L’enfer et le paradis

De cette confession je retirai la conviction que je ne devais plus me satisfaire d’une foi enregistrée et certifiée. Il me fallait désormais interroger les dogmes. Enfin, ceux que je comprenais un peu. Pour l’Immaculée Conception, bon, je devrais attendre. Pas facile, délicat, embarras général. Le péché originel, késaco ? L’Assomption, j’étais pour. Quoi de plus beau qu’une femme qui, comme une fusée spatiale, s’élève dans le ciel en majesté ?

En revanche, je ne croyais pas à l’enfer où l’on rôtit, ni au paradis où l’on chante en bronzant. J’eus alors une représentation très précise de l’un et de l’autre. Elle ne recevra pas le nihil obstat du Vatican, mais je la crois assez convaincante, puisque c’est la mienne depuis plus de quarante ans, pour être exposée à des esprits curieux des choses de l’au-delà.

C’est simple : au paradis, on répondra à toutes vos questions ; en enfer, on ne répondra à aucune.

Les élus seront animés par un inextinguible appétit de connaissance. Le plaisir d’apprendre ne les lâchera plus. Chacun pourra choisir les domaines dans lesquels, faute de temps sur la terre, faute aussi d’intelligence ou de courage, il en était resté au b.a.-ba. Les anges, les archanges, les séraphins, les dominations, les trônes, les vertus, autant de professeurs enchantés de dispenser leur savoir à des hommes et à des femmes enivrés de percer peu à peu les secrets de la Création et d’entrer dans les desseins de Dieu. Peut-être certains regretteront-ils l’absence de cancres ? En tout cas, pas les anciens cancres maintenant auréolés de lumière.

Cependant, la vraie récompense des élus viendra de la possibilité, qui sera constamment la leur, de poser des questions au Seigneur, non seulement sur les énigmes de l’Histoire, mais aussi sur les grands et petits secrets de leur vie et de celle de leurs proches. Tel jour, telle heure, que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui s’est dit ? Qu’ont-ils fait ? C’était qui ? Et pourquoi ? Et comment ? Il suffira de demander : vous obtiendrez la réponse dans les meilleurs délais. Et peu importe que cette réponse soit décevante ou même cruelle, parce que votre état de bienheureux vous préservera de tout sentiment d’humiliation, de colère ou de revanche. Vous saurez, et votre plaisir tiendra dans la réponse, quelle qu’elle soit. Le paradis sera, sans dommage pour quiconque, une gigantesque et joyeuse entreprise de satisfaction des curiosités posthumes.

Et ce n’est pas tout. Car les élus pourront suivre au jour le jour la vie sur terre. Qui n’aura envie de connaître ce qu’il adviendra au fil des ans de sa veuve, de son amant, de ses enfants, de ses petits-enfants, de ses amis, de ses collègues de travail, de ses voisins ? Qui ne voudra continuer de s’intéresser à la carrière et à la vie amoureuse des « people » du cinéma, de la chanson, de la mode, de la télévision, etc., d’autant que les chances de les côtoyer un jour parmi les élus seront faibles ? Tout ça, c’est du gibier pour l’enfer. Qui ne sera pas avide d’apprendre comment va se dérouler la suite de l’histoire de son pays et du monde ? Le spectacle sera permanent. Grande sera la pitié pour les vivants, et la seule contrainte qu’auront à supporter les bienheureux sera l’impossibilité pour eux, ne serait-ce que par des conseils, d’empêcher les hommes sur terre de courir à leur perte. De même, il ne leur sera pas possible de les exhorter — le Seigneur n’est pourtant pas très exigeant — à mériter par quelques beaux gestes l’éternelle félicité du savoir.

En enfer, la curiosité des damnés sera aussi dévorante que celle des hôtes du paradis. Leur soif de connaissance sera pareillement violente. Eux aussi seront taraudés par des milliers de secrets touchant à leur vie personnelle, à celle de leurs proches, à l’Histoire, à la Création, à l’évolution de l’univers et du monde d’aujourd’hui. Mais aucun de ces secrets ne leur sera dévoilé. Toutes leurs questions resteront à jamais sans réponse. Et leurs questions produiront d’autres questions qui elles-mêmes en engendreront d’autres, toutes n’obtenant aucune réponse du Seigneur. Ils ne le verront jamais et ils ne cesseront de se demander s’Il existe, ne recevant pas plus de Lucifer et de ses diables silencieux ou ricaneurs de réponse à cette question.

Nus, ne souffrant ni du chaud ni du froid, ne souffrant de rien d’autre que de l’ignorance de tout à laquelle ils sont éternellement condamnés, les maudits lèvent les bras comme dans de gigantesques raves techno. Ils se tordent les mains, psalmodient leurs questions, les réitèrent sans fin, en modifient la forme, les reprennent, en changent, les hurlent parfois dans des accès de désespoir, puis les marmonnent ou les éructent, les grommellent ou les jappent, croyant contre toute raison qu’un jour quelqu’un leur répondra et apaisera leur monstrueuse avidité de connaissance.

Comme dans les prisons, les gens célèbres sont rassemblés dans un quartier spécial. Pour eux l’enfer est le même, mais leurs questions sont différentes de celles du commun des morts. Ce qui les torture, c’est la postérité. Mon œuvre ? Mon héritage ? Ma légende ? Mes idées ? Ma gloire ? Ma survie ? Ma place dans l’histoire ? dans la littérature ? dans les arts ? dans les sciences ? Mes élèves ? Mes successeurs ? Mon immortalité (pour les académiciens) ? Ma mémoire ? Mon influence sur terre ? Ils n’obtiennent pas plus de réponses que les damnés ordinaires, mais eux qui ont joui du pouvoir, des éloges et des flatteries, souffrent encore plus du silence éternel des espaces infinis (non, Pascal n’est pas parmi eux).

Seigneur, je vous prie, préservez-moi de l’enfer. De par ma nature et mon métier, j’y serais encore plus malheureux que les autres damnés, célèbres ou ordinaires. De toute évidence, le paradis est fait pour moi. Je vous impressionnerai, Seigneur, par l’étendue de ma curiosité, par ma soif de connaissance, par l’abondance et la variété de mes questions. Peut-être serez-vous même tenté de faire de moi un élu de vos élus. Amen.

Mais rien ne presse.

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