Le repas de noces, après l’église et la mairie, eut lieu dans une auberge sur une route nationale[94]. La rapidité avec laquelle Martine avait fait son choix parmi tous les restaurants laissait supposer qu’il y avait belle lurette[95] que ce choix était fait. En effet, un jour que Ginette avait emmené Martine dans cette auberge, encore bien avant que celle-ci n’eût rencontré Daniel sous les arcades, Martine s’en était dit qu’elle aurait aimé revenir ici pour le repas de ses noces avec Daniel.
Une maison pimpante neuve, en plein sur la nationale. Les voitures arrivaient l’une après l’autre et se garaient dans une sorte de cour. La quatre-chevaux des jeunes mariés, cadeau de M. Donelle père, était déjà là. Puis est arrivé le car avec les amies de Cécile, des dactylos et des étudiants de École d’Horticulture, des copains de Daniel. Le père de Daniel descendait de sa vieille Citroën[96] familiale, accompagnée de Dominique, la sœur de Daniel et les deux enfants de celle-ci… Le nez en l’air, M. Donelle se mit au milieu de la route pour regarder l’auberge. Il était grand, maigre, courbé comme la première moitié d’une parenthèse, la poitrine rentrée, habillé de vêtements flottants, foncés, comme pour un enterrement.
— Imaginez-vous, criait-il, que cette maison m’intéresse ! Ravi d’y venir… Depuis le temps que je passe devant quand je vais à Paris… Une vieille, brave maison. Et comme enseigne, c’est trouvé ! « Au coin du bois… »
— Papa, tu vas te faire renverser par une voiture à rester au milieu de la route…
Dominique, sa fille, lui ressemblait, grande et un peu voûtée, avec une lourde chevelure noire, mais probablement aussi réservée que son père était bavard.
M’man Donzert et M. Georges, le pharmacien et la pharmacienne arrivèrent aussi. M’man Donzert, très excitée, traversa la salle pour aller au jardin : on mangeait dehors.
— Les enfants sont déjà là, monsieur Donelle, j’ai vu leur voiture, un petit bijou… Je me dépêche, j’aimerais voir comment cela se passe pour le déjeuner…
— Tout est en ordre, Madame, vous serez satisfaite, et la jeune mariée aussi, dit le patron qui se tenait au milieu de la salle et saluait les invités.
La salle était sombre et fraîche. Le patron salua très bas Mme Denise, impeccable avec ses cheveux blancs et sa robe de chez Dior[97], accompagnée de son ami, un ancien coureur d’auto. Sa voiture blanche, décapotable, était une merveille. Mme Denise avait pris dans leur voiture Ginette et son petit garçon Richard. Ginette habillée de couleurs pastel, était tout poudre de riz, crèmes et parfums.
Au fond de la salle il y avait une porte qui menait au jardin. C’était là qu’était dressée la table.
Le repas fut excellent, mieux que ça, succulent, abondant. On était quelque chose comme quarante à table… Il faisait une chaleur ! M’man Donzert avait enlevé ses chaussures sous la table, clandestinement. Les jeunes filles et les jeunes gens s’étaient sauvés dans la salle fraîche, avant la bombe glacée[98] et les fruits : on allait les servir à l’intérieur… En attendant ils faisaient marcher le pick-up. L’ombre de la maison recouvrait maintenant un tiers du jardin, les trois garçons qui servaient à table avaient installé dans cette ombre des transatlantiques[99], des tables, et l’on pouvait un peu se reposer après le repas dans la fraîcheur, avec café et alcools…
Mme Denise était très contente de sa journée, elle avait eu bien raison de faire ce geste, d’assister au mariage d’une gentille employée, et elle ne s’était guère attendue à y trouver un homme aussi distingué que M. Donelle. La sœur du marié n’était pas mal non plus. Sans parler du repas ! Daniel était certainement un garçon bien élevé, un peu intimidant même… Assez attirant.
— Vous avez un beau métier, monsieur Donelle… dit-elle au père de Daniel, sirotant un café délicieux.
