Lucile m’a demandé tout à trac : et si on se mariait ? J’ai répondu : oui.
Insensé ! Comment, moi, intervieweur professionnel, spécialiste des questions piégeuses, ai-je pu me laisser piéger comme un béjaune par une question aussi peu inattendue ? La nuit de la Saint-Sylvestre est-elle une circonstance atténuante ? Nous avions passé le réveillon chez des amis fortunés. Bollinger, Montrachet, Richebourg et Château-Yquem avaient allumé en nous de somptueux incendies que l’alcool noyait dans le même temps. Le passage d’une année à l’autre se fit dans l’euphorie. Lucile ne m’a pas proposé le mariage parce qu’elle avait pressenti que dans ces circonstances inhabituelles je serais malléable, mais parce que de nous tous elle était celle que le vin avait rendue la plus conquérante.
Depuis longtemps, je m’étais posé la question du mariage. J’y avais répondu par la négative, étant convaincu que je serais responsable de son échec. La suite confirma mon pronostic. Mais, homme de parole, je devais honorer mon oui, même s’il avait été prononcé dans un moment de délicieux égarement.
Je me pardonnais mon imprudence en me convainquant qu’une union officielle était une expérience qui, si je ne la vivais pas, me manquerait. Quarante ans était le bon âge. Et puis Lucile, ma cadette de cinq ans, était la première femme avec laquelle je me sentais toujours bien. Oui, très bien, tout le temps et partout : au lever et au coucher, dans la cuisine, au salon, à table, au lit, en promenade, en voyage, au spectacle, chez les amis… Je me souviens d’une autre femme que j’appréciais beaucoup, sauf en voiture. Quand je conduisais, elle avait peur ; quand elle conduisait, je m’énervais. Sur l’accélérateur et le frein nos deux talons d’Achille. Avec Lucile pas de mistigris dans notre couple. Pas même mes questions qu’elle savait, avec le sourire, éviter ou désamorcer, quand elle ne choisissait pas d’y répondre avec une franchise qui respirait la belle santé. Ainsi me narra-t-elle toutes les occurrences et toutes les raisons qui avaient fait que, femme rayonnante, ô combien désirable, à trente-cinq ans elle ne s’était pas engagée durablement, ni ne s’était mariée, ni n’avait eu d’enfant.
Pour moi elle avait quitté un publicitaire de renom. Mais cela ne s’était pas passé du jour au lendemain. Elle n’était plus sûre de ses sentiments pour lui ; elle ne l’était pas encore pour moi. Pendant plus de deux mois elle avait mené une double vie, bricolant avec génie un emploi du temps où lui avait de moins en moins de place et moi de plus en plus. À ses absences ou ses retards elle trouvait des justifications qui témoignaient de la richesse de son imagination. Elle savait lui mentir au téléphone avec aplomb. J’étais émerveillé par son audace, ses ruses, et les preuves grandissantes de son amour pour moi. Étant chaque jour un peu plus certain de sortir vainqueur de son double jeu, j’y prenais du plaisir. Et elle ? Oui, me répondit-elle sur l’oreiller, avec une douce cruauté. Non, ajouta-t-elle un peu plus tard, le regard mélancolique. Garder les deux hommes ? Elle s’en fut dans la salle de bains. Le lendemain, elle rompit avec le publicitaire. Sa demande en mariage était aussi une adresse à elle-même pour fixer son cœur et amarrer sa vie.
Lucile était la principale collaboratrice de l’agence artistique Artbis qui avait sous contrat des comédiens et des musiciens. Pas de vedettes, encore moins des stars, mais, tels des écrivains du second rayon, de talentueux artistes du second rang. Elle s’employait à leur trouver des rôles ou des concerts, à négocier leurs cachets et à leur assurer une exposition médiatique.
Vous imaginez bien, ô lecteurs amènes et maintenant familiers de mes compulsions, que je lui ai demandé si certains de ses contractants avaient été ses amants. Elle ne s’en est pas offusquée. Elle ne s’est pas dérobée non plus. Oui, en douze années d’Artbis, un comédien, assez longtemps, un pianiste et un violoniste, brièvement. Chaque fois à l’insu de l’agence, qui n’aurait pas apprécié. Lucile m’avait donné leurs noms. Ils ne m’étaient pas inconnus. Pas assez célèbres cependant pour que je pousse la malice à en inviter un dans mon émission de radio (je n’étais pas encore à la télévision).
