Tu tires ou tu pointes ?

À l’occasion du centième anniversaire de Gallimard, j’ai fait un tête-à-tête, dans mon émission « Aparté », avec Antoine, l’actuel patron de la maison d’édition, petit-fils du fondateur Gaston Gallimard.

Après l’enregistrement, nous avons bu un verre. Il m’a dit :

— Depuis le temps que vous posez des questions, avez-vous songé à écrire un livre sur le sujet ?

— Non.

— J’imagine un essai sur les questions, leur philosophie, leur rôle, leur technique. Qu’en pensez-vous ?

— C’est une question ou une proposition ?

— C’est une proposition en forme de question.

— Intéressant. Je vais y réfléchir.

Le week-end suivant, j’y ai si activement réfléchi que j’ai mis noir sur blanc quelques notes que voici.


Au commencement était le Verbe et le Verbe s’est fait Question.

De la Question naquirent des milliards et des milliards de questions qui engendrèrent des milliards de milliards de réponses, qui provoquèrent des milliards et des milliards de questions, qui, à leur tour… C’est pourquoi l’univers est en expansion continue.

Car il y a toujours plus de questions que de réponses.

Tant qu’il y aura ne serait-ce qu’une seule question restée sans réponse la terre continuera de tourner.

La fin du monde aura lieu le jour où ce qui restera historiquement la dernière réponse ne suscitera pas une nouvelle question.

Car la question c’est la vie.


« Là n’est pas la question ».

Réplique ou commentaire à ne jamais dire. Car, ici et là, est la question. Elle est partout. Elle foisonne, elle pullule. Elle s’insinue ou elle s’intronise. Elle dérange ou elle est attendue. Elle inquiète ou elle rassure. Elle est directe ou elle est emberlificotée. De toute façon, elle est inévitable. Nécessaire et omniprésente.

La question pousse là où il y a de l’espace et là où il y a du temps. Elle fleurit comme giroflée là où il y a de la vie et comme chrysanthème là où il y a de la mort. Les obscurantistes qui la coupent comme du chiendent la voient repousser plus drue et plus haute. Elle est inexpugnable, indéracinable.

La question est devant, derrière et à côté. Elle est en haut, jusqu’à la métaphysique, et elle est en bas, jusque dans l’organisation de la fourmilière. Elle est en-deçà et au-delà. Elle est urbi et orbi. Elle est posée et elle court. On achoppe toujours sur une question. Elle est inéluctable et incontournable.

Fuir une question, c’est renoncer à la lumière.


Le corps de l’homme n’est pas seulement fait de chair, d’os, de nerfs, de sang et d’eau. Il est fait aussi de questions. Combien ? Impossible de le savoir. Questions de génétique, de biologie, de psychologie. Savants, experts et techniciens ont déjà maîtrisé de nombreuses questions. Il en reste beaucoup d’autres. Il en restera toujours.

Tout corps vivant est fait de questions. Où se logent-elles ? Dans les articulations ? Dans les jointures ? Dans les commissures ? Dans les plis ? Là où ça se noue ou là où ça coince ? Questions de grenouilles, questions de lynx, questions de rouges-gorges, questions de chênes, questions de résédas, questions de bactéries, questions de squales, questions d’hippopotames. Et les fracassantes questions des galaxies ?

Pour mémoire : la question de Dieu.


Donc, les questions sont innombrables. Il y en a tant, elles font tellement peur qu’elles découragent parfois des vocations d’étudiant, de chercheur, de philosophe, de théologien, de psychanalyste… Trop de questions peuvent retenir des enfants de grandir. Trop de questions peuvent gâcher les derniers jours des femmes et des hommes qui s’étaient pourtant préparés à la mort avec sérénité.

C’est pourquoi l’on s’efforce de ramasser toutes les questions en deux ou trois jugées fondamentales. La célèbre phrase de Gauguin, titre de l’un de ses tableaux, en est un exemple : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? »

Réponse d’un pessimiste : Nous venons du néant, nous ne sommes rien, nous retournons au néant.

D’un croyant : Nous venons de Dieu, nous sommes des chrétiens, nous allons au Paradis.

D’un compagnon d’Ulysse : Nous venons de Troie, nous sommes des héros grecs, nous allons à Ithaque.

D’un champion cycliste : Nous venons de Briançon, nous sommes les coureurs du tour de France, nous allons à L’Alpe-d’Huez.

D’un académicien : Nous venons de l’anonymat, nous sommes des Immortels, nous allons vers l’oubli.

D’un membre du Collège de philosophie : Nous venons de chez Socrate, nous sommes des philosophes, nous ne savons pas où nous allons car, le saurions-nous, nous ne serions pas des philosophes.

Quand une question devient une scie, on la moque en la détournant. Il en est ainsi du célèbre : « to be or not to be » de Hamlet, cible des humoristes, et pas seulement des Anglais. De même « et Dieu dans tout ça ? », question attribuée à Jacques Chancel, excellente au demeurant mais victime de son succès médiatique.

