Mettre en question la question

Mon entretien avec Jean-Manuel T., l’un des éditeurs du vaste domaine des essais chez Gallimard, a été un peu fou. Car il me posait des questions à propos de mon futur livre sur les questions ; et je lui posais des questions sur ce qu’il en attendait. Nous nous répondions par des questions, et notre façon d’y répondre était d’en soulever d’autres. Je lui ai demandé si un ouvrage sur les questions ne devrait pas être constitué que de questions. Il s’était posé la question. Il s’interrogeait et m’interrogeait sur ma capacité à prendre de la distance avec moi-même pour me poser les bonnes questions sur l’art et la technique de poser des questions. Je m’étais en effet posé la question. Je lui ai dit qu’il me serait utile qu’un expert établisse un questionnaire psycho-sociologique sur le fonctionnement des questions dans nos rapports humains. Il m’a suggéré de me poser la question de l’usage comparé des questions dans la sphère professionnelle et dans la sphère privée.

— Il faudra laisser des questions ouvertes, me dit l’éditeur.

— D’autant plus, ajoutai-je, que je ne pourrai pas répondre à toutes les questions.

— Cependant on attendra de vous que vous examiniez la question sous tous ses aspects.

— Oui, mais il est hors de question que je fasse un gros livre.

— Question de méthode ?

— Non, question de temps.

— Au fond, votre travail consistera à mettre en question la question.

— Ce qui va m’obliger, moi, le questionneur, à me mettre en question.

— Et même à vous infliger la question !

— Oh, là ! Je ne pensais pas que cette question m’entraînerait aussi loin. Je commence à me poser sérieusement des questions sur ce livre…

— Mais non, mais non… Ce n’est qu’une question de confiance. J’ai confiance en vous.

— Je peux vous poser une question ? lui demandai-je.

— Je vous en prie.

— Comment se manifeste votre confiance ?

— Par un contrat et un à-valoir, pas énorme, mais quand même…

En attendant ce contrat accompagné d’un chèque probablement bien modeste, j’ai continué de réfléchir sur mon métier d’intervieweur et de prendre des notes en réponse à mes questions.


Interviewer, c’est décider de quoi l’on va parler. C’est avoir l’initiative des mots. C’est bénéficier des privilèges du terrain et de l’offensive. Il y a du pouvoir dans cette position du premier qui parle. Il y a aussi du risque : se faire contrer d’entrée de jeu. Ce pouvoir du questionnement apparaît de moindre conséquence chez un journaliste que chez un professeur, un policier ou un DRH qui, selon les réponses qu’ils obtiennent, peuvent sanctionner, punir ou exclure. L’intervieweur lance des mots pour attraper des mots. Ce n’est qu’un jongleur, un saltimbanque de l’information. Son numéro terminé, il laisse le public juge.

Celui qui lui répond a le prestige. Il est questionné parce qu’il détient un savoir qu’il va transmettre. C’est lui que l’on lit ou que l’on écoute, c’est pour lui que l’on est attentif. Ses réponses font avancer le schmilblick, nom donné par Pierre Dac à la connaissance. Peut-être ses propos seront-ils cités, reproduits ou commentés ? Il espère retirer de l’entretien de la sympathie, de la confiance, de la notoriété. S’il est en campagne pour une élection ou « en promo » pour un livre, un film, un disque, un concert, etc., il compte bien que ce sera « payant » ou « très porteur ».

À la télévision, des inconnus sont ravis d’exposer leur intimité à la curiosité vorace de la foule. Les voilà célèbres dans leur quartier ou leur village pendant quelques jours. Comme des grands ils ont répondu publiquement à des questions. Ils ont appartenu durant quelques minutes à un autre monde, les nantis de la parole.

