XIV. SUSPENSE[136] A DOMICILE

Cette lune de miel ensoleillée était encastrée dans la vie quotidienne de la ferme, monotone comme la ronde du soleil. Tout le monde travaillait ; eux pas… Ils vivaient à part, mangeaient seuls, ce qui arrangeait tout le monde, on se sentait plus libre sans la jeune dame à Daniel. La mère-aux-chiens leur préparait de petits plats. Aussitôt après le repas du soir les ouvriers partaient, ils ne couchaient pas à la ferme, et avec leur départ, la maison d’un seul coup tombait au fond de la nuit immobile et calme.

Daniel et Martine dormaient, marchaient, mangeaient, prenaient la quatre-chevaux… Jamais personne ne s’imposait, ne les accompagnait, ne posait de questions…

On montait la garde autour du nouvel hybride, on le surveillait de loin, on allait faire un tour par là… Et il y avait de nouvelles combinaisons à faire. Daniel et Pierrot avaient inventé un système de fausses étiquettes… Parfois Martine devait retenir Bernard, par exemple le dimanche, après le repas pris ensemble, au café[137]. Elle se mettait à parler du village où ils étaient nés l’un et l’autre et où Martine ne retournait jamais bien qu’ici elle ne fût qu’à une vingtaine de kilomètres de sa mère, de ses frères et sœur. Non, elle n’avait aucun complexe à ce sujet, mais pourquoi réveiller de vieilles histoires, comment savoir ce que la Marie, sa mère, allait inventer en la voyant… Elle avait donné par le notaire son autorisation pour le mariage, c’était tout ce qu’on lui demandait. Martine parlait de la nuit où elle s’était perdue dans le bois. Bernard la dévorait des yeux, en oubliant son café. Martine, les yeux mi-clos, se disait avec haine qu’il s’était bien, très bien remis de la peur qu’il avait eue lors du départ des Allemands, personne ne s’était occupé de lui, quelques huées, c’était tout, ah, les Français ne sont pas vindicatifs… Lorsque Daniel était revenu de prison, et qu’il avait trouvé à la ferme le cousin Bernard, son père lui avait dit : « Personnellement, je m’en fous…[138] Il travaille, les roses ne se plaignent pas. Laisse-le tranquille. Daniel l’avait laissé tranquille. Après ce qu’il venait de vivre, il avait assez à faire pour rattraper le temps perdu, à respirer, à bouger, à étudier… Il s’en fichait[139] de Bernard, il ne le remarquait pas. C’était Bernard qui avait l’air de sortir de prison, non Daniel. « Et cet air, il l’a gardé ! » pensait Martine, faisant les yeux doux[140] à Bernard.

— Avec celte affaire-là — disait Martine à Daniel qui revenait en nage[141] d’avoir fait on ne sait trop quoi d’illégal sur des rosiers, et Bernard parti aussitôt Daniel revenu — tu n’as pas besoin de cinéma, tu as ton suspense à domicile…

Peut-être, après tout, Martine se serait-elle ennuyée sans ce suspense, parmi le travail des autres, peut-être Martine et Daniel auraient-ils vite épuisé les sujets de conversations, si grande était la divergence de leurs pensées… Mais la vie quotidienne se paraît pour Martine de la lutte pour un rêve : puisqu’elle avait épousé Daniel, elle s’était mise à croire à la réalisation de ses rêves. La rose parfumée que Daniel allait créer pimentait[142] la chaude monotonie des jours. Martine rêvait… Cette rose aurait le Grand Prix[143]. La rose porterait son nom à elle : Martine Donelle. Il y aurait des millions de rosiers Martine Donelle dans le monde entier, et le créateur de la rose Martine Donelle serait couvert de gloire et d’argent.

