L’intervieweur piégé

Julien a quinze ans. Il est en classe de seconde au lycée Victor-Duruy où il apprend l’anglais et le chinois. Sa mère et moi aurions préféré qu’il choisisse l’espagnol pour seconde langue, mais le juge Ti, dont il est un lecteur et un admirateur, a eu sur lui plus d’influence que nous. Marie-Lou dit qu’il a la volonté de son père et l’énergie de sa mère. Ce qui signifie qu’il fonce. Au jogging, c’est très bien ; au judo, il se fait parfois contrer ; à l’école et au collège, cela lui a valu des punitions. Le lycéen s’est calmé, et nous n’aurions qu’à nous féliciter de ses résultats, de son charisme qu’il utilise pour organiser des petits spectacles et des fêtes et non pour fomenter des révoltes, si, depuis un mois, il ne fumait un paquet de cigarettes par jour. Plus des joints, a-t-il crânement avoué à Lucile chez qui il vit le plus souvent. Quels parents ne redouteraient pas qu’il bascule dans la drogue ?

Un week-end où il était chez moi, nous en avons parlé tête à tête, « entre hommes ». Convaincu des dangers des drogues, il avait déjà refusé de « se faire une ligne » de coke et il m’a juré qu’il n’y mettrait jamais le nez. Mais la cigarette et le joint n’étant pas immédiatement dangereux, il s’y était risqué. Maintenant, il en avait besoin.

— Pourquoi ?

— Parce que ma bouche, mon nez, mon corps les réclament.

— Tu es donc déjà accro ?

— Oui.

— À quinze ans !

— Oui, je sais c’est un peu tôt. Mais je suis aussi en avance pour mes études.

— Cette dépendance ne te fait pas peur ?

— Non. Le jour où…

— Le jour où tu voudras arrêter, tu y renonceras comme beaucoup de gens parce que c’est trop difficile, ou tu y arriveras mais en souffrant beaucoup et longtemps.

— (Dégagé, sûr de lui) Ouais, ouais, on verra…

— Mais pourquoi as-tu décidé de fumer ? Pourquoi t’es-tu laissé entraîner ?

— Parce que j’aime ça.

— (Agacé) Bien sûr, Julien, que tu aimes ça ! Mais ce n’est pas une réponse. Ma question c’est pourquoi, psychologiquement, sachant que c’est une contrainte dangereuse, tu as quand même cédé ?

— Parce que ça m’aide pendant que je fais mes devoirs et que j’apprends mes leçons, parce que la cigarette dans les conversations avec mes potes, avec les filles, elle me donne de l’autorité, du prestige…

— Ça c’est pour la galerie. (Mezza voce) Mais je suis sûr qu’il y a autre chose… Que tu as intimement une ou plusieurs raisons pour expliquer ce qu’il faut bien appeler une défaillance.

— Ah, papa, t’es un sacré intervieweur ! Tu ne lâches jamais le morceau ! Oui, il y a autre chose…

— (Sourire à cause du compliment, mais sourire inquiet) C’est quoi ?

— L’angoisse. J’ai l’impression que mon angoisse part avec la fumée.

— (Stupéfait) Tu es angoissé ? Mais par qui, par quoi ?

— (Très calme) Par la vie, papa ! Par le lycée, par les profs, par les maths, par la compétition… Par votre séparation, maman et toi… Par, je ne sais pas, des trucs qui me passent par la tête…

— Mais tu es un garçon plutôt joyeux !

— Oui, mais ça n’empêche pas…

— Tu veux dire que ta gaieté, ton énergie sont trompeuses, qu’il ne faut pas s’y fier ?

— Si, elles sont vraies. Mais l’angoisse et la gaieté ne sont pas incompatibles. Au contraire, elles vont bien ensemble. La gaieté, ça sert à tromper l’angoisse… Enfin, c’est ce que je ressens.

— Je te découvre, Julien.

— Les cigarettes et les pétards, c’est top, parce qu’avec je suis vachement moins angoissé, je me sens plus sûr de moi, plus léger… Enfin, papa, à mon âge, tu as dû connaître ça, toi aussi ?