Quand j’avais suggéré à Lucile de les réunir tous les trois dans un spectacle littéraire et musical, ce n’était plus de la malice mais de la malignité. Bien des femmes auraient tiqué, jugeant ma proposition désagréablement ironique. Lucile m’a répondu que c’était une idée amusante et qu’elle y réfléchirait. La souplesse de son caractère était un gage de notre avenir.
Nous nous sommes tant aimés que, sans que nous nous soyons posé beaucoup de questions, comme si un enfant était le prolongement obligé de notre couple, Julien est né très vite. Penché sur son berceau, je me suis alors demandé avec autant d’inquiétude que de curiosité quel serait son avenir ; si sa mère et moi nous resterions assez longtemps unis pour lui assurer de grandir sous un toit unique ; de quel poids il pèserait sur ma vie et comment mon égoïsme de célibataire s’accommoderait de son innocente tyrannie ; si mon impatience de journaliste était compatible avec la patience que réclame le métier de père ; si un enfant, produit dérivé du couple, en est la vitamine ou le poison ; si, un jour, ses silences ne me feraient pas regretter ses cris et ses pleurs ; combien de milliers de questions, gaies ou douloureuses, tendres ou sévères, il ajouterait jusqu’à ma mort à mon opiniâtre collection de points d’interrogation.
Pendant plus de quatre ans et demi Lucile et moi avons formé un couple admiré et jalousé. Le bonheur public, ça épate et ça irrite. L’annonce de notre séparation, cinq ans après notre mariage, a désespéré les uns et rassuré les autres. À tous je révèle pour la première fois l’enchaînement du désastre.
Alors que je quittais la radio pour la télévision, incontestable promotion professionnelle qui se traduisait d’abord en salaire, puis en notoriété, Lucile rencontrait à Artbis de gros déboires. Un comédien, qu’elle avait accompagné tout au long de son ascension vers les premiers rôles, avait quitté l’agence pour une autre au nom plus ronflant. Puis, coup sur coup, une comédienne et un violoniste l’avaient lâchée, l’une parce qu’elle l’accusait d’être responsable de son confinement dans des distributions médiocres, l’autre parce qu’il jugeait ses cachets sans rapport avec l’immense talent dont il se créditait. Enfin, pour clore cette série noire, une pianiste s’était dédite la veille de la signature de son contrat. Le directeur d’Artbis était furieux contre Lucile. Il l’accusait d’avoir « perdu la main », d’être moins attentive aux états d’âme des contractants de l’agence, de n’être plus aussi efficace que naguère avec les producteurs, les responsables de castings et les organisateurs de spectacles et de concerts, surtout en province. Il laissait planer sur elle la menace d’un licenciement si elle ne se ressaisissait pas. Je lui conseillais de claquer, à défaut du bec, la porte de ce butor. Mais, par fierté, elle préférait rester et se battre contre une adversité injuste.
Nos retrouvailles chaque soir pour le dîner étaient compliquées. J’étais dans l’euphorie, elle dans le désarroi. Par amour pour elle je faisais silence sur la préparation et les heureuses perspectives d’« Aparté » tandis que je l’interrogeais sans relâche sur ses nouvelles façons de travailler. Elle avait besoin de parler, de raconter dans le détail sa journée professionnelle, d’exposer sa stratégie, ses espérances, quitte à ce que j’entende plusieurs fois dans la semaine le même discours en réponse aux mêmes questions. C’était sans importance, mon invincible patience constituant un élément essentiel de sa thérapie comportementale. À quoi s’ajoutait la présence de la joyeuse frimousse de Julien qui allait sur ses quatre ans.
