Comment aurais-je pu imaginer que poser des questions pour gagner ma vie allait me la compliquer, et même, souvent, me la rendre infernale ? Rien ne paraît moins risqué pour un journaliste que d’interviewer des célébrités du moment. On publie ou on diffuse les réponses, certaines font un peu de bruit, et l’on passe à une autre vedette sous les feux de la rampe. Où est le danger ? Pas dans les réponses qui sont vite oubliées. Elles forment des strates dans les archives avant de se transformer en une sorte d’humus journalistique.

Le danger provient des questions. De l’habitude de les poser. D’une accoutumance à montrer de la curiosité pour des personnes rencontrées précisément parce qu’elles excitent la curiosité du public. Toute l’année, je vais de l’une à l’autre, de celui-ci à celle-là, avec des flopées de questions dans la tête. Je suis un interrogateur professionnel. Un enquêteur compulsif. Un confesseur laïc. Quand je me regarde dans la glace, il me semble que je ressemble de plus en plus à un point d’interrogation, surtout avec mon crâne rasé, aussi rond et lisse que le sommet de ce signe de ponctuation. Pour mon malheur, le questionnement grâce auquel je me suis fait un nom dans la presse écrite, à la radio et à la télévision, s’est étendu à ma vie privée. Je souffre d’une maladie chronique que j’appelle la « questionnite ». Son symptôme est évident, identifié de tous mes proches : je n’arrête pas de leur poser des questions. Je ne peux pas m’en empêcher. C’est plus fort que moi. C’est une seconde nature. Je suis en état de perpétuelle curiosité. Et de manque si je ne parviens pas à la satisfaire. Je ne suis pas le type qui se contente d’un machinal « comment vas-tu ? ». Je veux savoir. Quoi ? Peu importe, je veux savoir. Toute personne détient de grands ou petits secrets qu’elle n’entend pas divulguer, mais que mes questions peuvent l’amener à avouer. Il n’y a pas d’homme ou de femme sans double fond. Sans mystères, sans cachotteries, sans arrière-pensées. Moi, j’en ai. Beaucoup. Heureusement, je ne suis jamais tombé sur un loustic comme moi qui vous bombarde de questions et qui, à la longue, devient insupportable.

Ô lecteurs, aimables lecteurs anonymes qui n’avez pas enduré le supplice de mes questions, je vous prie de compatir au récit de la triste vie d’un homme qui a laissé sa profession contaminer jusqu’à son intimité. Serez-vous émus par mes souffrances ? Vous moquerez-vous au contraire de ce qui vous apparaîtra comme une maniaquerie ? Vous amuserez-vous, et même vous réjouirez-vous de mes déboires causés par ce qu’il faut bien appeler un vice ? Vous direz-vous qu’il vaut mieux me croiser dans un livre plutôt que dans un bureau, un restaurant ou un lit ? Chemin faisant, vous interrogerez-vous sur votre propre usage des questions ? Sur votre inclination ou vos réticences à les poser ? Sur votre aptitude à les bien formuler ? Sur vos réactions aux questions qui vous sont posées ? Sur votre ennui ou votre plaisir à y répondre ? Sur…

Voyez, lecteurs amènes, je suis incorrigible, nous avons fait connaissance il n’y a pas deux minutes, et, déjà, vous avez reçu une dizaine de questions comme poings en rafales sur un punching-ball.

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