XV. LE MERVEILLEUX D’UN MATELAS À RESSORTS

C’était ridicule que d’être mariés et de vivre séparément. Martine rêvait à leur appartement. Daniel aimait mieux ne pas y penser, ne pas en parler. Puisqu’ils devaient habiter la ferme… Il faudra que j’abandonne mon travail ? disait Martine. Tu t’occuperas des roses… Alors Martine se taisait. Souvent cela tournait à la dispute. En attendant, M. Georges, M’man Donzert et Cécile payaient leur cadeau de mariage. L’appartement se profilait dans l’avenir. Les roses n’y poussaient pas. Daniel et Martine s’aimaient, se cherchaient…

D’ailleurs, juste maintenant, avec ou sans appartement, Daniel était obligé de rester à Versailles, au foyer de École d’Horticulture, il travaillait comme un damné et n’avait pas le temps pour le va-et-vient entre Paris et Versailles. Et Martine ne pouvait pas laisser tomber son Institut de Beauté[149], il fallait bien travailler, le mariage n’avait pas augmenté les mensualités que M. Donelle — envoyait à son fils.

Il y avait une autre raison pour laquelle Martine aimait ne pas abandonner juste maintenant M’man Donzert. En rentrant de la ferme-roseraie, elle était tombée en plein dans le drame : Cécile avait rompu avec Jacques. Personne n’arrivait à en démêler les raisons. Peut-être n’était-ce qu’une brouille d’amoureux ? Peut-être que cela allait s’arranger ? « Oh, il ne m’aime pas…. », disait Cécile d’une voix lasse.

— Tu as peut-être appris que Jacques te trompait ? demanda Martine lorsqu’elles étaient seules dans leur chambre.

Cécile secoua la tête : non, ce n’était pas ça. Et soudain elle se mit à parler, à vider son cœur. C’était compliqué, elle avait toujours tout compliqué elle-même. En réalité elle n’avait pas envie de quitter M’man Donzert, la maison, quoi… Elle y était si bien. Qu’est-ce qu’elle aurait eu en se mariant avec Jacques ? Jacques vit chez ses parents, des ouvriers, il n’a même pas de chambre à lui. Il aurait fallu coucher dans la salle à manger… dans un appartement sans salle de bains, avec les cabinets dans l’escalier…[150] Jacques avait beau gagner sa vie, ils n’auraient pas eu de quoi acheter un appartement.

Martine était devenue toute pâle :

— Alors, c’est moi qui ai détruit ton mariage, Cécile ? L’appartement que vous m’avez donné, il aurait pu être à toi… C’est trop affreux !

— Non ! non, non !.. cria Cécile, je n’en veux pas de ton appartement. C’est moi qui ai tout fait pour qu’on te le donne. Si je l’avais, je serais obligée de me marier avec Jacques. Je ne veux pas me marier avec Jacques. Je ne l’aime pas ! Il allait encore à peu près comme fiancé, mais comme mari — jamais ! Martine, surtout ne me donne pas ton appartement, tu m’obligerais à me marier. Je ne veux pas me marier !

Cécile éclata en sanglots et tomba au cou de Martine. Elles pleuraient toutes les deux.

— Qu’est-ce que tu veux, qu’est-ce que tu veux vraiment, ma chérie ? chuchotait Martine.

— Ah ! mais tu sais bien comment je suis ! C’est plus facile de ne pas me marier, de rester ici avec Maman, avec toi et M. Georges, que de me marier…

— Alors ? — M’man Donzert était à la cuisine. — Martine tu as pleuré ! Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Oh, rien… Que Jacques ne l’aimait pas. Qu’elle ne l’aimait pas… Ça fait triste. Vous nous ferez bien une petite tasse de chocolat, M’man Donzert ? Cécile se repose, je vais la lui porter.

M’man Donzert sortait le chocolat du placard.

— Je ne tenais pas à ce que Cécile épouse un ouvrier[151] et je n’aime pas Jacques. Mais j’aime encore mieux en passer par Jacques que de la voir recommencer des fiançailles. Elle va bientôt avoir vingt-trois ans, ça ne paraît pas, mais le temps passe. Fais quelque chose, Martine…

— Cécile est trop bien ici… Il faudra lui trouver un homme paternel qui l’emporte dans ses bras à un endroit fin prêt pour la recevoir… Alors peut-être se décidera-t-elle.

C’était un lundi, jour libre pour la famille. Ils allèrent ensemble au cinéma, à l’heure creuse[152] avant le dîner, comme jadis, avant la rencontre avec Daniel, avant la rupture avec Jacques, quand tout était tranquille.

— Dépêchez-vous, Mesdames…

M. Georges vérifia que l’électricité était éteinte partout et qu’il avait bien ses clefs.

Le cinéma était désert, le film quelconque… Ça ne fait rien, la vie en couleurs tendres vous changeait les idées. « J’ai bien ri… » dit Cécile sur le chemin de retour, et tout le monde était content que Cécile eût ri. A la maison le couvert était mis : M’man Donzert mettait le couvert avant de partir, cela faisait accueillant en rentrant. Il y avait du vol-au-vent[153] ce soir, Cécile aimait le vol-au-vent, l’appétit revenait.

Vint l’heure de se mettre au lit… Cécile couchée sur le dos, le visage plein de crème, essayait de ne pas salir la taie d’oreiller. Martine revenue de la salle de bains passait sa chemise de nuit :

— J’ai pensé dans mon bain… dit-elle, se glissant dans les draps, — au fond, le jour où je m’en irai, ton mari pourrait coucher à ma place… Comme ça, il n’y aurait rien de changé.

— Oh, non ! Jacques, c’est fini. Et puis, maman ne l’aime pas. Il ne va pas du tout avec le genre de la maison[154].