Mais une nouvelle défection d’un comédien, due, si j’ai bien compris, à une réflexion irritée, probablement blessante de sa part, plongea Lucile dans l’abattement. C’est alors qu’elle devint imprévisible. Le soir, elle rentrait de plus en plus tard, d’abord en me prévenant, puis plus du tout. Je dînais seul avec Julien. D’excellentes raisons expliquaient ses absences : dîner professionnel, avant-première d’un film de cinéma ou de télévision, concert. D’habitude je l’y accompagnais. Elle préférait maintenant y assister seule. Elle jugeait que ma notoriété était pour elle plus une gêne qu’un atout. Elle ne voulait plus perdre de temps à voir mes amis qui, tout à coup, n’étaient plus les siens. Et ses amis, avait-elle décrété, n’étaient pas les miens. Enfin, comme par hasard, le soir de la première d’« Aparté », un rendez-vous capital l’avait empêchée de voir mon émission.
La curiosité avait été jusqu’à présent le principal moteur de ma questionnite. Elle avait été parfois relayée par l’inquiétude. Mais jamais jusqu’alors par l’angoisse. Le cancer de ma mère ne s’était pas encore déclaré. Il était évident que Lucile me mentait, qu’un autre homme était entré dans sa vie. Elle me trompait et j’allais la perdre. Dévoré de jalousie, rongé par l’angoisse, je voulais savoir. Qui ? Où ? Comment ? Pourquoi ? J’étais maintenant un inquisiteur en fusion. Un enquêteur obsédé. Un déluge de questions s’abattait matin et soir sur Lucile. Elle y répondait avec une agaçante sérénité et même un léger sourire retrouvé. Elle avait toujours une explication apparemment logique. Je ne pouvais pas tout contrôler, et ce qui n’était pas vérifiable s’installait comme du feu dans ma tête.
J’étais d’autant plus assuré de mon infortune que je me rappelais la maestria avec laquelle Lucile avait dupé mon rival de nos débuts. La subtilité de ses dissimulations, la fermeté de sa voix mensongère, l’efficacité de ses embobelinages, son usage machiavélique de la liberté. Ce qui chez elle, alors, m’avait épaté et réjoui, maintenant m’indignait et me torturait.
L’idée m’effleurait de temps en temps qu’elle avait besoin de prendre ses distances avec moi pour mieux se consacrer à la reconquête de sa position à l’agence. C’est d’ailleurs le principal argument qu’elle invoquait pour justifier son comportement. Ou bien mes succès professionnels lui étaient-ils devenus insupportables ? Ou encore était-elle victime d’une déprime qui lui faisait préférer la solitude à la compagnie de son mari et de son enfant ? Pourquoi pas ?
Mais non, un autre homme lui insufflait sa nouvelle énergie. Cent fois, je lui demandai de confirmer son existence. Cent fois, elle me répondit qu’il n’existait pas. Quel aplomb ! Un soir, alors que Lucile, en chemise de nuit, assise en tailleur sur la moquette de la chambre, feuilletait un livre, je glissai une main entre ses cuisses. « Ah, non ! » s’écria-t-elle en se relevant d’un bond. Elle refusait désormais de faire l’amour.
Quand, de Périgueux où elle avait accompagné un pianiste, elle me téléphona pour me dire qu’elle resterait une journée, donc une nuit, de plus pour rencontrer l’adjointe à la culture et le président du festival de musique, je me rappelai les voyages adultérins en province de mon ex-beau-frère. Elle ne voulut pas me donner les noms de ces deux personnes. Je me les procurai ainsi que leurs numéros de téléphone. Je m’abaissai à appeler le président du festival. Quoique étonné par mes questions embarrassées, il me confirma leur rendez-vous. Quand j’eus raccroché, je me dis que mon coup de fil était une initiative bébête. Lucile n’était pas femme à se risquer sans alibi.
À son retour, elle répondit à mon pilonnage de questions par d’acides protestations contre mon espionnage à distance, pour elle humiliant. Le président du festival lui avait fait part de mon appel dont il avait relevé « le caractère inquisiteur et tourmenté ».
Après Périgueux, il y eut la nuit supplémentaire de Beauvais, puis celle de Strasbourg. Je ne vérifiais plus rien. J’étais désespéré. Buté, je ne lui posais même plus de questions. Silence contre silence. Pour tester ses réactions, je découchai une nuit. Elle ne me fit aucune remarque, comme si cela n’avait à ses yeux aucune importance.
