Les réponses des chats

S’ils répondaient plus souvent à mes questions, j’aimerais les chats.

Enfin, si, je les aime bien. Comment ne pas être conquis par leur gracieuse et insolente beauté ? Par leur égoïsme d’élus de la Fortune ? Même nés dans le ruisseau ce sont des aristocrates. Mais ils ne sont pas coopératifs. Toujours drapés dans leur fourrure et leur quant-à-soi. Affectueux, familiers, couchés en rond sous la couette ou sur nos genoux, et cependant distants par orgueil, retranchés derrière d’impénétrables méditations poursuivies de génération en génération.

Les chats de mes parents s’appelaient Lévi et Strauss. Les deux frères devaient leur nom à l’animalerie du Collège de France où ils étaient nés et d’où mon père les avait sauvés avant qu’ils ne servent de chair à labo. De leur nom et de leur évasion d’un destin cruel ils tiraient beaucoup de fierté. Lévi et Strauss ne se prenaient pas pour de la crotte. Jamais l’un sans l’autre. Pour manger, dormir, chasser, observer, écouter, réfléchir, toujours en duo. Ils avaient compris que Lévi sans Strauss et Strauss sans Lévi n’étaient rien, et que leur prestige tenait à leur identité complémentaire. Inséparables, ils sont morts le même jour, à quelques heures d’intervalle.

Plus de vingt ans après, lors de l’enregistrement chez lui d’une interview de Claude Lévi-Strauss — aimable, modeste, ouvert, tout le contraire des deux chats —, je n’ai pas osé lui raconter leur histoire. Il aurait pu croire que mon père avait distribué son double nom aux chats, non par admiration pour le professeur au Collège de France et l’auteur de Tristes tropiques, mais pour plaisanter, peut-être se moquer de lui.

Lévi et Strauss ne répondirent à aucune de mes questions d’étudiant-journaliste. Pas un ronronnement, pas un mouvement de paupières. Ils devaient se méfier de la presse. Ou considéraient-ils que je n’étais pas intellectuellement de leur niveau ? Chats anthropologues, félins des sciences humaines, m’auraient-ils snobé si j’avais été un futur psychanalyste ?

J’eus un peu plus de chance avec Gribiche et Ravigote. Lorsque ma femme, Lucile, et moi nous nous sommes installés dans une maison de Ville-d’Avray, elle a désiré que deux chats ajoutent du charme à notre intimité et au jardin. C’étaient deux sœurs, pelage gris souris traversé de bandes parallèles couleur noir de merle. Nous leur avions donné les noms de deux sauces vinaigrette piquantes parce que Lucile réussissait celles-ci à la perfection et parce que les deux chattes avaient elles aussi quelque chose de piquant dans leurs airs effrontés.

Je suis plus doué pour comprendre les questions des chats que leurs réponses. Autant je suis sûr du caractère interrogatif de leur langage sonore et corporel, autant je doute de leur capacité à nous répondre, à moins que par caprice ils ne s’y refusent. Repus de croquettes, affalés dans le moelleux, les gros matous jugent même inutile tout effort de communication. Au-dessus d’eux, en permanence, une pancarte virtuelle sur laquelle on lit : ne pas déranger.

Pour demander, ça, Gribiche et Ravigote, elles savaient y faire ! Miaulements modulés selon le degré d’impatience, frôlements sinueux de mes chevilles, regards énamourés, paupières en essuie-glace, légers coups de patte… Pas difficile à comprendre. Pourrais-tu nous ouvrir la porte ? C’est bientôt fini cette insupportable musique de Wagner ? Nous n’apprécions pas le nouveau granulé de nos litières, pourquoi Lucile ou toi en avez changé ? Que lis-tu en ce moment ? Peux-tu nous accorder quelques minutes de caresses ? Oui, ensemble, si tu es assez habile de tes deux mains. As-tu pour nous de l’amitié, de la tendresse ou de l’amour ? Et ton épouse ?

En sens inverse, la communication était plus complexe. Les miaulements sont des déclarations ou des questions, jamais des réponses. Les clignements d’yeux permettent aux chats de dire oui ou non, pas davantage. C’est du ronronnement qu’on peut espérer la repartie la plus loquace. Encore faut-il en comprendre le langage. Une constante pour Gribiche et Ravigote — comme pour tous les chats : après leur avoir posé une question, les caresser ou leur gratouiller le dessus du crâne pour obtenir une réponse sous la forme d’un ronron.

À leur écoute, j’avais remarqué que leurs ronronnements n’étaient pas tout à fait les mêmes. Plus doux et mélodieux chez Gribiche, un rien plus rauques chez Ravigote. La conversation de celle-ci avait, me semblait-il, plus de caractère que le discours de celle-là. Je les avais enregistrés sur un magnétophone très sensible et écoutés sans relâche comme s’il y avait dans ces petits grondements de leur intimité un secret à percer. Étude des rythmes, du volume sonore, du temps écoulé entre arrêts et reprises… Comparaison des courbes des résultats pour les deux chattes… Lucile se moquait. « Tu aurais intercepté un dialogue ou des borborygmes d’extraterrestres que tu ne leur manifesterais pas plus d’intérêt. »

J’avais l’impression, mais ce n’était qu’une impression, que les ronronnements différaient légèrement selon qu’ils étaient des réponses à des questions d’ordre pratique, du genre : avez-vous faim ? pourquoi préférez-vous dormir dans une corbeille de linge propre repassé plutôt que dans une corbeille de linge propre non repassé ? ou à des questions qui élevaient leur âme, comme : trouvez-vous que le temps passe trop vite ou trop lentement ? la réflexion philosophique dépend-elle chez vous de l’inné ou de l’acquis ?

Mes expériences et mes études n’ont pas abouti. Le ronron est resté pour moi un langage indéchiffrable. J’ai continué de caresser Gribiche et Ravigote, de leur gratter le crâne et le dessous, si doux, de leur mâchoire, mais en ne les interrogeant plus. Je me suis lassé de leurs réponses hermétiques. Trop frustrant. Rien n’est plus démoralisant que de recevoir des réponses incompréhensibles à des questions pourtant stimulantes.

Quand Lucile et moi nous nous sommes séparés, je suis parti avec Ravigote, elle gardant Gribiche. Les deux chattes ont beaucoup souffert de leur désaccouplement. Plus que nous. Comme l’une et l’autre se laissaient mourir, j’ai rendu Ravigote à Gribiche et à Lucile. Me serais-je montré aussi conciliant, n’aurais-je pas exigé la réunion chez moi des deux chattes, si elles avaient répondu à mes questions avec clarté ?

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