Quand il fait beau, s’asseoir à la terrasse d’un café, regarder les gens passer et s’interroger sur ce qu’ils sont d’après leur apparence, est un jeu amusant. Je ne peux plus le pratiquer depuis que la télévision a fait connaître mon visage. De chasseur je suis devenu gibier. Je regrette le temps où, inconnu, attablé chez Francis à l’Alma, aux Deux Magots ou au Flore, à Saint-Germain-des-Prés, au Madrigal, sur les Champs-Élysées, ou au café de la Mairie, place Saint-Sulpice, je questionnais du regard les piétons. À plusieurs, c’est encore plus divertissant parce que l’on est rarement d’accord. De l’habillement, du visage, de la façon de marcher, de parler, de l’allure, on n’imagine pas la même personnalité et la même histoire.
— Je te parie cent balles que cette rousse est anglaise, mariée, un enfant.
L’un de nous lui courait après.
— Excuse me, Madam, I was betting with my friends which you can see there in the café that you were English, married and mother of a child.
Étonnement et agacement de la jeune femme d’être ainsi abordée dans la rue. Surtout en anglais. Après avoir sacrifié à l’honnêteté en montrant quelques réticences à répondre, elle lâchait enfin :
— Je suis française, parisienne, j’habite le quatorzième, je ne suis pas mariée, mais, c’est vrai, j’ai un enfant.
Celle-ci avait accepté de se joindre à nous. Elle était convaincue que nous avions mis au point ce stratagème pour draguer les filles. Non, ce n’était pas le but, même si, parfois, on en retirait ce malin bénéfice. L’envie de percer l’identité d’une personne à travers son aspect extérieur était notre seule motivation. De la psychologie au jugé. Nous nous moquions aussi beaucoup des passants les plus extravagants, les plus conformistes, les plus sinistres, des touristes en troupeau, des hommes et des femmes en uniforme.
C’était déjà plus sérieux quand notre investigation se déroulait au restaurant et que nous avions le temps d’un repas pour nous faire une opinion sur les personnes réunies autour d’une table voisine. J’étais meilleur quand j’avais le loisir d’observer et de juger que lorsqu’il fallait conclure au débotté, en quelques secondes.
Je me souviens d’avoir raflé l’argent parié contre trois de mes camarades alors que nous dînions ensemble et que nous nous étions mis au défi de deviner la profession des deux femmes et des deux hommes qui mangeaient pas trop loin de nous, mais assez pour que nous ne les entendions pas et qu’ils ne remarquent pas nos regards souvent portés sur eux.
Il était évident que la belle jeune femme, une trentaine d’années environ, brune aux yeux bleus, les cheveux courts, une charmante fossette à une joue, était l’épouse ou la compagne de l’homme qui était à sa droite et la fille du couple plus âgé qui complétait la table. Ce n’étaient pas les parents du mari en raison de la ressemblance des deux femmes. Par son maintien, sa faconde, une certaine autorité qui se dégageait de sa personne, il apparaissait que l’homme le plus jeune était le personnage dominant et probablement la puissance invitante. Il avait ses habitudes dans ce restaurant où le personnel lui manifestait une attention respectueuse et empressée. D’une génération à l’autre on s’était élevé dans la hiérarchie sociale. Et, probablement, était-on passé de la province à Paris.
Sur ces premières observations et déductions nous étions tous d’accord. Mais nous choisîmes des professions différentes. Pour le gendre : banquier, publicitaire, membre d’un cabinet ministériel, et, à mon avis, avocat. Parce qu’il parlait fort, qu’il était très bavard et qu’il pointait souvent l’index de la main droite vers un serveur, vers une assiette, vers rien du tout, geste d’accusation ou de déstabilisation que font souvent les avocats pendant les interrogatoires et les plaidoiries. Sa femme, je l’envisageais, sans raison logique, dans la communication : attachée de presse, directrice de relations extérieures… Quant au père, je le voyais bien propriétaire viticole ou négociant. Son gendre lui demanda de choisir le vin, et le sommelier, avec une déférence appuyée, engagea avec cet homme à la cravate démodée une longue conversation que je n’entendais pas mais que j’imaginai technique. C’étaient visiblement deux experts qui prenaient du plaisir à échanger des informations et des jugements. Quant à sa femme, mère de famille, elle devait probablement l’aider à tenir la comptabilité de la propriété ou de la société.
Quand ils eurent fini de manger le dessert, c’est moi qui me suis levé et déplacé et qui, à leur étonnement, puis à leur amusement, leur ai exposé les raisons pour lesquelles je me permettais de les importuner.
— Dites à vos amis de nous rejoindre à notre table, lança le gendre. Et nous vous révélerons nos professions.
— Vous aimez la côte-rôtie ? me demanda le beau-père. Sans attendre ma réponse il appela le sommelier et en commanda une bouteille. Vous comprendrez pourquoi, ajouta-t-il, ce qui me donna à penser que, sur lui, je ne m’étais pas trompé.
Tous les quatre, à tour de rôle, leur avons dit quelle profession nous avions attribuée à chacun. Ils rirent beaucoup. Sauf avec moi qui parlai le dernier et qui avais vu juste, à la différence près que la jeune femme n’était pas attachée de presse mais traductrice dans une agence de communication. Son père était vigneron dans la Côte rôtie et sa femme, qui avait mis au monde quatre enfants maintenant envolés, tenait la comptabilité du domaine.
— Comment avez-vous deviné que je suis avocat ? me demanda Me B.
— À votre doigt pointé, lui répondis-je. Les avocats font souvent ce geste.
— Les juges aussi.
— Oui, c’est vrai, je n’y avais pas pensé. Alors disons que vous avez plus la tête d’un avocat que d’un juge.
Ô lecteurs amènes et cependant agacés par ce qui peut passer pour de la suffisance, je ne raconte pas ce souvenir pour jouer au malin, pour me donner le beau rôle. Je veux seulement montrer que j’ai toujours eu un certain don pour deviner la personnalité de l’autre. Pour me glisser sous son armure sociale. Pour décrypter ses attitudes, ses airs, ses dehors. Pour raccourcir les distances entre lui et moi, et hâter la confiance. Ce sont des atouts gagnants dans mon beau métier d’intervieweur.