Aucune question ne peut prétendre résumer ou remplacer les autres. Toutes ont droit de cité. Comme les brins d’herbe, elles sont une multitude.


Mais si je devais ne retenir qu’une seule question parce qu’à la fois ouverte et précise, allégorique et concrète, je la chiperais aux joueurs de pétanque : « Tu tires ou tu pointes ? » D’ailleurs, je l’ai posée plusieurs fois à des personnalités qui ne l’attendaient évidemment pas. La plupart marquèrent de l’embarras avant de faire des réponses souvent intéressantes parce que révélatrices de leur manière de fonctionner.

Celui qui tire va droit au but. Il ne tergiverse pas, il ne finasse pas, il frappe. Assez fort et assez juste pour dégommer l’autre, faire un carreau et prendre sa place. Le tireur aime courir des risques, il a confiance dans son adresse. Il voit juste, sa main ne tremble pas. Il est persuadé que la chance est avec lui. Il sait bien que, s’il rate, il perd la face et la partie, et que ceux qui lui conseillaient de pointer, d’employer la manière douce, ne lui pardonneront pas sa maladresse et son arrogante assurance. Mais s’il tire avec efficacité, son geste sera applaudi, son audace célébrée. Il a du panache et, de toute façon, il est convaincu que le monde appartient à ceux qui tirent, qui lancent, qui se projettent en avant, qui choisissent la vitesse et la force.

Au contraire du tireur, le pointeur parie sur la réflexion, la lenteur, l’habileté, la ruse. Il reprendra l’avantage grâce à la subtilité de son plan, au dosage dans son action de l’énergie et de la retenue, de l’élan et de la résistance. Faire rouler : telle est sa philosophie. Ce n’est pas spectaculaire, mais c’est plus sûr, surtout quand on a bien étudié le terrain et qu’il y a la place pour devancer l’autre ou le pousser légèrement. Le rouler en roulant. Le chemin est tout tracé, il suffit de le suivre. Il le suivra avec application et une maîtrise parfaite de son geste. S’il échoue, la déception sera d’autant plus grande qu’il avait choisi la prudence et qu’il n’aura même pas l’excuse de la hardiesse du tireur. Mais il est pénétré de l’idée que le monde appartient à ceux qui pointent juste, qui réfléchissent avant d’agir, qui préfèrent à la force des manières feutrées, astucieuses et contournantes.

Rares sont les personnes qui savent aussi bien pointer et tirer, et qui, selon les circonstances, se décident pour l’une ou l’autre exécution.


Créon : « Quoi ? Que dis-tu ? Quelqu’un a osé. Qui ? » Il y a toujours quelqu’un qui ose. Et il y a toujours quelqu’un qui veut savoir qui a osé. Pour le punir. Il y aura toujours une Antigone pour désobéir au roi, à l’État, à la loi, à la coutume. Surtout, il y aura toujours un Créon, roi ou gendarme, pour enquêter. À moins que ce ne soit un journaliste ou un internaute, un parent ou un voisin animé par la seule curiosité. Qui a osé ? Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre une Antigone. Ça vaut le coup de chercher.


Jeune journaliste au Marc’Aurelio, Federico Fellini y avait créé une rubrique intitulée « Mais est-ce que tu m’écoutes ? ». Succès considérable, auprès notamment des garçons et des filles de son âge. Les Italiens écoutaient si bien Fellini qu’ils s’interpellaient en se posant la question devenue une scie.


« La question ne se pose pas, il y a trop de vent. »

Boris Vian.


Bernard Pivot m’a raconté que, dans les années 60, journaliste débutant au Figaro littéraire, il avait été surpris de la coutume lancée par son confrère Jean Prasteau de se saluer le matin par un : « Comment ça va sexuellement ? » Dieu sait que le journal n’était pas porté sur la gaudriole. Sous les lambris dorés de l’hôtel particulier du rond-point des Champs-Élysées, cette question posée à brûle-pourpoint à des personnes non prévenues les laissait stupéfaites.


« Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là ? » chantait Pierre Vassiliu. Oui, chaque fois que nous croisons un homme qui nous paraît étrange par ses habits, par ses manières ou par sa conversation, nous nous demandons qui c’est celui-là ? Ou qui c’est celle-là, tellement bizarre dans sa façon d’être au monde sans être comme tout le monde ? Il en faut peu : une boucle d’oreille, un tatouage, une jupe très courte, un accent, un rire, une onomatopée, une liberté de geste ou de parole, un nom imprononçable ou un prénom baroque, pour susciter avec circonspection, voire un peu de dédain, la question identitaire.

À celui-ci, trop conforme, normal jusqu’à l’effacement, on ne demande jamais qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là ?


« Technocrates, c’est les mecs que, quand tu leur as posé une question, une fois qu’ils ont fini de répondre, tu comprends plus la question que t’as posée. »

Coluche, « L’étudiant ».


