Questions dans le vide

Douchka n’aimait rien tant que répondre à mes questions. Toutes mes questions. Les plus fantaisistes comme les plus graves, les très générales et les très intimes. Aucune question jamais ne la dérangeait. Au contraire, plus elles étaient pointues, plus elle semblait jouir de devoir leur apporter des réponses convaincantes ou originales. De la vivacité de son esprit elle tirait de jolies reparties ; de son humour et des effets ravageurs de son sourire, des drôleries ; de sa vaste culture littéraire, artistique, musicale, historique, géographique, des raisonnements singuliers dans lesquels les paradoxes ne l’étaient plus ; de ses talents de comédienne, une apparente sincérité. Mes questions l’intéressaient plus ou moins. Si elle n’en repoussait aucune, était-ce par amour ou par défi intellectuel ? C’était la première fois que je rencontrais une femme aussi douée pour répondre et aussi enchantée de le faire. Elle ne m’en séduisait que davantage. J’en étais arrivé à prendre plus de plaisir à l’interviewer pour moi tout seul que les invités d’« Aparté » pour un million de téléspectateurs.

J’étais allé à Berlin enregistrer un entretien dans les studios de Babelsberg avec Volker Schlöndorff. Le soir, à un dîner à l’ambassade de France, j’ai rencontré Douchka Denissov, journaliste à l’agence France Presse en poste dans la capitale allemande. Née à Paris de parents russes naturalisés français, elle avait fait de brillantes études au terme desquelles, normalienne, elle parlait et écrivait, outre le français, le russe, l’allemand, l’anglais et l’italien. Nous avons eu l’un pour l’autre un coup de foudre, avec éclairs dans nos regards fascinés. Plus tard, nous nous sommes aperçus que j’avais dix-neuf ans de plus qu’elle.

Nous nous sommes ardemment aimés. Dans l’allégresse et la sérénité. Ce n’était pourtant pas facile car nous vivions à onze cents kilomètres l’un de l’autre. L’actualité ne chômant jamais, Douchka était trois fois sur quatre de garde les week-ends. C’était le plus souvent moi qui prenais l’avion pour lui rendre visite pendant certains morceaux ou bouts de semaine. Je ne pouvais espérer meilleur guide de Berlin. L’amour a inventé le tourisme. À force, nous avions nos restaurants et nos bars préférés. Nous apportions notre optimisme sous les tilleuls de la triste Unter den Linden, notre argent aux magasins des Friedrichstadtpassagen et notre curiosité flâneuse sur l’île des Musées, à Prenzlauer Berg, sur la Potsdamer Platz ou sur les quais de la Spree. Tout en restant en permanence en contact avec le bureau de l’AFP, prête à foncer ici ou là au cas où, Douchka m’emmenait dans sa vieille Mercedes décapotable découvrir des adresses depuis peu à la mode : un café d’étudiants, une boutique de vieilles affiches, une marchande de casquettes prolétaires, un orchestre de jazz au milieu d’une halle aux jambons et aux saucisses… Elle était sans cesse habitée par l’énergie de l’exploration. Puisque cela me serait agréable, elle retournait dans des lieux qu’elle connaissait par cœur, considérant que les revoir avec moi leur ajoutait du charme ou de l’intérêt. Elle était généreuse de son temps, de son argent, de sa culture, de sa gaieté et de son corps.

Séparés, nous nous appelions presque chaque soir au téléphone. Nous échangions des courriels et des textos en rafales. Dans nos débuts, je lui envoyais quotidiennement une question sur son ordinateur. Quelle que soit sa charge de travail, elle trouvait toujours le temps d’y répondre, souvent longuement. Dans Questions à mon père, Éric Fottorino raconte qu’il adressait chaque jour une question à son père pour le maintenir en vie. Je faisais de même avec Douchka. Pour à distance fortifier notre couple. Elle m’avait dit que je me fatiguerais de lui envoyer des questions avant qu’elle ne se fatigue d’y répondre. Elle avait raison. Arrivé à la centième, j’ai calé. Le bonheur avait étouffé ma questionnite. Les vacances approchaient. Notre dialogue ne s’est plus interrompu pendant un mois de soleil, d’amour et de vin frais. C’est alors qu’elle m’a annoncé qu’elle viendrait me rejoindre à Paris. Elle demanderait à l’AFP de la retirer le plus tôt possible de Berlin et de lui confier une nouvelle responsabilité au siège parisien de l’agence, rue Réaumur. J’exultai. Tout en me posant, à elle aussi, des questions sur les risques d’une décision sentimentale qui bouleverserait son existence professionnelle. Nous étions dans l’euphorie, on verrait bien, quand on s’aime rien n’est insurmontable, n’est-ce pas ?

Cinq mois après, coup de théâtre : le bonheur rendait l’âme. Un matin d’hiver, je reçus de Douchka un courriel dans lequel, en dix-huit lignes, elle m’annonçait qu’elle était résolue à rompre. Notre couple lui paraissait moins uni, moins fervent, moins stimulant. Cela m’avait échappé. Je lui expédiai des lettres d’amour et des plaidoyers électroniques. Elle y répondit laconiquement, puis plus du tout. Comme elle m’interdisait de lui téléphoner, le silence s’établit entre Berlin et Paris. Pour l’anniversaire de notre rencontre à l’ambassade de France, je fis le voyage. Elle refusa de me voir. J’en fus quitte pour un pèlerinage solitaire dans les rues, les parcs, les restaurants et les cafés de Berlin où j’avais l’illusion que flottait encore son parfum, L’Heure Bleue de Guerlain.