Un matin, alors qu’elle s’apprêtait à partir à son bureau, elle me dit qu’en effet elle avait un amant. Depuis plusieurs jours je ne lui posais plus cette question rengaine. Elle avait pris l’initiative de la réponse pour ne pas me donner le plaisir de la voir céder à ma pression interrogative.
Après avoir attendu le retour de Julien de l’école avec sa gouvernante, je l’ai embrassé en retenant mes larmes. Puis, lesté d’une valise et d’un grand sac, j’ai quitté notre maison de Ville-d’Avray et me suis installé dans un hôtel, à Paris. Plus tard, je déménagerais mes affaires, en particulier mes nombreux disques et livres, dans un appartement à trouver.
Deux ans après notre séparation, un an après notre divorce, Lucile m’invita à dîner. Nous nous rencontrions rapidement chaque fois que l’un de nous reconduisait notre fils au domicile de l’autre. Elle avait pris l’initiative de ce repas pour m’annoncer deux nouvelles. D’abord, que les actionnaires allaient lui confier la direction de l’agence Artbis. Je l’ai sincèrement félicitée. Ensuite que, tant que nous avions vécu ensemble, elle n’avait jamais eu d’amant et ne m’avait pas trompé.
— Je ne te crois pas.
— Je te le jure sur la tête de notre cher Julien.
— Mais c’est toi qui me l’as dit, tu m’en as fait l’aveu !
— C’était faux. Tu attendais depuis si longtemps cette réponse qu’à la fin, pour avoir la paix, je te l’ai donnée.
— Mais en disant ça tu signais l’arrêt de mort de notre couple.
— J’ai considéré qu’il valait mieux ça que de continuer à vivre avec un fou furieux qui me bombardait de questions jour et nuit sur ma supposée trahison. Ta jalousie t’avait rendu invivable. Dément ! J’étais en dépression, j’avais besoin d’air, de liberté, de me retrouver seule, de travailler deux fois plus pour regagner la confiance de mon patron, et toi, sitôt que je mettais les pieds chez nous, tu m’assaillais de tes questions perfides ou agressives. Sans compter tes enquêtes dans mon dos sur mon emploi du temps. Tu n’as évidemment jamais eu la moindre preuve que je te trompais puisque je ne te trompais pas. Mais tu étais tellement persuadé du contraire que tu m’interrogeais sans relâche pour entendre, non pas ce que tu avais envie d’entendre, mais ce que tu avais décidé d’entendre. Et quand, après au moins trois semaines de ce traitement-là, absurde, désespérant, tu as choisi de te taire, ton silence était insoutenable parce qu’à travers continuaient de résonner tes questions et tes accusations. J’ai décidé alors de…
— Mais pourquoi tu ne me disais pas tout ça ?
— Je te l’ai dit cent fois ! Mille fois ! Mais tu ne m’écoutais pas. Tu n’écoutais que ta petite voix intérieure, tyrannique, qui te faisait ressasser les mêmes questions… Tu pensais vaincre ton angoisse de me perdre en me soûlant de questions, et c’est en me soûlant de questions que tu m’as perdue.
J’étais atterré. Quoique assis à une table de restaurant, je sentais mes jambes devenir toute molles. Une rigole de sueur se formait dans mon dos. Le réquisitoire de Lucile était implacable. Deux ans après, la vérité, l’irréfutable vérité, me rattrapait. Devant mon désarroi, mon ex-femme n’en rajoutait pas. Elle triomphait modestement, peut-être avec un peu de tendresse et de nostalgie. De la pitié, aussi ?
— Je peux te poser une question ? lui ai-je demandé à la fin du dîner, après avoir recouvré mes esprits. Ce sera la dernière, je te promets.
— Mais non, je te connais, ce ne sera pas la dernière… Je t’écoute.
— Durant nos quatre années de vie commune y a-t-il une question que je n’ai pas pensé à te poser ?
— Oui, il y a une question que tu as oublié de me poser. Et la réponse est non, me dit-elle avec un sourire malicieux.
— Mais quelle est la question ?