— Est-ce que j’étais un adolescent angoissé ? Oui et non. Un peu, sûrement, mais pas assez pour que j’en aie gardé un souvenir précis.

— T’avais pas les boules devant la vie ?

— Non, j’avais confiance.

— Dis plutôt que tu étais aveugle ?

— (Interloqué) Probable. Ce qui me frappe dans ce que tu dis et dans la manière dont tu le dis, c’est ta capacité — à quinze ans, chapeau ! — à analyser ce que tu ressens et à l’exprimer avec des mots forts.

— Toi, tu n’aurais pas su ?

— Non, je ne crois pas.

— (Sur un ton un peu persifleur) Tu étais en retard ?

— Non, mais ma génération n’était pas aussi informée, aussi ouverte que la tienne. Et je ne te parle pas de la génération de ton grand-père par rapport à la mienne ! Vous avez, aujourd’hui, les ados, une maturité que nous n’avions pas.

— Mais je ne crois pas que nous soyons plus…, comment c’est l’adjectif ?

— Mature.

— … que nous soyons plus matures que vous. Je crois que nous sommes plus courageux et que nous disons les choses. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je pense que tu as probablement raison. C’est vrai, pour reprendre ton expression, que vous dites plus précocement les choses.

— Une conversation comme celle-là, tu n’en as jamais eu avec Grand-Père ?

— Si, mais plus tard, j’avais dix-sept ou dix-huit ans.

— Mais alors, avant, à qui tu te confiais quand ça n’allait pas ?

— À personne…

— Et le silence, la solitude, ne te donnaient pas envie de fumer ?

— Si, si, je le reconnais. Mais j’ai été sauvé de la cigarette parce que je ne supportais pas le contact du papier sur mes lèvres. Même les bouts filtres m’étaient désagréables.

— Tu aurais pu utiliser un fume-cigarette ?

— J’aurais eu l’air idiot, snob.

— Et la pipe ?

— (Amusé) Tu me vois, même à vingt ans, avec une pipe au bec ?

C’est à cet instant que j’eus conscience que, non seulement je ne posais plus de questions à Julien, mais que c’était moi qui répondais aux siennes. Comme je l’avais fait, à treize ans, avec le confesseur, il avait échangé nos rôles. Il s’était emparé de mon pouvoir. Mais sa performance était bien plus remarquable que la mienne. Je n’avais affaire qu’à un prêtre fatigué alors que lui avait mis dans sa poche un intervieweur considéré comme l’un des meilleurs de la télévision. Je ne savais pas si je devais l’admirer ou lui en vouloir. Mais déjà il avait repris son interrogatoire. Ne pas lui répondre et me réapproprier par autorité le monopole des questions aurait été lamentable.

— Mais alors, papa, quand ça n’allait pas, qu’est-ce que tu faisais ?

— Rien.

— Comment, rien ? Tu te repliais sur toi, point barre ?

— Oui, je faisais le dos rond, j’attendais des jours meilleurs.

— Tu n’avais jamais envie de faire des bêtises, de tout casser, de te défouler, de tromper ta galère en faisant, je ne sais pas moi, puisque tu ne fumais pas, tu ne te droguais pas, tu ne buvais pas… Tu étais un jeune homme parfait ?

— (Le petit con ! Il me provoque ! Mais, ça y est, il a gagné…) Non, je n’étais pas un jeune homme parfait. À dix-sept ans, j’ai plongé dans l’alcool.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne me trouvais pas beau, j’avais de l’acné, j’étais maladroit dans mes gestes et dans mes paroles, j’étais encore timide, les filles ne me voyaient pas, je me demandais à quoi serviraient mes bons résultats au lycée, j’enviais le prestige des cancres, des fortes têtes, des insolents, je méditais de longues heures sur l’impossible, bref, j’étais mal dans ma peau boutonneuse. Alors, j’ai bu.

— Tu t’es saoulé grave ?

— Oui, pas longtemps, cinq ou six fois.

— À quoi ?

— La vodka. Ça va vite, à la vodka !

— Tu aimais ça ?

— Beaucoup. Comme toi tu aimes la cigarette.

— Tu permets, papa, que j’en fume une ?

— (Accablé) Au point où on en est…

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