Une question me taraudait l’esprit, et que Douchka refusât d’y apporter une réponse me plongeait dans la détresse. Pourquoi sa brutale décision ? Un autre homme dans sa vie ? Un mouvement d’humeur très slave ? Le refus énervé de s’accommoder plus longtemps de notre éloignement géographique ? La fidélité à un engagement personnel de ne pas garder un amant plus d’une année ? Une faute ou une maladresse commise par moi sans que j’en aie eu conscience et dont à ses yeux la gravité justifiait mon éviction ? Un désamour subit ? Un rejet à la longue de ma nature trop questionneuse ? Ou encore le constat qu’elle ne pourrait tenir sa promesse de me rejoindre à Paris, son orgueil refusant de m’en faire l’aveu ? Elle eût perdu les primes et les avantages des journalistes en poste à l’étranger, et rien n’était moins sûr que l’agence la reprît en France pour des fonctions de son niveau (elle m’avait informé des difficultés rencontrées). S’était-elle aperçue un peu tard qu’elle aurait mis sa carrière en danger ? Et qu’elle aurait contrevenu à son profond désir de cosmopolitisme, de journalisme hors-frontières que, forte de son don des langues, elle pratiquait avec maestria ? Et tout ça pour un homme qui n’était pas de sa génération et dont les sentiments à son égard ne bénéficiaient pas plus que les siens d’une assurance-vie ? Ou encore, pour citer Philip Roth : « Voulait-elle seulement se libérer de moi et satisfaire le vœu humain si banal de reprendre sa route pour tenter autre chose ? » (Le Rabaissement).

J’étais une victime de la double peine : chagrin d’amour et chagrin de silence. Au début, le premier était beaucoup plus puissant que le second. Mais, avec le temps, le tourment que ma question sur les raisons de ma disgrâce reste sans réponse l’emporta peu à peu sur la douleur, puis la mélancolie, enfin le pincement causé par notre rupture. L’amour était clos, alors que la question restait ouverte.

Quelques mois plus tard, Douchka intégra l’antenne de l’AFP à Moscou. Ce n’est pas elle qui m’en informa, mais une amie commune. Je suivis sur son blog son déménagement et son installation, son récit étant illustré de photos. Je ne boirai jamais avec elle un chocolat au café Pouchkine, ni ne dégusterai de caviar à l’hôtel Baltschug Kempinski, avec sa vue imprenable sur le Kremlin.

L’année suivante, j’envoyai à Douchka un courriel dans lequel je lui proposais d’établir entre nous des relations amicales, au moins cordiales. Lecteur de son blog, je rédigerai à sa seule attention des commentaires sur ce qu’elle écrivait, des informations sur ce que je voyais et entendais à Paris, sur nos amis, sur moi. J’attendis plusieurs jours sa réponse. Elle tint en trois mots : « Si tu veux. » Ce n’était guère encourageant. Un mutisme absolu répondit à mes messages. Quand je me permis de lui demander pourquoi, elle m’envoya paître. Humilié, je retournai au silence. Elle avait gagné.

J’étais maintenant aux prises avec une nouvelle question qui, à jamais sans réponse ? me retournait l’estomac : pourquoi ce dédain, cette hostilité revêche à mon égard ? Quel crime avais-je donc commis pour mériter une telle punition ? Comment une même personne peut-elle passer d’une inépuisable générosité à une sécheresse impitoyable ? Douchka avait-elle pour règle de rompre tout lien avec ses anciens amants, l’amitié ne lui paraissant pas une suite souhaitable à une liaison ? (Voilà une question qu’en son temps, idiot, tu ne lui as pas posée !) Était-elle de ces femmes qui détestent se retrouver devant les hommes ayant eu accès à leur intimité et dont elles savent bien qu’ils ont gardé en mémoire le film parlant de leurs ébats ? (Longtemps, je me le suis passé en boucle.) Son nouvel amant avait-il demandé à Douchka qu’elle cesse toute relation avec son prédécesseur ? (Je ne l’imagine pas se pliant à ce désir, encore que ma notoriété ait pu exciter la jalousie de l’homme. Oh, là, je délire !) Considérait-elle que sa passion pour moi avait été une erreur, maintenant incompréhensible à son jugement, de sorte qu’elle exigeait d’elle-même d’en chasser par hygiène mentale tous les souvenirs ? (Et si cela était, elle pouvait compter sur sa féroce volonté.) Ou, inversement, regrettait-elle d’avoir mis fin sur un coup de tête à une histoire au cours de laquelle, elle qui ne s’aimait guère, s’était aimée, et me fuyait-elle pour ne plus en éprouver rétrospectivement les morsures et les douceurs ? (Ça, c’est la version optimiste de l’affaire, la plus agréable pour moi et la moins vraisemblable.)

Peut-être la vérité est-elle ailleurs ?

Peut-être que je manque d’imagination ?

Peut-être que je ne connaissais pas bien Douchka ?

Peut-être que, d’abord mon chagrin, ensuite ma fierté blessée, ont obscurci ma jugeote ?

Peut-être qu’il n’y a rien à comprendre parce que le destin qui nous a manipulés est énigmatique ?

Peut-être que… Le certain, c’est que j’ai hérité de cette aventure très amoureuse, outre les merveilleux souvenirs qui à eux seuls justifient une vie, et même deux (elle ne protestera pas), des questions sans réponse. Elles sont comme d’inexpugnables échardes plantées au plus vif de ma chair.

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