Au commissariat de police

Pas d’échappatoire. J’étais dans la nasse. Sur deux rangées les voitures s’avançaient, les conducteurs baissaient leur vitre, les policiers les saluaient et leur tendaient un ballon pour qu’ils soufflent dedans. Sauf intervention miraculeuse de saint Vincent, patron des vignerons et des picoleurs, je serai au-dessus de 0,5 gramme d’alcool dans le sang. J’avais eu le tort de reprendre une fois du champagne, deux fois du meursault et deux fois du château beychevelle. C’était beaucoup, même pour un déjeuner copieux et délicieux où la conversation avait au moins autant brillé que la vaisselle.

— Zéro gramme huit, m’annonça le flic. Veuillez ranger votre voiture le long du trottoir. Munissez-vous de vos papiers, ainsi que de ceux du véhicule, et rejoignez-moi dans le fourgon de police.

Voiture immobilisée, permis retiré, conducteur réprimandé. Je devrai me présenter dès le lendemain matin au commissariat de l’arrondissement. Les sanctions et les embêtements seraient à la hauteur de la faute, que je ne contestais pas. Si, par peur du gendarme, je me limite dans les dîners à deux ou trois verres, je me laissais aller à davantage au cours des déjeuners. Je n’imaginais pas, alors, qu’il puisse être procédé au début de l’après-midi à des contrôles d’alcoolémie.

Le policier qui, ce jour-là, faisait office de secrétaire du poste, me dit qu’en raison de ma notoriété c’est le commissaire, « en personne », qui me recevrait. Il m’accueillit dans son bureau avec, manifestement, de la curiosité et du plaisir. Ce n’est pas tous les jours qu’il lui était donné de pouvoir punir « une vedette de la télé ». La moustache roussie de la cinquantaine, les yeux bleus, une veste de velours côtelé noir dans l’ouverture de laquelle pendait une cravate verte et rouge sur une chemise blanche, c’était un super-flic en technicolor.

Il me fit d’abord des compliments sur « Aparté », regrettant cependant que je me sois laissé abuser par les réponses d’un célèbre truand, repenti marseillais interviewé six mois auparavant. Puis il me sermonna pendant trois minutes sur ma responsabilité d’automobiliste qui met en danger la vie de ses compatriotes en conduisant en état d’ivresse.

— Je n’étais pas ivre, protestai-je.

— Pour vous, non, mais pour la loi, oui.

— Et pour vous ?

— Non, je ne pense pas que vous étiez ivre au vrai sens du terme, mais je suis chargé d’appliquer la loi. Et la loi dit qu’à partir de 0,8 gramme vous avez commis un délit passible des tribunaux. Vous vous êtes mis dans de mauvais draps, monsieur Hitch !

— Avec 0,7, qu’est-ce qui se serait passé ?

— Ç’aurait été une simple infraction : une amende de 135 euros et la perte de six points de votre permis de conduire.

— Pour 0,1 gramme, me voilà gibier de potence !

— Il faut bien une limite…

— Je n’imaginais pas, en buvant mon dernier verre de beychevelle, qu’il allait…

— Du beychevelle ?

— Oui, vous connaissez, monsieur le commissaire ?

— Saint-Julien, quatrième cru classé… Et savez-vous ce que signifie son nom ?

Je le savais. Mais je n’allais pas commettre l’erreur de ne pas lui laisser la fierté de me prouver l’étendue de sa culture et de combler mon ignorance.

— Quand les bateaux de la Gironde, reprit le commissaire, passaient devant le château, ils faisaient révérence en baissant la voile. Beyche velle, baisse voile…

— Très jolie histoire !

— Je suis heureux, monsieur Hitch, dit-il en lissant sa cravate entre deux doigts et en se renversant dans son fauteuil, d’avoir appris quelque chose à un homme aussi cultivé que vous.

— Je vois, monsieur le commissaire, que vous êtes un connaisseur en vin ?

— Quel Français ne l’est pas !

— Tu tu tut ! Pas de fausse modestie. Quand, au nom de Beychevelle, on est capable d’ajouter instantanément : Saint-Julien, quatrième cru classé, c’est qu’on s’y connaît. Vous avez en mémoire tout le classement de 1855 des vins de Bordeaux ?

— Non, pas aussi bien que Jean-Paul Kaufmann, mais je me défends.

— Le bordeaux est votre vin préféré ?

— Oui et non. Oui, parce que j’ai dans ma cave…

— Combien de bouteilles, tous vins compris ?

— Je n’ai pas compté. Disons quinze cents à peu près. Peut-être un peu plus…

— Vous avez une jolie cave ?

— Oui, orientée plein nord, dans ma maison du Loiret. À température presque constante, été comme hiver. Taux d’humidité parfait. Le vin vieillit dans les meilleures conditions.

Le visage du commissaire de police reflétait l’habituelle autosatisfaction de l’amateur de vins parlant de sa cave bien fournie.

