À quoi tu penses ?

— À quoi tu penses ?

— À rien.

Dès que ma compagne a les yeux dans le vague, je lui demande à quoi elle pense. Et, neuf fois sur dix, j’obtiens la laconique et souvent mensongère réponse du « rien ».

Pourquoi me suis-je obstiné toute ma vie amoureuse à poser cette question rituelle dont je n’ai rien à attendre puisque j’en récolte précisément un « rien » ? À son regard, à son silence, à une certaine manière d’être entrée en colloque avec elle-même, il est manifeste qu’elle n’est plus avec moi, qu’elle est ailleurs. Cette coupure ou cette fuite me contrarie. Elle s’échappe. Elle m’échappe. Où ? Pour qui ? Pour quoi ? Je veux savoir. Tout en sachant que j’aboutirai « à rien ». Ou que, si elle me fait une réponse différente, elle pourra me raconter n’importe quoi.

Mais c’est plus fort que moi. Je ne vais pas laisser plus longtemps son esprit errer dans le secret, dans des réflexions d’où je suis exclu, à moins que je n’en sois l’objet. Ce n’est l’affaire que de quelques dizaines de secondes. Beaucoup trop pour ma curiosité. Il faut que, le plus vite possible, je la ramène à moi, que je me la réapproprie, tout en espérant chaque fois obtenir une réponse sincère qui m’éclairera sur ses rêveries ou sur une pensée ou un jugement dont je faisais les frais.

— À quoi tu penses ?

— À rien.

— Mais si, tu pensais bien à quelque chose ?

— Non, je t’assure.

— Ton regard était fixe, lointain, tu avais l’air très concentré, comme repliée sur toi…

— Non, je te promets, je ne pensais à rien.

— À rien, vraiment ?

— Ou alors c’était si rapide, si fugace, si inintéressant, que je ne m’en souviens déjà plus.

— Donc, ce n’était pas tout à fait rien ?

— Si, tout comme !

— Et si tu faisais un effort pour te rappeler ce qu’il y avait quand même dans ce rien ?

— Non, arrête. Je te dis que c’était sans intérêt. Rien, c’est rien.

— Non, parfois, dans certaines circonstances, rien ce n’est pas rien.

— Eh bien, dans mon cas, navrée, rien ce n’était rien. Je ne pensais à rien. Tu veux bien qu’on parle d’autre chose ?

Le « rien » sert souvent à occulter des pensées qui, si elles étaient avouées, paraîtraient désobligeantes à l’autre. Ou bien ce sont des pensées puériles ou idiotes que l’on garde pour soi afin de ne pas se discréditer. Le « rien » est un mensonge de confort.

Cependant, j’ai connu quelques femmes qui avaient assez de vivacité d’esprit pour remplacer le « rien » par une réponse absurde sans lien avec la conversation précédente. Exemples :

— Je pensais tout à coup à la TVA sociale et je me demandais si, par les temps qui courent, elle serait bien équitable.

— Figure-toi que je pensais à Nostradamus ! Est-ce qu’il avait prévu le jour de sa mort ?

— Je pensais aux oiseaux migrateurs. Amusants, hein, les oiseaux migrateurs ? Est-ce que j’ai envie de partir ? (On notera la rouerie des deux dernières réponses dans lesquelles sont glissées des questions.)

Elles paraissaient si sincères que j’avais du mérite à ne pas les croire. Leurs réponses étaient des dérobades espiègles par lesquelles elles me signifiaient que, au vrai, elles ne pensaient pas à rien, mais qu’elles ne me feraient pas l’aveu de leurs silencieuses réflexions.

Il y eut aussi quelques femmes qui me dirent la vérité. Par un mot, par un geste que j’avais eu ou que je n’avais pas eu, par une attitude à leur égard qu’elles avaient jugée désinvolte, je les avais déçues. Ou bien elles s’ennuyaient et leur esprit s’en était allé. Ou encore elles avaient un souci dont elles avaient voulu me tenir écarté. Alors, elles lâchaient la vérité, et celle-ci, souvent, me faisait mal.

Oh, comme elle est dangereuse, cette banale question : à quoi tu penses ? C’est une mine antipersonnel dissimulée sous la mousse de la conversation.

Je m’attirai, un jour, cette réponse :

— Je pensais à mon ex. Il était insupportable. Il me demandait tout le temps : à quoi tu penses ?

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