Une nouvelle femme me donne le bras. Elle s’appelle Manon. C’est ma seconde Manon. Divorcée, quarante-huit ans, deux grands enfants. Elle est experte en Art nouveau. Elle a organisé récemment, au musée d’Orsay, une exposition sur Jacques Gruber. Elle est épatante. À mes questions elle apporte des réponses qui sont comme des fleurs, des bijoux, des opalines ou des photophores (on voit que je suis très amoureux). Oubliées les pages sombres que j’ai écrites sur la vieillesse et sur mon père. Je vivais seul. Être dans la situation de ne poser des questions qu’à soi ne vaut rien. J’aurai bientôt soixante ans et je suis jeune. À soixante-dix, soixante-quinze, je le serai encore.
Il n’est pas dans mon intention de réfréner ma questionnite. Quelle idiotie d’avoir envisagé cela ! J’aurais l’impression de vivre à côté de moi. De m’être vidé de la moitié de mon sang. Ce qui pourrait passer pour de la sagesse ne serait qu’une prudence ou une infirmité de l’âge. De même il serait mutilant de renoncer à mes questions bébêtes mais délicieuses de tous les jours : à quoi tu penses ? Tu m’aimes ? etc. Elles sont dans ma nature. Elles témoignent de la juvénilité de mon comportement. Les abandonner pour faire sérieux, pour être conforme à mon âge, non, merci.
D’ailleurs, graves ou puériles, Manon 2 adore mes questions. Elle dit que ce sont des portemanteaux auxquels nous accrochons notre nostalgie, notre impudeur ou nos utopies, ou de petites bougies semblables à celles que les Lyonnais disposent sur leurs balcons, la nuit de la fête des Lumières, les nôtres éclairant les zigzags de nos parcours. Une petite voix me chuchote que la plupart des femmes, à nos débuts, recevaient mes questions avec satisfaction et entrain. C’est avec le temps qu’elles s’en lassaient, puis s’en irritaient, enfin s’en détournaient. Pourquoi Manon 2 ne ferait-elle pas de même ? Et pourquoi, je rétorque, ne serait-elle pas ma première compagne à m’aimer durablement en dépit de mes questions ou, peut-être, grâce à mes questions ? Sainte Manon 2, la réponse toujours avenante, l’explication intelligente, la parole jamais dilatoire, la repartie chaque fois piquante ou caressante, et ainsi pendant des années et des années, jusqu’à l’ultime question murmurée dans mon dernier souffle ? Je suis très optimiste. Plus que précédemment ? Avec plus de certitude ? Manon 2 plus solide que Manon 1 et les autres ? Plus joueuse ? Moins cachottière ? Plus… Tu m’embêtes, à la fin, avec tes questions !
Un soir, après l’amour, elle m’a proposé de mettre sur le lit — transposition de l’expression métaphorique « mettre sur la table » — toutes nos envies culturelles.
— Voyons, quels sont les musées que je ne connais pas et que j’aimerais visiter, a-t-elle dit. Les tableaux que je n’ai jamais vus ?
— Dans le monde entier ?
— Oui, bien sûr. J’en ferai la liste. Et toi ?
— Les villes dans lesquelles je ne me suis promené que par procuration, dans les films ou à la télé.
— Il y a des villes et des musées qui coïncideront.
— Avec aussi des restaurants très réputés.
— Et peut-être aussi des opéras ou des salles de concert.
J’ai proposé à Manon 2 un plan de visites sur dix ans. Deux villes par an. Au total, vingt. Non, pas assez. Elle a dû penser à mon âge. Trois ou quatre par an. Plus des paysages, des montagnes, des abbayes, des monastères ou des temples dissimulés dans la campagne ou dans la forêt, un ou deux déserts, quelques châteaux classés, quelques fleuves, quelques îles… Manon, la vie recommence ! Adam, l’avenir est à nous ! Exaltés, nous avons refait l’amour sur la carte du Tendre qui débordait largement du lit.
Manon 2 est une femme pleine de ressources. Elle a réfléchi à mon addiction aux questions, qui est aussi par ricochet la sienne, et m’a demandé de ne pas être seulement celle qui répond en aval, mais aussi celle qui questionne en amont. J’ai d’abord fait la moue. Une ingérence dans mon pouvoir ? Une appropriation de mon vice ? Non, c’était moins captateur et plus subtil. Elle proposait que, presque chaque jour, quand nous en aurions le temps, en préparant les repas, au dîner, avant de dormir, nous répondions ensemble à une question qui émanerait d’elle ou de moi. L’important n’était pas d’où venait la question mais ce que nous en ferions ensemble. Elle insistait sur le mot ensemble. Des questions fortes, bizarres ou décalées. Flatteuse, elle me dit que je n’avais plus rien à prouver avec les questions, mais que j’avais toujours été trop discret dans mes réponses alors que je pouvais y briller autant qu’un autre. Manon 2 me demandait de m’investir dans la conversation en la relançant plus avec des réponses qu’avec des questions. Traduction : délaisser quelque peu mon arrogance interrogatrice au profit d’une humilité raisonnante.