Ce n’est pas le journaliste ou l’animateur qui, avec ses questions, change tant soit peu le cours naturel des choses, c’est la personne qui lui répond. Accepter d’être interviewé, c’est avoir l’ambition d’ajouter à l’opinion publique ou à la culture générale. Des philosophes pensent que la question est plus importante que la réponse. Les journalistes et les animateurs qui croient cela doivent faire soigner leur ego.


Chacun a sa manière d’interviewer comme chacun a sa façon d’écrire. On a préparé des questions, on les a classées selon un plan qui paraît logique ou astucieux. Il arrive heureusement que des réponses inattendues viennent perturber le scénario et entraînent le journaliste sur des chemins non balisés. Il est tout aussi important pour lui de savoir écouter que de savoir parler. La réactivité aux réponses est une qualité nécessaire. Il est bien que l’interview ressemble à s’y tromper au naturel d’une conversation, même si le sujet en est la transgenèse des céréales ou les mentalités et croyances dans la Puisaye du haut Moyen Âge. Ne pas craindre d’être ou de paraître naïf, ému, passionné, amusé, étonné, voire scandalisé, aux yeux de l’interviewé. Il se sentira ainsi conforté pendant sa performance oratoire et encouragé à lâcher plus de confidences.


Interviewer, c’est tenter de dérober son miel à un apiculteur.

Une interview, c’est un bouche-à-bouche pour du bouche à oreille.


L’interview moins rare qu’on pourrait le croire : un auteur questionné sur le livre qu’il n’a pas écrit par un journaliste qui ne l’a pas lu.


Le temps de l’interview conditionne sa forme. On n’interroge pas pendant une heure — c’est la durée d’« Aparté » — comme on interroge quand on ne dispose que de cinq ou dix minutes.

Conseils. Commencer les longs entretiens, pour la presse écrite comme pour l’audiovisuel, en douceur, avec humour, dans la décontraction et la séduction. Apprivoiser, mettre en confiance, rassurer, et même, si l’on voit l’autre en face méfiant ou coincé, le flatter. Pas trop, un peu, juste ce qu’il faut pour le dénouer, lui insuffler de l’énergie et de l’assurance.

Puisqu’on a le temps, comme au football, passer par les ailes. Élargir la perspective. Donner de l’air. Puis, centrer devant ou en retrait, reprendre de volée, décocher les questions au but qu’on a préparées et qui justifient le bien-fondé de l’interview. On peut ensuite soit, dans une stratégie offensive, continuer d’occuper le terrain dans sa partie la plus sensible, soit, telle une digression, repartir par les ailes pour redonner une certaine légèreté à l’entretien avant la dramaturgie finale.

Quant à l’interview de quelques minutes, elle ne peut être qu’une série de tirs au but.


À la radio et à la télévision, les silences sont coupés au montage. Dommage ! Parfois, ils en disent beaucoup. En direct, l’éloquence de certains silences.


Pourquoi ? Toujours « pourquoi » ? Le mot le plus utilisé dans les questions. On veut toujours savoir pourquoi. Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? Pourquoi lui ? Pourquoi pas nous ? Pourquoi demain ? Pourquoi jamais ? Pourquoi ici ? Pourquoi pas là ? Pourquoi oui ? Pourquoi non ? Pourquoi faut-il… ? Expliquez-nous pourquoi. Ça va du philosophique « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » au prosaïque « Pourquoi es-tu en retard ? »

Pourquoi le savoir ? Pour savoir pourquoi.


Dans les régimes autoritaires, les sociétés oppressives, les religions tyranniques, le mot pourquoi est si craint et haï qu’il est interdit. Les lanceurs de pourquoi sont des héros et des martyrs. Primo Levi raconte dans Si c’est un homme qu’à Auschwitz il demanda à un gardien pourquoi il lui interdisait de prendre dehors un glaçon pour étancher sa soif. « Warum ? — Hier ist kein warum » (Pourquoi ? — Ici il n’y a pas de pourquoi), répondit le SS.