— Alors… pas de Jacques.

Martine tourna le bouton de la radio qui éleva la voix. Puis au bout d’un moment elle la lui baissa.

— Cécile… Tu ne dors pas ? Qu’est-ce que tu penses de M. Genesc, tu sais celui que Mme Denise a amené avec elle, au bar rue de la Paix… quand nous sommes rentrés de la ferme… Un homme pas grand… il est quelque chose dans une usine de matières plastiques…

Cécile ne répondait pas, et Martine croyait déjà qu’elle dormait, quand elle entendit sa voix rêveuse :

— Cela ne serait pas pour me déplaire… les matières plastiques…

Martine n’arrivait pas à s’endormir. Les aveux de Cécile, lorsqu’elle avait compris le rôle que pouvait jouer un appartement… Tout l’échafaudage de ses rêves avait failli s’écrouler autour d’elle ! Si Cécile avait tenu à Jacques…[155] Heureusement, non, elle n’y tenait pas. Martine pouvait garder son appartement et ses rêves sans remords. Mais elle avait envie que Cécile se mariât.

Martine passa à ses songes familiers : elle ne pouvait pas se décider pour le lit… un matelas à ressorts, c’est entendu, mais de quelle marque ? Il y avait aussi la question de la toile : à ramages, c’est entendu… mais blanc sur gris, ou bleu ciel et gris ? Martine se tourmentait. Il fallait que Daniel se dépêchât de gagner sa vie. On achèterait tout à crédit. Martine était tout à fait décidée de ne pas aller s’enterrer à la ferme du père Donelle. Daniel devait se faire « paysagiste », puisque, à son école, il y avait un cours spécial pour la création des parcs et jardins… Il « paysagerait » les propriétés de gens riches et gagnerait beaucoup d’argent.

C’est très joli, la rose à parfum, mais Martine était finalement de l’avis du père de Daniel. Cela pouvait devenir plus coûteux que la Bourse ou les cartes. Elle espérait bien que la passion de Daniel se tasserait, il ne fallait pas le brusquer.

Daniel l’attendait dans la quatre-chevaux, devant la porte de l’immeuble :

— Tu vas bien ?

— Et toi ?

Ils ne s’embrassaient pas, ils se regardaient, Martine assise à côté de Daniel, Daniel ne démarrant pas. C’est à peine s’ils se parlaient avant d’arriver à cet hôtel où ils avaient pris l’habitude d’aller quand Daniel venait de Versailles.

Ils ne s’étaient pas vus depuis huit jours.

Le lendemain matin Daniel se réveilla avec Martine dans ses bras. Il avait une faim de loup et une soif extraordinaire. Martine disait quelque chose. Qu’est-ce qu’elle racontait ? Elle s’était décidée pour un matelas… Quel matelas ? A ressorts ? Et alors ? Écoute, Martine, je ne comprends rien à ton histoire… Hop ! on va manger !

Un mois de septembre, on dirait un mois d’août… Au café boulevard Saint-Michel on était les uns sur les autres. Des jeunes, barbes en collier, des blue-jeans collant aux mollets… Martine était la plus belle de toutes les filles, un oiseau lisse et brillant, parmi les autres avec leurs pantalons collants, leurs queues de cheval, les pieds nus en sandales… Martine était en blanc avec des rangs de perles au cou, les cheveux noirs coupés très court, parfaitement coiffée, le visage lisse, chaque poil des sourcils bien horizontaux brillait, les cils noirs, courts et drus, encadraient nettement les yeux. Une déesse !

— Alors, un matelas à ressorts ? A quoi bon ? demanda Daniel après avoir mangé.

Martine se fâchait presque : cette façon qu’il avait de prendre à la légère quelque chose qui la préoccupait tant ! Elle le regarda. Avec ses cheveux en brosse, ses larges épaules et ce regard d’une innocence végétale c’était un homme, c’était un enfant, c’était Daniel qu’elle avait attendu toute sa vie et qu’elle avait.

Martine se mit à lui raconter l’histoire de Cécile. Soudain il s’assombrit.

— Qu’est-ce que tu as, Daniel ?

— Rien…

— Tu n’es pas content d’être avec moi ?…

— Hein ?… Si, si…

Sa bouche crispée devint très grande. Les joues se creusèrent. Il fumait sa pipe par petites bouffées rapides. Son œil vague se posa sur Martine :

— Tu sais ce qu’elle est ta Cécile ? Une huître…

Martine se ramassa[156] ; alors il se taisait pour penser à Cécile. Elle ne dit rien.

— Toutes pareilles… On sait que c’est en vie quand on met du citron dessus… C’est muet, c’est nacré, et c’est rare quand on y trouve une perle… Pourquoi ne lui donnes-tu pas ton appartement ? demanda Daniel.

Martine joignit les mains :

— Lui donner mon appartement ?…

— Elle y sera bien. C’est semi végétal. Tandis que toi… — Daniel regardait Martine de ses yeux vagues — tu es du monde animal, sauvage… Malheureusement, un animal dans les matières plastiques ! Si je te suivais, ce n’est pas dans la jungle que je me retrouverais, mais dans les grands magasins, rayon ménage et hygiène.

— Tant pis… — Martine sortit sa boîte à poudre. — Je ne crois pas que ça soit flatteur. Un animal dans les matières plastiques… Demande l’addition et on s’en va.

Daniel devait être à Versailles le lendemain à la première heure. Ils auraient pu retourner à l’hôtel, cela leur arrivait. Daniel alors se levait à six heures… Mais il ne le lui proposa pas. Il demanda l’addition et reconduisit Martine chez elle. « A bientôt ! » dit-il, et la quatre-chevaux disparut à toute vitesse.

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