Un membre de la famille Donelle qui ne s’intéressait pas aux roses, cela ne s’était encore jamais vu, avait dit M. Donelle, lorsque Martine était arrivée à la ferme. Pourtant, en arrivant, elle ne s’y intéressait nullement. La voilà prise au jeu. Par le mauvais côté peut-être, le côté intrigues et luttes. Elle voulait que Daniel gagnât, elle était son supporter ardent et elle ne protestait pas quand il disparaissait dès l’aurore, pour aider les autres dans les plantations, elle se disait qu’en même temps il surveillerait Bernard. Martine se levait paresseusement, allait prendre sa douche, dans la cour, derrière un vieux paravent que Daniel avait descendu pour elle du grenier… remontait, s’habillait, se maquillait aussi soigneusement qu’à Paris.

Elle passait la journée à rêver, renversée dans une chaise-longue que Daniel avait installée pour elle près du mur de la ferme, avec la vue sur les plantations de rosiers et des champs à l’infini. Tous les jours elle y prenait son bain de soleil… Avec à la main le petit poste sans fil, cadeau de mariage de Mme Denise.

Elle rêvait comment elle transformerait, aménagerait la ferme le jour où elle reviendrait ici, maîtresse des lieux.

Mais plus souvent, elle rêvait à Paris, à cet appartement qui serait le leur une fois la maison en construction terminée. Elle avait vu une chambre à coucher[144]… Elle la voulait. Elle savait déjà dans tous les détails comment seraient les papiers peints, les rideaux. Elle voyait les fleurs dans les vases, les lampes…

Un soir Martine entreprit Daniel[145] au sujet de la chambre à coucher : elle voulait en acheter une pour leur nouvel appartement. Daniel écoutait mal sur le point de s’endormir, mais à force de poser des questions, de se tourner et de se retourner Martine finit par le réveiller. Quelle chambre à coucher ? Pourquoi fallait-il acheter une chambre à coucher ? Puisqu’ils n’avaient pas d’argent ! C’est très joli à dire, à crédit ! Les facilités du paiement… parlons-en, des facilités… Ce sont plutôt des difficultés de paiement. Mais où veux-tu qu’on prenne l’argent ! On va devenir les esclaves de tout le monde ! Il me faut terminer mes études, j’en ai encore pour un an…

— Bon, dit Martine, n’en parlons plus. On couchera par terre.

— Tu ne coucheras par terre, on apportera un lit d’ici, et tout ce qu’il faut…

— J’aime mieux coucher par terre que dans les lits d’ici. Des cercueils.

— Ah, mon Dieu… Qu’est-ce que c’est que cette calamité ![146]

Daniel retomba dans les oreillers.

— Daniel, j’ai eu tort de t’en parler… J’ai choisi une chambre à coucher qui me plaît follement, et je l’aurai… Tu verras. Peut-être seras-tu encore fier de moi. J’ai eu tort de t’embêter avec ça. C’est fini. Embrasse-moi.

Il ne fut plus question de la chambre à coucher. On n’en avait guère le temps d’ailleurs, les jours ensoleillés filaient de plus en plus vite. Il fallait que Daniel menât à bien les travaux d’hybridation commencés, et il restait avec les autres dans les plantations, travaillait comme eux : d’une part il voulait par le travail au moins rendre à son père le prix des rosiers qu’il lui volait pour ses expériences, d’autre part il lui était bien plus facile de procéder, sans se faire remarquer à ses propres travaux[147].

Un jour Daniel dit à Martine :

— Si la vie d’un rosiériste n’était pas si courte, si dramatiquement courte… Pour savoir si la rose « Martine Donelle » vaut quelque chose, il nous faut attendre encore trois ans. Ah, si j’avais tous les rosiers de mon père, les terres, les serres que les Donelle ont un peu partout… Je te mettrais, toi et nos enfants, sur la paille[148], mais quelle vie, ma chérie, quelle vie !

Cette passion de Daniel commençait à faire peur à Martine. Elle songeait que dans ces conditions il ne serait pas facile de ne pas vivre à la ferme. Pourtant elle était résolue à ne pas revenir ici : après tout la passion des roses ne l’avait pas gagnée. Le premier cas dans la famille Donelle.

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