— Combien de bordeaux ? lui demandai-je.

— Plus d’une sur deux. Je vous disais que j’aime bien le bordeaux parce qu’on trouve dans les crus artisans et dans les bourgeois d’excellentes bouteilles à des prix abordables. Je crois avoir fait de bonnes affaires.

— Ça, c’est pour votre oui au bordeaux. Mais vous avez ajouté un non.

— Non, parce que je place au-dessus le bourgogne.

— Ah, ah ! Le bourgogne ?

— Oui, mais le bourgogne, c’est compliqué.

— Pourquoi donc, monsieur le commissaire ?

— Que je vous explique. Avec le blanc, pas de problème. Le meursault est cher, mais il n’est pas difficile d’en trouver de magnifiques bouteilles, même les années délicates. Avec le rouge, c’est une autre chanson. Les climats de pinot… Vous savez ce que c’est qu’un climat, en Bourgogne ?

— Oui, bien sûr, répondis-je, ne voulant pas laisser pousser trop loin à ses yeux ignorance et discrédit.

— Un climat, reprit-il — comme s’il n’avait pas entendu ma réponse, refusant de laisser passer une occasion de m’épater en étalant ses connaissances —, c’est ce qu’on appelle ailleurs un cru. Le climat bourguignon, c’est quelques hectares de vigne qui produisent un vin bien spécifique, connu et apprécié depuis le Moyen Âge. Peu de bouteilles pour chaque climat, et, pour les plus réputés, à des prix ! Surtout, il n’y a rien à vendre aux particuliers. Tout part aux États-Unis, dans les grands restaurants, chez les « people ».

— Oui, chez les « people », vous avez raison. Moi, par exemple.

— Vous ?

— Oui, moi. J’ai mes bouteilles réservées chaque année chez trois ou quatre des meilleurs vignerons de la côte de Beaune et de la côte de Nuits. Pendant vingt ans, j’ai même été sur la liste des clients d’Henri Jayer. Vous en avez entendu parler ?

— Henri Jayer ? Évidemment. Pour moi hélas ! inaccessible. Une légende, un mythe…

— J’étais un de ses amis, lâchai-je négligemment.

Le commissaire de police me regardait maintenant avec admiration et envie. Oubliées les remontrances, la leçon de morale, l’énumération des sanctions. Dépassée, inutile, sa bonne opinion d’« Aparté ». J’étais l’homme qui avait ses entrées dans les meilleures caves de Bourgogne.

— Dommage, dis-je avec un léger sourire, que je n’aie pas soufflé dans un ballon du temps où Henri Jayer était encore en vie.

Il avait l’air de ne pas ou de trop bien comprendre.

— Je veux dire par là, monsieur le commissaire, que si je vous avais connu à cette époque, j’aurais demandé à Henri Jayer de vous glisser sur sa liste des ayants droit. Oh, pour six bouteilles, peut-être douze, pas davantage…

— Six, je m’en serais contenté. D’autant qu’avec ma modeste paye de commissaire, vous imaginez bien que je ne peux pas faire de folies.

— Voulez-vous que j’avance votre nom et plaide votre cause auprès de mes amis vignerons de Volnay et de Vosne-Romanée ?

— Vous feriez ça pour moi, monsieur Hitch ?

— Entre amateurs éclairés, il faut bien s’entraider.

Je crois que si, à ce moment-là, le commissaire avait soufflé dans un ballon, le résultat eût été positif, tant son sang et son esprit s’étaient en quelques secondes imprégnés par avance des arômes des meilleurs pinots noirs de Bourgogne. Il me dit, en déchirant le procès-verbal de mon délit, qu’il lui était plus facile de n’en laisser aucune trace que de ramener par un jeu d’écriture mon taux d’alcoolémie de 0,8 à 0,6, pour une infraction simple. Celle-ci pouvait quand même retirer six points de mon permis de conduire.

Soudain, je pensai à Gatsby le magnifique qui, contrôlé par un policier pour excès de vitesse, brandit sous son nez une carte de Noël du chef de la police auquel il avait rendu service.

Nous nous séparâmes, le commissaire et moi, exactement comme le prêtre et moi nous nous étions séparés lors de la confession pendant laquelle, enfant, j’avais découvert la ruse et le pouvoir des questions, stratagème dont je venais d’apprécier de nouveau la réussite. Le commissaire de police m’exhorta à surveiller ma consommation de vin quand je rentrais chez moi en voiture. En quelque sorte, à ne plus commettre les péchés d’intempérance et d’imprudence.

Ô lecteurs amènes et curieux de la suite, vous vous demandez si j’ai tenu ma double promesse. Oui, quand il y a du très bon à boire, je laisse ma voiture au garage. Oui, j’ai recommandé le commissaire à deux vignerons de Bourgogne qui lui réservent chacun six bouteilles de leurs somptueux climats. Chaque année, vers Noël, il m’envoie un mot pour me remercier, comme le policier américain à Gatsby.

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