Tu m’aimes ?

Question de toutes les questions. La seule qui vaille. À moins que ce ne soit, question-scie, la plus cauteleuse et la plus vaine :

— Tu m’aimes ?

Variantes :

— Est-ce que tu m’aimes ?

— Dirais-tu que tu m’aimes ?

— Ça fait combien de temps que tu ne m’as pas dit que tu m’aimes ?

— C’est bien vrai que tu m’aimes ?

— J’aimerais t’entendre dire que tu m’aimes.

Do you love me ?

Rien ne vaut cependant la brièveté de « tu m’aimes ? » Qui ne laisse pas à l’autre le temps de réfléchir. Juste deux syllabes. À la vitesse de la première balle de service. Retour gagnant espéré.

Comme la plupart des hommes je pose la question dans les moments d’union fusionnelle, de symbiose ressentie comme parfaite. La réponse ne fait alors aucun doute. Il est plus risqué et plus amusant de la poser quand l’amante ne s’y attend pas. Nous faisons des courses au supermarché, elle s’empare d’une boîte de fettucines à la sauce tomate et, tandis qu’elle la range dans le chariot, je l’interpelle : « tu m’aimes ? » Même question glissée à son oreille alors que, debout, secoués par le métro, la valise d’un passager dans nos pattes, un sac à dos lui rentrant dans le sien, nous partageons le même inconfort : « tu m’aimes ? » Ou encore, migraineuse, s’apprêtant à avaler deux comprimés de « Doliprane 1 000 mg », un verre d’eau dans l’autre main, elle s’entend demander : « tu m’aimes ? » D’abord étonnées, puis amusées, elles répondent souvent, comme dans les films français de la Nouvelle Vague, avec désinvolture.

Le philosophe Jean-Luc Marion — avec qui j’ai fait un « Aparté » il y a quelques semaines — disait que « la déclaration d’amour ne se conçoit que comme un CDI, jamais comme un CDD ». Les amoureux, en effet, partent avec la conviction, qui émane du cœur et non de la raison, que leur temps est illimité. Cependant, même au plus fort de la passion, ils sont effleurés par le doute. Et si leur engagement n’était qu’un CDD ? Ils se rassurent en se posant mutuellement la question de confiance. Dans ma bouche, elle devient assez rapidement : « Tu m’aimes toujours ? » Ou, plus précise, plus juste : « Tu m’aimes encore ? »

Je n’ai jamais apprécié qu’elle réponde : « et toi ? » Balle de retour dans le filet. Ou hors des limites. « Comment as-tu trouvé le film ? — Et toi ? » « Tu aimes le coq au vin jaune ? — Et toi ? » « Où veux-tu aller en vacances ? — Et toi ? » « Tu m’aimes encore ? — Et toi ? » Cette façon bébête de se défiler est agaçante, et, pour moi qui déteste que l’on me retourne mes questions, exaspérante.

J’ai connu une femme qui, au « tu m’aimes encore ? », ne répondait jamais par un mot. Elle optait pour un baiser sur la bouche. Plus ou moins long et profond. Le regard plus ou moins chatoyant. En prenant ou non ma tête dans ses mains. À moi de décrypter sa réponse, d’évaluer la force de son sentiment à travers l’exécution de son baiser. Un soir, elle m’embrassa sur la joue. C’était fini.

« Tu m’aimes ? » est un mot de passe. Jeune spectateur des films de cape et d’épée et des films de guerre, je tremblais lorsque le héros devait prononcer le mot de passe qu’une sentinelle lui demandait et qu’il ignorait. Chez les scouts, dans les batailles de foulards, camp contre camp, je ne laissais à personne le soin d’inventer le nouveau mot de passe. Dans l’amour, c’est toujours le même. Pas de suspense. Nous sommes dans le conventionnel. Le code est le même pour tous les couples. Moi qui fais profession de me détourner des questions convenues, j’ai près de quarante années de pratique intensive de « tu m’aimes ? » Pas de quoi faire le glorieux. Mais comment dire autrement ? Et comment me retenir de tomber dans le lieu commun ? Sauf que ces trois mots ne forment pas vraiment une question. « Tu m’aimes ? » est une déclaration d’amour.

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