VII. L’ÉCHANTILLON DU RÊVE

Parfumés, aérés, silencieux, capitonnés, polis, aimables, souriants, fleuris, étaient les salons de l’Institut de Beauté. Les femmes sorties des mains des masseuses, manucures, coiffeurs étaient comme repeintes à neuf. Martine, manucure, était au cœur même de son idéal de beauté, elle vivait à l’intérieur des pages satinées d’un magazine de luxe. L’Institut de Beauté était la pierre précieuse tombée au centre de Paris et qui faisait des ronds de plus en plus larges, de plus en plus faibles, pour s’effacer dans les faubourgs où son étincellement n’avait pas cours[57].

Martine avait appris très vite à se retrouver à Paris, elle était devenue une Parisienne, y cherchant, y trouvant ce qu’elle cherchait : le neuf, le brillant, le poli, le tout à fait propre. Martine disait qu’elle aimait l’impeccable. Impeccable, surtout, était le mot qu’elle employait souvent.

Martine elle-même était impeccable. L’Institut de Beauté habillait ses employées de bleu ciel, des blouses que l’on changeait tous les jours, et tout le personnel féminin portait des chaussures blanches sur de hautes semelles de liège. Les cheveux de Martine se prêtaient à toutes les coiffures, et c’était elle-même qui soignait ses ongles. L’Institut avait des liens avec une maison de couture, Martine apprit à acheter en solde[58], elle avait la « taille mannequin » et sa jeunesse, sa beauté facilitaient les choses, chacun était content de la rendre plus belle encore : tout lui allait, à cette Martine ! A la voir passer dans la rue, c’était la Parisienne elle-même. Dans ce Paris, il ne marquait à Martine qu’une seule chose : la présence de Daniel. Ici, à Paris, il n’y avait plus rien, aucun espoir, comme la mort. Elle ne pouvait même plus retourner au village, les choses s’étant très mal passées avec sa mère quand Martine était venue lui dire qu’elle voulait partir avec M’man Donzert à Paris, pour toujours. La Marie s’en était allée crier des malédictions sous les fenêtres de M’man Donzert, et Martine étant mineure, il lui aurait fallu se résigner à rester au village… La nuit qui avait suivi la terrible scène devant le salon de coiffure, Martine était rentrée à la cabane : sa mère dormait… elle l’avait secouée : « Je te préviens, dit-elle, je viendrai me pendre ici — et elle montrait le gros crochet de la lampe à pétrole — et je laisserai une lettre que c’est toi qui m’as acculée à cette extrémité[59]… Parce que jamais, tu m’entends, jamais, je ne reviendrai vivre dans cette cabane… » Marie s’est mise à pleurer d’une petite voix fine ; Martine attendait. « Va, dit enfin Marie, va fille dénaturée, mais ne t’avise pas de te montrer dans les parages… » Elle ne pouvait pas revenir au pays dans ces conditions.

Non, il fallait inventer quelque chose, agir… Il n’y avait pas pour Martine d’autre homme dans ce vaste monde que Daniel Donelle. Elle était à Paris, mais Paris sans Daniel… Elle avait des moments de désespoir.

Comme ce soir où elle marchait sous les arcades sombres, froides et désertes, entre la rue Saint-Florentin et la rue Royale[60]. Il pleuvait très fort. Martine se sentait sombre, froide, déserte comme ces arcades avec leurs barreaux de fer. Elle revenait du travail. Elle était fatiguée ; elle avait froid, ses bas étaient éclaboussés et mouillés… Martine attendait que la pluie se calmât un peu pour se jeter dans la bouche du métro, mais combien de temps pouvait-elle attendre, la pluie semblait avoir redoublé. Les autobus passaient tellement pleins qu’ils semblaient avoir du mal à avancer. D’habitude Martine prenait l’autobus, mais ce soir-là ce n’était guère possible, elle aimait mieux descendre dans le métro. Allons-y… Martine allait suivre les arcades pour sortir dans la pluie, quand un regard venant par-dessus les barres de fer l’arrêta comme un éboulement : droit en face d’elle, tête nue, visage ruisselant, Daniel Donelle, un journal à la main, la regardait.

— Martine… dit-il d’une voix venant de loin, venez prendre un grog, on sera plus heureux.

Martine marchait sous les arcades noires et Daniel, parallèlement sur le trottoir. Ils se trouvèrent face à face, au coin de la rue Saint-Florentin. Daniel avait pris le coude de Martine pour traverser et entrer dans le premier tabac-bar[61]. Ils trouvèrent une petite place au fond.

— Si on dînait ensemble ? Quand on rencontre une payse, à Paris…

— Il fallait Paris…

Daniel avait-il saisi tout ce que cela voulait dire : « Il fallait Paris » ?

— On dîne ensemble, répéta-t-il affirmatif.

— On m’attend.

— Qui ?

— Mme Donzert…

— Téléphonez.

Martine se leva pour aller au téléphone. Elle ouvrit la porte sur laquelle était écrit : Téléphone… Machinalement, mécaniquement, Martine fit le numéro. Son cœur battait effroyablement : « Cécile, ne m’attendez pas… J’ai rencontré Daniel… » Elle raccrocha sans écouter les cris de Cécile.

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