— C’est un métier qu’on a chez nous dans le sang, Madame… Daniel et ses cousins sont la quatrième génération des Donelle rosiéristes…
— Rosiériste de père en fils… quand on est quelque chose de père en fils, monsieur Donelle, on est aristocrate, dit-elle. Et votre fils va continuer cette lignée aristocratique ?
— Aristocratique ? M. Donelle regarda Mme Denise avec un petit sourire. Il y a eu quelques horticulteurs qui ont appartenu à la noblesse, mais ils ont perdu leurs prérogatives de gentilshommes parce qu’ils se sont mis dans le négoce[100]. Mais les dynasties de rosiéristes ne possèdent ni titres, ni particules…[101] Notre Gotha[102] c’est celui des Roses ou — ne soyons pas trop ambitieux ! — notre « who is who » des roses…
Mme Denise ressentit une surprise agréable : cet homme parlait l’anglais…
— L’antiquité, Madame, nous a transmis peut-être une dizaine de variétés de roses décrites… aujourd’hui nous en avons quelque chose comme vingt mille. Il y a des hommes qui ont donné leur vie à l’obtention de roses nouvelles… Ce sont des créateurs et mon père en était un… Chaque rose nouvelle est portée sur un registre, sur un catalogue avec son nom à côté du nom de celui qui l’a créée, et la date de sa création.
— C’est inouï ! s’exclama Mme Denise.
— Et vous dites qu’à ce jour il y a vingt mille roses enregistrées ? demanda le pharmacien.
— Mais oui, Monsieur, et on lit le nom de Donelle assez souvent à côté du nom de la rose… Mon père en a créé un grand nombre, il a obtenu beaucoup de prix. C’était un maître en matière d’hybridation… il n’a jamais fait d’études spéciales et pourtant au Congrès International de Génétique il a été très écouté… Daniel tient de son grand-père, mais c’est un scientifique. Il veut créer les roses nouvelles scientifiquement. On verra bien… C’est chez lui une passion telle qu’à la place de Martine, j’en serais jalouse…
Les garçons apportaient du Champagne. Cette noce était décidément réussie. Dans la salle on s’amusait beaucoup, il en venait des rires et des cris et des applaudissements. On dansait une java[103]. Le patron lui-même était entré dans la danse. Il s’était permis d’inviter la jeune mariée.
— C’est vraiment épatant chez vous… dit Martine en dansant.
— Il n’y tient qu’à vous[104], Mademoiselle, pardon, Madame, d’y revenir aussi souvent que possible.
— Certainement, Monsieur… Mais on ne se marie pas tous les jours. Je vous suis très reconnaissante, à vous et Ginette, d’avoir si bien fait les choses.
La java s’arrêta et les jeunes crièrent d’un seul cœur : « Assez ! » et ensemble : « Cha-cha-cha ![105] Cha-cha-cha !.. »
Martine retourna dans les bras de Daniel, qui attendait les mains dans les poches et s’amusait beaucoup à regarder les autres faire les fous[106].
— C’est drôle, dit Martine : les maris ne savent jamais danser. C’est-il que[107] les bons danseurs ne se marient pas ?
— Je te comprendrais aussi bien, mon cœur, si tu disais : est-ce que les bons danseurs ne se marient pas ? Qu’est-ce qu’on vous apprend à votre Institut de Beauté ?…
— N’empêche que tu danses comme un pied ![108]
— Très juste ! Je t’aime, ma fée, ma danseuse. Si on partait tout de suite… J’ai vu que la porte derrière les lavabos donne sur le large[109]…
Personne ne semblait avoir vu leur disparition. Le pick-up continuait à s’époumoner. Tout le monde avait trop mangé, trop bu…
Les départs commençaient à s’organiser. Mme Donzert remerciait l’ami de Daniel qui voulait bien les ramener à Paris. Lé pharmacien partait maintenant dans l’autre sens, il rentrait au village.
— On a passé une belle journée… — Mme Denise montait dans la voiture de son ami.
Il ne restait devant l’auberge que la vieille Citroën de M. Donelle.