« De quoi s’agit-il ? » Le maréchal Foch interrompait ainsi ses officiers qu’il jugeait bavards et filandreux, ou ses élèves de l’École de guerre égarés dans des réponses fumeuses. La question est un rappel à la brièveté, à la clarté et à l’exactitude. Allez à l’essentiel, soyez précis sans vous noyer dans des détails superflus. À l’écoute de conférences, d’homélies, de narrations, de témoignages, d’interviews, combien de fois avons-nous eu le regret de ne pas oser en interrompre le cours par un « de quoi s’agit-il ? » qui eût claqué comme le coup de pistolet de Stendhal au milieu d’un concert.

Comment ça se présente ? Comment ça va ? Comment ça évolue ? Comment ça tourne ? Comment ça se passe ? Où ça en est ? Questions attrape-tout. La petite monnaie de la curiosité. Le ça peut aussi bien désigner une compétition sportive qu’une épidémie, une émeute, un procès, une grève ou un festival. Le ça peut être aussi du privé : des amours, un divorce, un cancer, un contrôle fiscal, un déménagement. On ne parvient pas à suivre tout le temps. On perd le fil. Alors on s’informe. On interroge un qui sait. Quoi de neuf ? Il y a du nouveau ? Tu as appris des choses ? Ça marche ? Ça roule ? Ça se complique ? Ça va comment ? On en est où ? Dans certaine campagne on dit : « Où en sommes-t-on ? »


Du poète Jules Laforgue :

« Maniaques de bonheur,

donc, que ferons-nous ? »

Nous ferons des confitures. Nous ferons des caprices. Nous ferons des romans. Nous ferons la fête. Nous ferons des crimes. Nous ferons l’amour. Nous ferons des extravagances. Nous ferons le dos rond. Nous ferons des poèmes. Nous nous ferons des illusions.

Quand l’on se pose des questions à propos du bonheur, c’est que cela ne va pas fort. Les maniaques du bonheur sont des tyrans.


— Qui t’a fait comte ? lui demanda Hugues Capet.

— Qui t’a fait roi ? lui répondit avec insolence le comte Aldebert de Périgord.

On peut hisser d’un rang la double interrogation.

— Qui t’a fait pape ? lui demande Dieu.

— Qui t’a fait Dieu ? lui répond le pape.


On attend toujours quelqu’un. Qui ? Le Messie, ta sœur, Grouchy, le livreur de pizzas, les pompiers, les missi dominici, Ulysse, le facteur, Zorro, le médecin, la pute à domicile, Roland à Roncevaux, Mireille, Marius, Martin Guerre, le colonel Chabert, l’Arlésienne, Godot, etc. Il faut toujours attendre quelqu’un. L’espérer. Le désirer. Mais qui ?


Si je faisais passer l’oral de l’ENA, je poserais aux candidats la question de Charles Trenet dans sa chanson « Une noix » : « Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix ? Qu’est-ce qu’on y voit ? » S’ils sont capables de citer quelques-unes des choses que le fou chantant y a vues, par exemple des chevaux du roi, un voilier noir, des abbés à bicyclette, le 14 juillet en fête, des reposoirs, etc., la bonne note est déjà assurée. Triomphe si, en plus, sans marquer de temps d’étonnement ou de trouble, comme si la question allait tellement de soi qu’ils en avaient préparé la réponse, ils sortent et étalent devant moi un peu du bric-à-brac de leur imaginaire.


Suis-je le père de cet enfant ? Ma fille a-t-elle raison de m’appeler papa ? Curieux que mon fils me ressemble si peu, vous ne trouvez pas ? Le doute s’installe dans l’esprit du père. Il est taraudé par « la question de la paternité ». Comment être sûr ? Comment savoir ? Les progrès de la biologie lui permettent d’entreprendre une « recherche en paternité ». L’ADN répondra. Le sien et celui de l’enfant. Un « test de paternité » établira avec certitude la filiation. Si celle-ci n’existe pas, il se peut que le courrier du laboratoire soit la première pièce à verser au dossier d’un drame familial.

La conquête par les femmes du libre usage de leur corps a eu pour conséquence de rendre les pères incertains de l’être. Ils ont de moins en moins de garantie sur la contribution de leur semence à des fécondations que les mères leur ont attribuées. C’est pourquoi la question « est-ce moi le père ? » sera dans l’avenir une question à succès.

Il est possible de procéder autrement que par des tests ADN. C’est du moins ce que prétend un humoriste. Il raconte qu’un père de huit enfants, après les avoir réunis, leur a dit : « Je sais que l’un de vous n’est pas de moi. J’attends qu’il se dénonce. »


Jean-Manuel T., collaborateur d’Antoine Gallimard, l’un des responsables du département des essais, m’a téléphoné pour me proposer un rendez-vous. Nous parlerons de ce livre sur la question dont son patron a eu l’idée. Il a des questions à me poser. Moi aussi.

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