XXVII. LE CRI DU COQ

Daniel roulait vers la maison de Martine et pensait à elle… Y a-t-il des passions anachroniques ?… Lorsque jadis, Daniel avait amené Martine pour la première fois dans une chambre d’hôtel, il avait senti s’ouvrir devant lui l’abîme d’une passion profonde comme une forêt la nuit. Martine se tenait à l’orée de cette sombre forêt, y attirant le voyageur. Daniel l’y avait suivie : c’était un homme. Au XXe siècle, on ne croit pas aux fantômes. Daniel était un scientifique, mais un scientifique romanesque. Avec Martine il croyait s’aventurer dans un pays mystérieux. Ce n’était pas là une passion préfabriquée, en matière plastique, elle avait quelque chose d’éternel, d’unique. Daniel n’était pas un homme moyen, c’était un paysan et un chevalier, il aimait le durable et l’héroïque. Il se maria avec Martine et aussitôt ce fut comme un cri de coq à l’aube, comme un signe de croix devant les diableries : tout se dissipa et prit des formes connues et quotidiennes. Martine, sa femme, n’était qu’une affreuse petite bourgeoise, sèche, égoïste. Avec des désirs en matière plastique et des rêves en nylon. Ginette avait raison, Martine était sèche et n’avait de passion que pour son propre confort. Ginette disait encore que si Martine perdait sa beauté c’était que son manque de cœur, commençait à percer… sûr qu’elle n’avait pas de cœur, autrement elle aurait senti que Daniel la trompait.

C’était cela ou à peu près ce que disait Daniel dans sa voiture… Dans huit jours il s’embarquait pour New York, et il comptait rester aux États-unis un an ou plus, pour confronter leurs méthodes de culture des rosiers avec celles de France. M. Donelle père se faisait vieux, il fallait que Daniel se dépêchât de faire ce voyage, tant qu’il pouvait encore s’absenter. Un Donelle des Établissements Donelle ne pouvait qu’être bien reçu par les rosiéristes du monde entier, mais Daniel Donelle s’était déjà fait lui-même connaître par des travaux remarquables dans le domaine de la génétique, et c’était une des plus grandes firmes productrices de rosiers en Californie qui lui avait proposé d’entrer chez elle comme chargé de recherches et hybrideur[273].

Daniel imaginait mal comment Martine allait prendre la nouvelle de son départ. Il ne lui annoncerait qu’un court voyage, qu’un aller et retour, c’était plus prudent… Il aurait pu partir sans prendre congé d’elle[274], mais cela ne ressemblerait-il pas à une fuite ? Avec Martine on ne pouvait jamais savoir… Elle pouvait aussi bien simplement dire « Tiens, tu pars… » et passer à autre chose, comme elle était capable de déclarer : « Je ne te laisserais pas partir… » ou « Je partirai avec toi… » Cette dernière variante n’était pas à craindre, Martine n’avait ni passeport, ni visa…

Il arrêta la voiture devant la maison de Martine. Il était si fatigué qu’il se résigna, cette fois-ci, à prendre cet ascenseur coffre-fort qui lui faisait toujours peur. Il pouvait être onze heures du soir, Martine n’était probablement pas encore rentrée de son bridge quotidien… A moins qu’il ne trouvât une foule de bridgeurs chez elle !

Daniel ouvrit avec sa clef. Il y avait de la lumière sous la porte de la chambre à droite ; à gauche, la porte de la cuisine éclairée était ouverte. Daniel appela : « Martine ! » et entra dans la chambre. Il y régnait un étrange désordre, des vêtements épars sur le tapis, les couvertures défaites… Martine sortait de la salle de bains, en chemise de nuit, décoiffée, hagarde…

— Qu’est-ce qui se passe ? — Daniel étonné regardait cette Martine inhabituelle.

— Je suis malade. — Martine s’affala sur le lit.

— Qu’est-ce que tu as ? Où as-tu mal ?

— Le foie, je crois…

— Mais couche-toi sous les couvertures, comme il faut !.. Tu veux quelque chose ? Une bouillotte ?

Martine voulait n’importe quoi ; pourvu que Daniel s’occupât d’elle.

Il lui apporta la bouillotte, arrangea la couverture défaite, ramassa les vêtements.

— Tu as pris la température ? Tu ne veux vraiment pas de médecin ? demandait Daniel.

Peut-être l’aimait-il encore ?… Peut-être ne la trompait-il pas avec Ginette ? La chaleur de la bouillotte remplissait le corps de Martine d’un bien-être qui lui remontait au cœur. Daniel s’émut lorsqu’il vit les larmes couler sur les joues de Martine :

— Tu as toujours mal, petite perdue ?

— Non, c’est parce que j’ai moins mal…

Daniel compréhensif hocha la tête :

— Une saleté, ces crises hépatiques… Je vais te faire une tisane[275].

Le soir, Daniel, de crainte que la nouvelle de son départ ne mît en mouvement le foie de Martine, ne lui parla de rien. Mais le matin, elle se leva comme d’habitude à sept heures… Doucement, sans ouvrir les doubles rideaux, pour laisser Daniel dormir encore un moment, pendant qu’elle s’habillerait dans la salle de bains, qu’elle préparerait le petit déjeuner… Daniel ne dormait pas, il se disait que maintenant il lui faudrait parler de son voyage, l’embrasser avant de partir… Pauvre Martinot…

Martine disposait sur la table de cuisine les tasses du petit déjeuner, la cafetière, le sucrier… les tasses qui avaient des anses si courtes que Daniel avait laissé échapper la sienne le jour même où Martine les avait achetées.

Daniel tenait des deux mains sa tasse sans anse. Comme Martine l’aimait ainsi, le matin, dans son pyjama fripé, soufflant sur son café bouillant, pendant qu’elle lui faisait des tartines…

— Tu vas mieux, ma vieille ?

Elle allait bien, un peu de faiblesse dans les jambes. Les traits tirés, les yeux battus.

— Tu as des yeux !.. dit Daniel. Ta nouvelle coiffure te va bien, ajouta-t-il admiratif, mais tout te va… Je n’ai pas pensé te dire hier… tu étais malade… Je pars pour les États-unis pour un voyage d’études.

— Pour longtemps ? — Martine posa Une tartine dans l’assiette de Daniel.

— Je ne sais pas.

— Tu pars seul ?

— Mais oui… — Daniel était un peu étonné par celte question. — Je ne pars pas avec une délégation, c’est une invitation personnelle qui m’a été faite. Une firme californienne…

Martine n’avait pas pensé à une délégation, mais à Ginette. Clairement il n’en était rien, Daniel partait seul.

— Quand pars-tu ? — Martine prenait son café tranquillement.

— Après-demain… Le train pour Le Havre[276] part assez tôt, j’irai directement à la gare, de la ferme. On s’embrassera aujourd’hui. As-tu ce qu’il faut pour la traite de la voiture ? Je t’ai amené un peu d’argent…

— Ça me rendra service…

Martine ne lui dit pas qu’elle n’avait pas le premier sou[277] ni pour la voiture, ni pour le reste. Elle était si profondément endettée qu’elle ne voyait absolument aucune issue, à bout de souffles et de ressources[278]. C’était un gouffre, le crédit. Avec le crédit, on croit toujours pouvoir y arriver, on se croit riche. Quand on ne l’est pas.

Daniel partit tranquillisé. Martine l’avait embrassé et lui avait dit :

— Va… Ne m’oublie pas. Si tu m’oubliais, gare à toi[279] ! Et que Dieu te garde…

Un peu solennelle. Cela lui arrivait parfois.

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