La pigeonne blanche

Il est fréquent que je me pose des questions — et avec quelle intensité ! — sur de minuscules énigmes, sur des problèmes dérisoires. Je sais qu’y consacrer de la réflexion et du temps n’est pas raisonnable, mais je ne peux faire autrement que de céder à ma pente naturelle qui consiste à tourner autour de ce point de fixation.

Un jour, je remarquai, place Saint-Sulpice, un pigeon tout blanc parmi une centaine d’autres que des grains jetés à la volée avaient rassemblés. Des pigeons avec des plumes ou des parties du corps blanches ne sont pas rares, mais que l’un soit immaculé de la tête au bout de la queue est exceptionnel. Quelle en est la probabilité d’existence ? Comment s’explique ce phénomène génétique ? Mâle ou femelle ? Il faudrait que je me renseigne.

Les pigeons sont connus pour n’être pas très futés, mais on ne peut imaginer qu’ils n’aient pas remarqué la présence parmi eux d’un ou d’une congénère dont la couleur et l’apparence sont différentes des leurs. Sa singularité lui mérite-t-elle (je penchais pour une fille) l’admiration et le respect de toute la tribu ? Sa considération lui vaut-elle de jouir d’un statut spécial, avec des avantages pour son logement et sa nourriture ? Étant plus désirée des mâles que les autres pigeonnes, déclenche-t-elle de furieuses batailles au terme desquelles elle devient la propriété du plus fort ? Ces volatiles ayant la réputation de former des couples fidèles, provoque-t-elle chaque année des drames conjugaux ? Est-elle jalousée et détestée des pigeonnes au plumage ordinaire ?

Au contraire, la pigeonne blanche est-elle rejetée de la tribu à cause de sa couleur ? Est-elle en butte au mépris raciste de ses congénères ? Endure-t-elle des mises à l’écart, des violences ? Éprouve-t-elle des difficultés à trouver un mâle qui veuille bien, affrontant avec courage l’opprobre des autres, s’accoupler avec elle et ensuite nourrir leurs enfants ?

La beauté rarissime de cette pigeonne blanche est-elle un atout ou un handicap ?

Telles étaient les questions que je me posais tandis que je regardais les pigeons picorer avec frénésie. Celle qui à mes yeux était une star se comportait comme les autres, n’étant ni assistée ni contrariée, en sorte que j’étais incapable de conclure à sa chance ou à sa malchance d’être ce qu’elle était.

Pensant à elle le même soir avant de dormir, je me demandai si elle était consciente de sa singularité. Avait-elle découvert sa différence dans le regard ou l’attitude des autres pigeons ? Les vitrines et les glaces de la rue Bonaparte et de la rue Saint-Sulpice lui avaient-elles renvoyé l’image de son altérité ? S’en était-elle réjouie ou effrayée ? Faisait-elle un complexe de supériorité ou regrettait-elle, peut-être douloureusement, de ne pas être semblable aux autres ? Remerciait-elle ou maudissait-elle le ciel des columbidés d’avoir été distinguée de la multitude ?

Le lendemain matin, j’attendis la vieille dame qui, sitôt qu’elle parut sur la place, provoqua la descente en piqué des pigeons des deux tours de l’église Saint-Sulpice. Mais, parmi ses habituels et nombreux convives, ne figurait pas la pigeonne blanche. Elle ne parut pas non plus les jours suivants. Elle avait disparu, ce qui suscita en moi des craintes et des questions. Avait-elle fui la communauté des pigeons de Saint-Sulpice pour trouver refuge dans une communauté plus accueillante ? Des jaloux lui avaient-ils fait chèrement payer l’attention admirative et insistante que j’avais eue pour elle ? Avait-elle été enlevée par un pigeon fou amoureux venu d’un autre quartier de Paris ? Était-elle morte subitement d’une maladie aussi rare que son plumage, due à sa marginalité génétique ? Ne pouvant supporter plus longtemps la discrimination dont elle était l’objet, s’était-elle suicidée en ne s’envolant pas à l’approche d’une voiture ? Un colombophile l’avait-il capturée ? Un ornithologue ? Un vétérinaire ? Un adepte des messes noires qui l’aurait confondue avec une colombe ?

Je souffris longtemps de la disparition de la pigeonne blanche, plus encore de mon incapacité à en donner la raison, de mon impuissance à répondre aux questions que je m’étais posées à son propos. On verra que c’est bien pis quand c’est une femme qui me laisse dans les ténèbres de l’ignorance.

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