Ainsi j’ai fait. Au début, par amour. Ensuite par amour et par plaisir. Nous avons eu des dialogues passionnants sur des sujets très variés. Quelques exemples :
L’esprit de sacrifice à partir de la question : « Pour qui, pour quoi accepterais-tu de donner ta vie ? »
La charité : « Faut-il faire l’aumône à un mendiant obèse qui fume des cigarettes ? » (Non, cette pertinente question n’était pas de moi, mais de Manon 2.)
La mort : « À partir de quel âge les gens pensent-ils à la mort au moins une fois par jour ? »
L’hypocrisie : « Pourquoi certaines femmes tirent-elles sans cesse sur leur mini-jupe et mettent-elles leurs mains devant leur décolleté quand elles se penchent ? » (Oui, bien sûr, je suis l’auteur de cette question.)
Littérature et médecine : « Les ogres des contes peuvent-ils souffrir de la goutte, du diabète ou du cholestérol ? »
La complexité : « Dans le monde maillé d’aujourd’hui, extraordinairement compliqué, existe-t-il une décision politique, économique ou sociale, apparemment bonne, qui n’ait pas d’effets pervers ? »
La sémantique : « Est-ce une faiblesse ou un avantage de la langue française de nommer par le même mot le temps qu’il fait et le temps qui passe ? »
La lecture : « Paul Morand a-t-il raison d’avoir écrit que Balzac est lu par les vieux et Stendhal par les jeunes ? »
Le rire : « Est-ce qu’un type qui rate une marche faisait déjà rire chez les Grecs et les Romains ? Ou est-ce le cinéma muet, en particulier Charlot, qui en a fait un gag ? »
Mon métier : « Le journalisme est-il une façon d’exercer du pouvoir sans en courir ni les contraintes ni les risques ? »
Son métier : « Le succès populaire de plus en plus considérable des musées et des expositions s’explique-t-il en partie par le besoin presque physiologique du public de contempler des images fixes et silencieuses dans un monde vidéo de plus en plus oppressant, vibrionnant et bruyant ? »
La solitude électronique : « Twitter, Facebook, les mails, les textos, toute la communication instantanée n’encourage-t-elle pas le célibat et la solitude ? »
Moi, je n’ai jamais été moins solitaire. Je ne me rappelle pas avoir formé avec quiconque un couple aussi soudé et harmonieux que celui que Manon 2 et moi constituons. (Pourtant, avec Lucile, avec Douchka, ce n’était pas mal, tu as oublié ?) Nous nous devinons avant le premier regard. Nous nous flairons d’une idée à l’autre. Je me laisse aller à la sérénité. Peut-être aussi à la nonchalance. Le bonheur ne serait-il pas émollient ? Je me rends compte que je n’ai jamais posé si peu de questions à ma compagne. Comme si Manon 2 avait le pouvoir de les tarir à la source. Peut-être l’ai-je si vite et si profondément connue qu’elle a découragé chez moi l’envie d’en apprendre plus ? À moins que ce ne soit ma curiosité qui se relâche dans le confort d’un grand amour tardif.
Car je remarque que dans leur formulation mes questions sont moins questionneuses qu’avant, plus longues, plus rondes, comme si les points d’interrogation en étaient émoussés. Il arrive même qu’ils soient supprimés, mes questions devenant alors des affirmations incertaines, en déséquilibre. C’est particulièrement vrai dans nos conversations du soir, sur un sujet choisi d’un commun accord, la question retenue n’étant pas toujours la mienne. J’argumente, j’analyse, je réponds et, sous l’influence de Manon 2, mes questions deviennent rares ou sont bancales.
Bizarre, ce changement ! J’ai mis un point d’exclamation alors qu’il n’y a pas si longtemps j’aurais écrit : bizarre, ce changement ? Je ne m’interroge plus, je m’exclame. Je ne questionne plus, j’affirme. Je ne veux pas savoir, je sais.
Cette évolution m’inquiète. Je dois bien le constater : Manon 2 exerce sur moi un ascendant considérable. Avec habileté, elle me retire peu à peu les questions de la bouche. J’en viens à me demander si…
— À quoi tu penses, Adam ?
— À rien.
— Mais si, tu pensais bien à quelque chose ?
— Non, non, je t’assure.
— Ton regard était fixe, lointain, tu avais l’air très concentré, comme replié sur toi…
— Non, je te promets, je ne pensais à rien.
— Tu m’aimes ?
— Oui, bien sûr.
— Vraiment ?
— Je ne me pose même pas la question.