soi, comme si une vieille complicité s’était rétablie à la faveur de ce voyage. Je ressentis soudain l’impression assez rare, mais toujours mémorable, que je m’approchais d’un secret, et que, sans faute de ma part, avec à la fois patience et détermination, en ne relâchant pas l’empathie réelle que mon interlocuteur lisait sur mon visage, je parviendrais à lui faire dire ce qu’il n’avait nullement l’intention de lâcher il y a encore cinq minutes. Cela se voyait à son sourire où se lisait autant de malice que de satisfaction à l’idée du bon tour qu’il allait se jouer à lui-même. Il y avait dans l’air, entre nous deux, une émotion toute de légèreté et de sincérité. Je bichais intérieurement. Enfin, le moment de la confidence était arrivé.

— Monsieur Hitch, me dit-il, je suis flatté que vous me manifestiez de l’intérêt comme si j’étais une personnalité aussi connue que celles que vous recevez dans votre émission. Je vais récompenser votre gentillesse. Et votre flair. Si, si, votre flair. Ce que je vais vous dire est un secret. L’aveu d’un mensonge matrimonial. Si ma femme apprenait la vérité, c’en serait fini de mon couple. Et j’aime ma femme.

— Monsieur, vous pouvez compter sur ma discrétion, je vous donne ma parole.

— Merci. (Un silence de quelques secondes, comme s’il reprenait son souffle.) Je ne suis pas un cas médical. Je suis gros parce que je mange. Trop. Enfin, pas ce que je devrais manger. Comprenez-moi : l’argent, j’en ai beaucoup ; le sexe, c’est fini depuis longtemps. Alors que me reste-t-il comme plaisir ? La table. Mais ma femme menace de me quitter si je ne fais pas des efforts pour maigrir. J’en fais. À ses yeux, du moins. Les déjeuners diététiques avec mes clients ou mes collaborateurs, c’est vrai. Nos dîners tête à tête pendant lesquels je mange une petite salade et un yaourt, c’est vrai. Elle-même vous les a racontés. Mais ce qu’elle ne sait pas c’est que je quitte mon bureau vers dix-neuf heures. Un quart d’heure après, je suis discrètement attablé dans un petit salon du Père Claude, vous savez, l’un des restaurants préférés de Chirac. Et là je mange à ma faim. Sans contrainte. À moi les plats canailles de la cuisine française : bœuf en daube, haricot de mouton, gigot de sept heures, andouillette au vin blanc, potée auvergnate, choucroute alsacienne, entrecôte-frites, j’en passe et des meilleurs. Bordeaux ou bourgogne, je ne suis pas sectaire. Fromage ou dessert, ou, oui, quand même ! Le plus souvent fromage. À huit heures j’ai fini. À huit heures et quart je suis chez moi. Comblé et jovial. J’ai encore un peu de place pour la petite salade et le yaourt maigre qui me valent l’admiration de ma femme.

— Vous la trompez avec une table ? dis-je en riant.

— On peut dire ça comme ça.

— C’est original ?

— C’est surtout triste. Je me passerais bien de ce subterfuge. Mais comment faire autrement ? Je ne veux renoncer ni à ma femme ni à la table.

— Comment faites-vous pendant le week-end ?

— Le week-end, c’est l’enfer. Pas de Père Claude possible. Alors, je suis réellement au régime. Ce qui me permet sur la semaine d’équilibrer mon alimentation et de ne plus grossir.

Il me fit un clin d’œil. Sa femme et leur petite-fille revenaient du bar. Elles posèrent devant nous deux bouteilles d’eau et quelques tristes bretzels.

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