On ne dit plus « plaît-il ? » quand l’on n’a pas entendu ou pas compris. « Quésaco ? » pour exprimer son étonnement ou sa méconnaissance est trop familier. « Quid ? » est désuet. J’emploie l’expression interrogative « c’est-à-dire ? » Elle va pour tout. Lorsque la réponse me paraît obscure, incomplète ou relevant de la langue de bois, je relance par un simple « c’est-à-dire ? » Lorsque, ça arrive, la réponse me surprend, me déstabilise et que je cherche à gagner du temps pour recouvrer la pleine maîtrise de la conversation, « c’est-à-dire ? » est une discrète bouée de sauvetage.

« Mais encore ? » n’est pas mal non plus.

Ou, tout simplement, « pardon ? »


D’un intervieweur la notoriété a fait de moi un interviewé. Je déteste ça. Je prête à mes confrères journalistes les ruses ou les audaces dont je sais user dans le même exercice. Leurs ficelles délient les miennes, mes questions sont banalisées par les leurs. De même que Groucho Marx refusait d’entrer dans un club qui se serait abaissé en l’admettant, je juge qu’être l’interviewé — et, à travers moi, tous les journalistes et animateurs de l’audiovisuel — retire du prestige à l’art de l’interview. Je suis invité en quelque sorte à déprécier mon métier. Modestie ou orgueil ? Ni l’une ni l’autre. Une juste appréciation de mes intérêts professionnels. Trop d’interviews tuent l’interview. Trop d’interviewés discréditent les interviewés. Et les intervieweurs.


Un jour, je fus invité à un débat télévisé sur le thème « Prêt-à-porter ou haute couture ? ». J’avais fait de longs entretiens avec les grands créateurs de mode : Givenchy, Saint Laurent, Ungaro, Lagerfeld, Lacroix, Galliano, etc. La productrice de l’émission avait jugé utile d’avoir mon témoignage. Dans un moment de faiblesse ou de vanité j’avais accepté. Je le regrettai dès que je fus assis sur le plateau du direct. Qu’est-ce que je foutais là, coincé entre la critique de mode du Figaro et le patron de Zara pour la France ? Mon boulot était de poser des questions, pas d’apporter des réponses. Je regardais avec envie le fauteuil de l’animateur. C’était là que je serais efficace et que j’aurais du plaisir, alors qu’à la place que j’occupais j’étais à contre-emploi. J’éprouvais le désagréable sentiment d’être un imposteur. Adam, pourquoi t’es-tu fourvoyé ?

À un certain moment, l’animateur me demanda quel était le créateur de mode qui m’avait le plus impressionné. Certain que j’allais dire des platitudes, me réfugier derrière des clichés — le prêt-à-porter de la conversation —, je répondis que mon opinion était sans importance, mais que, profitant de la présence de Karl Lagerfeld, je voulais lui demander pourquoi un homme de sa culture, de sa créativité, de sa stature, acceptait de se commettre parfois dans des émissions racoleuses ou ringardes.

La conversation s’étant longuement égarée, l’animateur éprouva bien des difficultés à la ramener sur les chiffons industriels et élitaires. Sitôt l’émission terminée, il fondit sur moi avec fureur. Je le priai de m’excuser. Contre le naturel, voyez-vous, cher confrère, on ne peut rien… Je ne fus pas réinvité. Tant mieux.


Je proposerai à Jean-Manuel T. d’intituler mon livre Oui, mais quelle est la question ?, et de mettre en épigraphe la célèbre boutade de Woody Allen : « La réponse est oui. Mais quelle était la question ? » Conjuguée chez lui à l’imparfait, sa question je la mettrai au présent. « Quelle était la question ? » ne relève plus que de l’histoire, alors que « quelle est la question ? » est intemporel. La question est toujours vivante, elle est ouverte, illimitée, énigmatique, prosaïque ou métaphysique, scientifique ou romanesque. Au présent, la question a l’avenir en elle.

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